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Socialisation entre pairs et jeux de la « virilité »

La formation des « Grands joueurs » se prolonge au sein du groupe des pairs au travers de jeux relativement violents.

3.4.1 Service à table et usage de la violence physique

Les joueurs, qui sont internes, partagent trois repas par jour, les trois joueurs externes un seul. La table est un moment de vie propice à l’institution de règles. En fonction de son statut dans le groupe, des places et des rôles sont attribués, comme l’illustre le « jeu de l’eau ». Un joueur explique : « C’est toujours le première année qui va chercher l’eau… Y’a toujours une petite autorité des supérieurs » (Gregory, 17ans). La règle est que l’un des « anciens » frappe deux fois son verre sur la table. Le dernier joueur ayant réagi en levant son verre va chercher de l’eau. La désignation peut aussi être arbitraire. Ainsi, il arrive qu’un joueur passe son repas à servir l’eau et achève de prendre son repas après les autres. Le service étant un rôle traditionnellement attribué aux femmes, ici, « les rapports entre hommes sont structurés à l’image hiérarchisée des rapports hommes/femmes » [Welzer- Lang, 2000 : 121] : le rapport aux tâches domestiques se trouve corrélé au statut du joueur dans le groupe. Ainsi, Nathan, le « Papi », joueur de 20 ans en cinquième année au pôle espoir, se fait servir au lycée. En fin de semaine, il rentre dans son appartement où il vit en colocation avec des joueurs professionnels plus âgés, où à son tour, lui échoit le travail domestique, par exemple faire la vaisselle ou descendre les poubelles.

Le jeu des « bronchades » consiste à feindre de donner un coup de poing à un joueur pour provoquer sa réaction. Si ce dernier a le réflexe de se protéger, il reçoit un vrai coup de poing sur une partie du corps préalablement ciblée par une croix virtuellement tracée le

plus souvent au niveau de l’épaule, ce qui illustre bien comment la socialisation entre pairs participe à faire de son corps une arme et celui des autres une cible [Messner, 1990].

L’usage de la force peut être réciproque. Le jeu peut être amusant pour les deux parties, entre gentlemen. Mais la force est plutôt du côté des « anciens », plus mûrs et plus entraînés. Dès lors que le jeu se corse, les nouveaux arrivants se retrouvent en situation nettement défavorable. Un joueur raconte : « Y’avait Maurice qui était en troisième au pôle, quand j’étais au collège, j’étais dans sa classe. Il était tout seul, du coup c’était plus dur, en plus il était interne. Du coup il se prenait des bronchades, et des fois je l’ai vu revenir en pleurant » (Thierry, 17ans). Les coups ne sont pas permanents mais ils servent ponctuellement à rappeler les règles de la hiérarchie au sein du groupe et participent à leur incorporation, en apprenant à contrôler l’expression réflexe de la peur, à « encaisser » des coups, sans se plaindre, ni en parler en dehors. Ce qui se joue au sein du groupe doit rester secret comme l’illustre Nathan (20ans) : « Les premières semaines je faisais les bronchades pour bien faire comprendre au mec que : “T’as intérêt à rien dire parce que t’en prends une autre derrière”. Après je faisais les bronchades et je disais : “Allez c’est bon, c’est cadeau…” ». Nathan rejoue la violence que lui-même a subie en arrivant cinq ans auparavant au pôle. En relayant l’usage de la violence en dehors du terrain, dans la vie privée, les joueurs participent activement à l’incorporation de la virilité entendue comme aptitude au combat. L’entraîneur n’ignore pas l’existence de ces pratiques. Il les a lui- même vécues durant son adolescence au sein d’un dispositif équivalent. Aujourd’hui il ne les cautionne pas et rejette totalement le fait d’utiliser la violence physique avec ses joueurs. Cependant il montre une certaine tolérance à condition que les coûts physiques (comme la blessure) ou psychologiques ne soient pas trop lourds pour les joueurs.

3.4.2 Pluralité et hiérarchisation des masculinités

Deux caractéristiques différencient les joueurs : l’ancienneté (associée souvent à la robustesse) et le niveau de performance sportive. Avoir de la répartie peut aussi être un atout. Thierry (17ans) en est une bonne illustration. Il est doté d’un très petit gabarit (environ 1m60). Il se distingue par ses qualités de joueur et par les vannes qu’il lance aux autres joueurs et occasionnellement aux enseignants. Mais, dans l’ensemble, au sein du pôle, la forme de « masculinité hégémonique » véhiculée est celle des joueurs les plus costauds et les plus performants dans le jeu. Ces derniers sont au « centre » des interactions

