• Aucun résultat trouvé

La catastrophe ou le risque potentialisé

TEXTES DISCIPLINAIRES

1. L'H ISTOIRE ET LA PROBLÉMATIQUE DU RISQUE MAJEUR Sébastien Bertrand

1.3 Notions de risque et de catastrophe

1.3.3 La catastrophe ou le risque potentialisé

La catastrophe est souvent confondue avec l’ “ événement malheureux ”. Cette équation peut fonctionner avec des fléaux qui apportent un éclairage soudain aux vulnérabilités collectives, qui agissaient comme une blessure que le corps social commençait à combattre et à cicatriser dès le choc. Pourtant, lorsque des équilibres plus profonds ont été touchés, on ne saurait limiter la notion au seul impact direct. L’ouragan qui passe sur les terres laisse, à l’instar de Mitch sur l’Amérique centrale en 1998, des terrains détrempés, et l’inventaire des pertes doit comprendre – outre les ponts et maisons emportées lors des crues des jours qui ont suivi – une végétation chamboulée et des terrains sur les pentes des volcans toujours prêts à glisser. Le tremblement de terre cause sans doute des destructions instantanées, mais il fragilise également certaines constructions qui s’effondreront plus tard, causant de nouvelles victimes si la détérioration n’a pas été constatée ou si son constat n'a pas été suivi d’effet. Avec la catastrophe technologique, des produits disséminés peuvent contaminer ou intoxiquer des personnes des années, des décennies voire des siècles après l’événement originel ayant causé la dispersion.

La compréhension de la catastrophe majeure s'inscrit ainsi dans les trois temps de Braudel, l'étude du seul temps court ne suffit pas65. En effet, les structures

63 Rubise, Gautier, 1996, p. 44.

64 Briffaud, 1993, p. 33-3.

65 Comme l'a montré Jean Rossiaud, 1998; publication évoquée dans sa présente contribution, Cf. supra.

sont touchées, il y a un “ avant ” et un “ après ” ; non seulement l’événement mais aussi parfois ses conséquences, avec des liens de causalité plus ou moins établis, se retrouvent gravés dans la conscience collective.

A. HISTOIRE DES CATASTROPHES

A l’échelle de notre civilisation, des tentatives partielles d’histoire des catastrophes ont été produites. Delumeau identifie une rupture au XIXème siècle, où se produit “ un effacement du risque naturel ” au profit d’abord des conflits.

Même des périodes qui nous paraissent en termes d’histoire des techniques d’embellie et d’optimisme furent plus sombres qu’on ne l’imagine : les hommes du XVIème siècle se seraient cru arrivés à la fin de l’histoire66.

Si certains fléaux du passé, comme la peste, n’eurent pas la forme d’une catastrophe au sens d’un événement soudain à l’amorce, le fatalisme ne fut pas la seule réaction : on chercha souvent à inventer a posteriori l'élément manquant, i.e. l’événement déclenchant, par l’autoculpabilisation ou la recherche de boucs émissaires, comme les lépreux, les Juifs ou les prétendus sorciers. La catastrophe est donc une forme particulière de malheur, qui semble plus facile à supporter avec une causalité établie67.

Les rapports à la catastrophe se modifient peu au moment des “ difficiles débuts de la modernité occidentale ”, entre le XVème et le XVIIème siècles. Delumeau voit les deux siècles suivants comme la période où “ au fatalisme et au refuge dans l’imaginaire succédèrent progressivement des réactions plus positives et plus objectives, mais qui eurent du mal à s’imposer ”68. En 1755, 100’000 personnes périssent des suites du tremblement de terre de Lisbonne. Cette catastrophe naturelle, subite, est la plus grave répertoriée à cette époque; elle va cette fois-ci porter un coup violent à l’idée de justice divine. Les représentants des Lumières vont s’emparer de l'objet : Rousseau et Voltaire polémiqueront, celui-ci dénonçant la violence de la nature, celui-là faisant remarquer que c’est la fragilité des immeubles élevés de la cité portugaise qui est à l’origine du désastre.

66 Toujours selon Delumeau. Cela n'est pas sans rappeler l'aspect eschatologique de la théorie marxiste de l'histoire, ou les théories d'un historien néolibéral de la fin du XXème siècle comme Francis Fukuyama, qui lui espère et croit que cette fin de l’histoire est réalisée, avec la pérennité des "lois du marché".

