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Responsabilité et principe de précaution

TEXTES DISCIPLINAIRES

1. L'H ISTOIRE ET LA PROBLÉMATIQUE DU RISQUE MAJEUR Sébastien Bertrand

1.4 Notions de “ management ”

1.4.3 Responsabilité et principe de précaution

Aux croisements des divers secteurs ou institutions sociales que nous avons évoqués se trouve donc l’intervention de l’Etat, l’autorité publique se fondant de tous temps sur le principe d’une sécurité collective assumée institutionnellement de manière plus ou moins centralisée.

La prétention à un “ management ” des risques suppose donc a priori que les étapes de la perception et de l’évaluation soient réalisées pour un risque donné, avant toute action de prévention. La notion de prévention justement est au centre, “ portée à la fois par la découverte pasteurienne de la contagion et ses conséquences en matière d’hygiène publique et la formation d’associations d’ingénieurs attachés à réduire la probabilité d’accidents de machines, [elle]

106 Rist, 1996, p. 313.

107 Ibid., p. 319.

108 Beck, 1997, pp. 84 – 85.

suppose et accompagne la promotion de la notion de risque et, ce qui revient au même, de risque mesurable ”109.

La prévention passe en première instance par la responsabilité au sens de

“ dispositif d’imputation et d’indemnisation des dommages ”, que François Ewald ne fait remonter qu’aux XVIIIème et XIXèmesiècles110. Il place ce concept dans une histoire de la prudence en trois étapes: au XIXèmesiècle, un dispositif de responsabilité à base de faute, au XXème un dispositif de solidarité (Etat providence, prévention) à base de risque, puis, autour de la reconnaissance du principe de précaution à la fin de ce siècle, un dispositif de sûreté111.

Il faut donc remonter à la fin du XIXèmesiècle, à la généralisation du dispositif de responsabilité et à l’apparition d’assurances sociales pour constater la promotion conjointe de la notion de risque. A cette époque, avec le risque et la solidarité, “ la responsabilité (…) change de siège : elle n’est plus la qualité d’un sujet ; elle est plutôt la conséquence d’un fait social ”112. Le mouvement ouvrier va - par des luttes collectives - arracher un par un les droits sociaux, dont la sécurité au travail ; si celle-ci n’est pas de prime abord en tête des revendications, elle deviendra cependant au fil des temps un thème central. La catastrophe de la mine française de Courrières, en 1906, avec 1101 morts, est un choc d’autant plus fort que le danger du grisou est en recul. L’information s’amplifie, au point qu’une souscription internationale rapporte 7 millions de francs de l'époque et que, malgré les tensions fortes à ce moment entre les deux pays, des équipes de sauveteurs sont même envoyées d’Allemagne. La grève générale des mineurs est alors décidée sur l’ensemble du pays, mettant en cause

“ la politique des compagnies houillères, promptes à sacrifier des hommes à la recherche de leur bénéfices ”113.

Constatant à la fois une vulnérabilité inattendue des systèmes humains, des atteintes à l’environnement et aux équilibres écologiques, et le retour des catastrophes, qui “ ne renvoient plus, comme auparavant, à Dieu et à sa Providence, mais à des responsabilités humaines ”114, Ewald nous voit entrer de plain-pied dans un paradigme fondé sur la sûreté et la précaution. La définition

109 Ewald, 1996, p. 393.

110 Ibid., p. 385.

111 Ibid., p. 383.

112 Ibid., p. 391.

113 Lequin, in Delumeau, Lequin, 1987, p. 485.

114 Ewald, 1996, p. 394.

de la responsabilité était appelée à s’étendre également, comme le montre la récente et progressive instauration du principe de précaution115. Le choix à effectuer par les politiques et autres gestionnaires en situation d’incertitude conduisait à privilégier soit “ l’estimation la plus plausible scientifiquement ” soit l’ “ hypothèse la plus pessimiste parce qu’en termes de santé publique elle sera conservatoire ”116. Le second terme de l'alternative ressort nettement du principe de précaution, qui entérine la prise en compte de l’incertitude dans l’évaluation du risque.

Cette idée va s’étendre rapidement. Le principe de précaution apparaît à l’échelle des institutions internationales comme 10ème grand principe retenu dans la “ Déclaration de Rio ” ou “ Charte de la Terre ” à Rio en 1992. Il stipule que l’application en incombe aux Etats, et que “ en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ”117.

Ce principe se diffuse notamment au niveau communautaire européen dans le traité de Maastricht, enfin au niveau national, par exemple en France par la loi du 2 février 1995 sur le renforcement de la protection de l’environnement118. Nous sommes aujourd’hui en plein débat sur la définition et surtout sur l’application de ce principe de précaution, qui reste pour l’instant très limitée, subordonné qu’il est à des limites difficiles à établir, comme le fait de savoir ce qui est “ socialement acceptable ” ou ce qui ne l’est pas. Des gestionnaires ont même proposé le principe de la réduction du risque jusqu’à un point “ as low as reasonably achievable ”, ou principe “ ALARA ”119. Ce concept, qui vise à limiter l’exigence de précaution, n’implique-t-il pas la résurgence d’insolubles controverses sur la définition de ce qui est “ raisonnable ” ou ne l’est pas ? Si l'utilisation du principe de précaution ouvre un immense champ de débat, ce principe “ ALARA ” ne semble contribuer en rien à l'éclaircir, car il se fonde en

115 L’économiste Jean-Paul Maréchal, reprenant le philosophe Hans Jonas, montre que l’exigence de responsabilité historique « trouve sa traduction politique dans le “ principe de précaution ” » (Maréchal, 1998, p. 12).

116 Lochard, 1987, p. 76.

117 Cité in Maréchal, 1998, p. 12.

118 Ewald, 1996, p. 395.

119 Concept et acronyme très en vogue parmi les représentants et autres défenseurs de l’industrie nucléaire, comme l’a encore montré le colloque “ risque et société ”, novembre 1998 à Paris-La Villette. Cf. Tubiana, 1999.

termes de raison, avec des logiques économiques, politiques, sociales, culturelles, idéologiques, qu’il est illusoire de prétendre mettre en équation, et qui sont parfois difficilement conciliables. Derrière cette dernière question se posent les problématiques des rapports entre la science et la société, au travers de l’expertise et de la technologie.