du groupe en occupant prioritairement l’espace de parole et fixant les règles des « jeux ». La majorité des autres joueurs suivent le mouvement, porteurs d’une « masculinité complice » dans la mesure où ils ne contestent pas l’ordre en vigueur et cherchent à éviter d’être la cible des brimades. Ils tirent éventuellement quelques bénéfices de ce rapport de subordination comme par exemple obtenir de la nourriture ou se faire servir à table. Une petite partie des joueurs, parmi les plus jeunes, subit les réprimandes. L’année de notre enquête (2009), un jeune joueur a subi une forme de harcèlement moral à l’internat. Kevin (15ans) semble incarner une forme de « masculinité subordonnée » : plus introverti, encore relativement frêle physiquement, moins à même de se défendre, moins à même de cacher ses émotions ; l’entraîneur dit à son sujet qu’il n’arrive pas à arrêter de pleurer lorsqu’il évoque ses problèmes. Ces formes de masculinités et leurs articulations relèvent davantage des structures et des organisations que des individus [Connell & Messerschmidt, 2005]. En d’autres termes, si un joueur part, un autre prend sa place, mais le système des relations perdure. Cependant, les règles du jeu de pouvoir au sein du groupe ne sont pas inamovibles. Elles peuvent changer. L’aptitude au combat physique est encore très prégnante dans la hiérarchisation des joueurs. Les coups sont un élément de la médiation corporelle entre hommes, mais pas exclusivement. D’autres « jeux » relèvent du registre érotique et/ou sexuel.

3.4.3 Initiation aux substances corporelles et à la sexualité

Saouter [2000] note que mictions et défécations font partie du déroulement festif de la « troisième mi-temps » des équipes adultes au rugby. Notre enquête confirme la récurrence de ces « jeux » chez les joueurs adolescents, des « crasses » davantage destinées aux plus jeunes, notamment en imaginant des procédés pour leur faire boire de l’urine à leur insu. Un autre « jeu », semble-t-il non pratiqué, mais bien présent dans l’imaginaire des joueurs, consisterait à faire ingérer du sperme83. Ainsi l’incorporation de la virilité passerait en quelque sorte par les humeurs mais aussi par ce que Saouter [2000 : 124] qualifie « d’homosexualité ritualisée, dans la mesure où elle est socialisante et débouche

83 Ce qui n’est pas sans rappeler les initiations des jeunes Baruya décrites par Godelier. Cependant la

sur une hétérosexualité ». L’auteure observe par exemple que les joueurs de rugby miment des actes sexuels entre eux. Nous avons vu à plusieurs reprises un joueur penché en avant se faire toucher ou claquer les fesses.

Les « initiations à la sexualité » au sein du groupe peuvent recouvrir une violence plus importante. Elles sont largement répandues dans certains sports collectifs [Lajeunesse, 2008]. Les souvenirs de l’entraîneur sur son passé de joueur sont évocateurs. Les nouvelles recrues se voyaient attribuer différents traitements, toujours sous forme de « jeux », associant nudité, coups, crème chauffante sur les testicules, rasage des poils pubiens, ou encore introduction d’un objet dans l’anus. Nathan (20ans) décrit des pratiques similaires se déroulant dans un autre pôle : « Les jeunes arrivent, ils ont douze épreuves à faire dans l’année. Après les plus vieux votent, mettent une note. Les mecs ont une moyenne à la fin de l’année, et celui qui a la plus mauvaise moyenne doit se coller une banane pleine de colle dans les fesses (…) Et les mecs ont appris ça y’a trois mois, ils étaient chauds pour faire ça, et j’ai dit : “Les mecs on va se calmer là ! Arrêtez, on va tous se faire renvoyer d’un coup !” ». Que ces pratiques soient avérées ou non, elles sont bien présentes dans l’univers (au moins discursif) des joueurs. Certains d’entre eux sont prêts à jouer ces « initiations », à s’amuser en réinventant de nouvelles épreuves. Si ces pratiques n’ont plus cours dans le pôle étudié, c’est probablement que les joueurs craignent d’être renvoyés définitivement, crainte d’autant plus grande que les joueurs ont sans doute le sentiment que rien n’échappe à la vigilance de l’entraîneur. Celui-ci centralise les informations sur les comportements des élèves en classe et à l’internat. Il est informé directement et en premier lieu du moindre évènement par les enseignants, l’administration, les surveillants et les parents. La surveillance est continue et accrue en raison de la multiplicité des regards.

De plus, l’entraîneur a une connaissance intrinsèque, devenue presque intuitive, de ce qui se joue au sein du groupe, ayant lui-même été joueur et interne dans le même type de dispositif quinze années auparavant. Cette expérience institutionnelle commune avec ses joueurs favorise une proximité affective. Les athlètes écoutent d’autant plus l’entraîneur qu’ils se sentent proches de lui, qu’ils s’identifient à lui et ne veulent pas le décevoir. L’entraîneur se montre strict sur l’interdiction de ces « initiations ». L’année de l’enquête, il participe à une formation des cadres d’État sur la thématique de la prévention de la violence. Le bizutage fait donc l’objet d’une règlementation à l’échelle nationale. Au niveau local, l’entraîneur doit rendre des comptes au proviseur, très sensible à ces questions, l’attachement à un lycée « élitiste », accentuant probablement cette attention.