67 Cf. la théorie de la victime émissaire de René Girard (La violence et le sacré, 1972).

68 Delumeau, 1987, p. 13.

Nous avons ici le premier exemple de catastrophe observée avec le regard de la modernité. Jacques Theys dit de Rousseau qu’il fut à cette occasion “ le premier à revendiquer une “ histoire humaine ” de la catastrophe ” car il fit “ des hommes et de la société les seuls responsables du tremblement de terre ”69. Le milieu du XVIIIème siècle est également identifié comme un tournant par le fait que les grandes épidémies de peste ont cessé. Les méfaits de l’industrialisation se feront surtout sentir entre 1880 et 1930, avec une insécurité qui touche une minorité soumise aux risques industriels. Ce n’est qu’avec un certain décalage avec les revendications des ouvriers et avec les balbutiements de la protection sociale que la sécurité au travail va s’améliorer peu à peu. Les ordres de grandeur des catastrophes minières confirment ces données.

B. DÉROULEMENT-TYPE D'UNE CATASTROPHE

Les types de catastrophes que nous avons retenus - causées notamment par un accident technologique majeur, par une éruption volcanique ou par un tremblement de terre, enfin par la non-résolution pacifique de conflit - sont tous liés à des contextes particuliers, où la catastrophe se présentait comme possible ou comme probable, en tant que risque majeur.

Dans la perspective de réduire les risques technologiques – perspective à étendre par analogie aux trois catégories de risques majeurs de catastrophe que nous étudions - Patrick Lagadec70 distingue trois phases et les actions qui y correspondent :

a.) une phase préalable, où il s’agit de construire un contexte qui ne soit pas lui-même pré-critique;

b.) une phase réflexe, quand sous le choc, il faut éviter les effondrements immédiats;

c.) enfin une phase-développement, lors de laquelle il faut relever le défi de la complexité et de la durée.

69 Theys, 1987, p. 10. L'auteur veut évidemment imputer à l'homme les conséquences du tremblement de terre (ou le risque) et non l'événement tectonique (aléa naturel).

70 Lagadec, 1987, pp. 645-647.

a. Phase préalable : Situation de risque et contexte de la catastrophe

Lorsque l’on a déjà identifié et essayé d’éliminer les sources de risque, leurs persistance doit amener à se préparer à l’éventualité de réalisation du risque. Or de très beaux contre-exemples nous sont fournis dans le cas de la préparation face au risque technologique nucléaire. Selon Lagadec, Three Mile Island était en effet un “ modèle du genre ” de la “ confusion organisationnelle ”, comme l’ont révélé ensuite les commissions d’enquête71. En effet, coupure entre personnes compétentes et population, compétition entre corps intervenants, mais aussi complexité des systèmes et absence de co-responsabilité : Perrow72 assume que Three Mile Island est l’accident normal ou systémique par excellence, face auquel la préparation devrait être effective et permanente.

Pour Theys73, la vulnérabilité74 des systèmes techniques augmente notamment lors du vieillissement et de la dérive des structures, en conditions de fonctionnement anormales, en présence de “ maladies de la communication ”.

C’est en effet par un effet de feedback que le grippage de la communication amoindrit le contrôle par des personnes dûment informées, et donc par cascade le contrôle tout court. On pense tout de suite aux phénomènes de rétention d’information, concernant les industries à risques, mais il peut aussi s’agir du manque d'attention des relais ou des recepteurs, fatigués par une information récurrente ou ne correspondant simplement pas à leur centre d'intérêt : nouveau cataclysme climatique dans des régions distantes d’une mer ou d’un océan, conflits prolongés dans des contextes géopolitiques complexes à la périphérie du monde industrialisé.

A l’inverse, dans les cas où l’information circule, Lagadec insiste sur “ la puissance irrésistible des médias lorsqu’ils braquent leurs projecteurs sur la faille [qui fait qu’ils] sont désormais les facteurs structurants des dynamiques post-accidentelles ”75. Il faut selon lui comprendre le système complexe préexistant des partenaires avec deux approches à choix : topologique (exploitant, autorités publiques, experts, populations, médias) et dynamique (par exemple pour les médias: événement appris par divers canaux, information

71 Ibid., p. 630.

72 cité par Duclos, 1987, p. 46.

73 Ibid., p. 33.

74 La vulnérabilité, que nous définissons autrement, est ici employée par Theys comme mesurant « la capacité de systèmes interdépendants à fonctionner sans accroc en absorbant les perturbations extérieures, même les plus imprévisibles » (Theys, 1987, p. 21).

75 1987, p. 627.

rapportée, les journalistes cherchent à obtenir plus, consulter les dossiers, et ainsi de suite)76. Il ajoute en 1987 qu’« il serait pertinent de reprendre sous forme d’audit systématique le volet “ communication ” des plans et dispositifs de secours développés en France »77, ce à quoi il a eu l’occasion de s’exercer depuis, suite à l’intérêt suscité par son travail auprès des autorités publiques et des gestionnaires en général.

b. Phase réflexe : Evénement ou choc

Le choc de l’événement : le premier phénomène est le “ trop brutal changement qui étourdit ”. Or selon Jacques Theys, ce sont spécifiquement les catastrophes du passé qui sont caractérisées par l’événement : unité de lieu, temps, action.

Aujourd’hui la catastrophe serait un “ non événement ” aux conséquences impensables et aux effets à long terme.

Nous maintenons pour notre part l’idée d’un événement perturbateur, même s’il est souvent difficile à distinguer, comme dans les crises récentes touchant le secteur agro-alimentaire (prions, dioxine dans les farines alimentaires animales, etc.). Cela nous a conduit a centrer notre recherche sur certains risques majeurs, que nous pouvons qualifier de catastrophiques, par opposition à ceux qui ne sont pas liés à un événement déclenchant78.

Toutefois, si l’événement physique se distingue moins, par rétention ou simplement absence d’information, ce peut être le choc de la première information qui prend d’autant plus d’importance que s’y ajoute le soupçon et la charge d’une responsabilité aggravée. Dans un sous-titre, Lagadec nous prévient : “ Sous l’emprise de l’événement : des communications en miettes ”.

Et de proposer des “ Eléments pour un contre-manuel de communications d’urgence ”79. Theys avertit également les décideurs: “ La fuite devant l’événement, tout en freinant le processus fondamental d’acculturation et de mobilisation du public et des institutions face aux situations de crise, laisse le champ libre aux médias et parfois même à la rumeur - dont on connaît les effets incontrôlables ”80. Il poursuit en assénant qu’il est “ peu probable que l’événement, vite classé, oublié, mal compris (...) déclenche à lui seul le

76 Ibid., pp. 638-640.

77 Ibid., p. 644.

78 Se référer à notre synthèse interdisciplinaire pour les définitions et la justification du choix opéré entre risques majeurs catastrophiques et systémiques.

79 Ibid., p. 629.

80 Theys, 1987, p. 24.

processus pédagogique d’apprentissage de la catastrophe qui rendrait nos sociétés moins vulnérables: il renforce plus les stéréotypes que la mémoire ”81.

c. Phase-développement : La crise

Pour Edgar Morin la crise se reconnaît “ non seulement à la progression des incertitudes et de l’aléa, mais aussi à la rupture des régulations, c’est-à-dire au déferlement des antagonismes et des processus incontrôlés s’auto-accélérant et s’auto-amplifiant d’eux-mêmes ”82. Morin parlait dans l'article “ Pour une crisologie ” (in Communications, 1976) de grippage, rétroactions positives (i.e.

qui aggravent les fluctuations au lieu de les corriger) et de fuite dans l’imaginaire (mythes, bouc émissaire, ...).

Si les phénomènes liés au premier choc “ envahissent la scène et structurent le jeu, il y a situation de crise ”. “ La crise ne se présente pas d’abord comme une série ordonnée de difficultés séparables ”. Après le choc, “ on passe de la logique de l’accident à la logique de la crise ” qui est plus déstabilisatrice par la

“ démesure et l’hypercomplexité ”83.

Avec le regard de l’anthropologue, Duclos croit pouvoir discerner une

“ idéologie collective du désastre, constituant une collectivité héroïque de

“ souffrants ” et une solidarité un peu exaltée, hyperactive ”84. Après l’accident peut se faire jour la tentation du bouc émissaire, choisi parmi les victimes, souvent les plus démunies (travailleurs temporaires, pauvres, etc.). Cependant, pour Denis Duclos, "en dehors d’un “ syndrome de choc ” frappant les plus atteintes parmi les victimes survivantes, il n’existe pas de “ psycho-pathologie ” particulière aux désastres, et […] il n’y a pas non plus de manifestation d’hystérie ou de “ retrait ” que dans les populations en situation ordinaire ” mais le danger et la “ culture du risque ” proposée produisent des effets psychologiques et sociaux, conduisant parfois à l’ "artificialité du “ tonus de groupe ” ", à des décompensations85".

81 Ibid., p. 25.

82 Cité par Lagadec, 1987, p. 577.

83 Lagadec, 1987, p. 567, 568. Lagadec caractérise la dynamique de crise sous trois abords : la crise serait à la fois déferlement (incapacitant - rupture tactique : p. 576), dérèglement (produit l’impuissance - rupture stratégique : p. 577) et brèche (nécessite de reconsidérer le système - rupture “ politique ” : p. 580).

84 Duclos, 1987, p. 44.

85 Ibid., p. 48.