Enfin, l’entraîneur justifie aussi ce rejet par la recherche d’un gain de productivité : « Il faut que les mecs soient dans les meilleures conditions possibles pour progresser. Si t’as pas le poids d’un mec qui te fait chier toute la journée, t’es meilleur ». Dans ce cadre institutionnel, les « jeux » auxquels se livrent les garçons changent de nature. Certains disparaissent, d’autres prennent une place plus importante. Un des passe-temps favori des joueurs sont les jeux vidéo en ligne : jeux de guerre, de combat ou de sport, un autre espace de sociabilité masculine [Duret, 1999].

Les dispositifs de « socialisation enveloppante » ont souvent été pris comme objet d’étude que ce soient les prisons ou les casernes [Foucault, 1975] ou les classes préparatoires aux grandes écoles [Bourdieu, 1982]. En ne considérant pas le fait qu’il s’agit d’institutions « masculines », ces travaux comportent un « biais masculin » qui assimile logique institutionnelle masculine à une logique neutre universelle [Acker, 1990, Mathieu, 1991]. Or nous avons vu que l’« investiture symbolique » et certaines « techniques de pouvoir » se jouent de manière spécifique pour les garçons dans une institution sexuée, tenue par des hommes, et doivent être étudiées en tant que telles afin d’en comprendre les enjeux.

En considérant un « pôle espoir » comme une « maison-des-hommes », nous avons mis au jour les modalités de transmission d’une forme de « masculinité hégémonique » institutionnelle et locale [Connell & Messerschmidt, 2005]. L’entraîneur et les joueurs, sont investis symboliquement d’un « titre de noblesse ». La dignité associée à leur « rang » implique droits et devoirs. Les joueurs en tirent des privilèges : un certain prestige, des infrastructures sportives de qualité et un suivi personnalisé aux plans scolaire et sportif. L’efficacité de l’investiture symbolique repose sur une intériorisation « corps et âme » des attentes institutionnelles avec toutes les contraintes et les coûts afférents qu’elles impliquent : l’exigence de résultats, de compétitivité, de productivité, les blessures et l’ascétisme qui en résulte. La soumission à l’autorité de l’entraîneur s’effectue selon les modalités spécifiques à ce type de regroupement décrites dans l’étude des interactions ritualisées. Par exemple, la régulation des conflits se joue dans un rapport de forces, un affrontement direct avec l’usage d’un « franc-parler » non dénué d’une forme de violence verbale. L’usage de la « vanne » sert à confirmer la position de « chef » de l’entraîneur mais c’est aussi un moyen de séduire et de témoigner de l’affection de façon masquée. L’entraînement est aussi le lieu d’une mise en scène de la différenciation des statuts entre les joueurs, basée sur l’ancienneté et le niveau de performance. Cette différenciation se

poursuit au sein du groupe de pairs où différents « jeux » font apparaître les règles de la hiérarchisation entre différentes formes de masculinités instituées. La mise à l’épreuve des plus jeunes facilite leur incorporation de l’ordre établi dans le groupe. Ils apprennent à servir à table, à encaisser les coups sans exprimer ni peurs ni plaintes. Cette socialisation des pairs intense participe à la production de liens puissants et durables. Elles participent activement à l’incorporation de la virilité comme aptitude au combat. La diminution de l’usage de la violence au sein du groupe, notamment avec la disparition des « initiations à la sexualité », peut être mise en relation avec l’interdiction du bizutage à l’échelle nationale et avec le fait que l’entraîneur a une connaissance incorporée de ce qui se joue entre les joueurs. Il cherche à augmenter la productivité en diminuant les coûts afférents à l’entrée dans le groupe. Le rapport hiérarchique entre l’entraîneur et les joueurs ne doit pas faire oublier leur complicité et leur attachement mutuel. Les athlètes respectent d’autant plus les attentes de l’entraîneur (y compris contre le bizutage) qu’ils se sentent proches de lui.

Ces modes de formation de « Grands handballeurs » et plus généralement d’incorporation des marques de la virilité au sein de ces « maisons des hommes » ne s’observent pas seulement dans les lieux du sport ; des ressemblances sont frappantes avec les modalités d’apprentissage du métier de chirurgien, autre « bastion » de la domination masculine, dans lequel le sens poussé de la hiérarchie (et la proximité avec la matrice militaire), l’extrême compétitivité, des altercations rudes, les injonctions humoristiques (souvent grivoises) sont des éléments clefs de cette formation « à la dure » [Zolésio, 2010]. Si les rapports de pouvoir entre hommes et femmes évoluent dans nos sociétés, la formation des « Grands hommes », qu’ils soient sportifs ou médecins de haut niveau, ne se modifie guère.