• Aucun résultat trouvé

Le fonctionnement du champ : une lecture critique

5.2.1 Repenser l’association implicite entre sexe et disposition sexuée

Pour appréhender la relecture du fonctionnement du champ, il est impératif de traiter dans un premier temps de la différence et de la relation entre sexe et genre. Suzanne Laberge (1995) souligne que Bourdieu semble attribuer des dispositions féminines le plus souvent aux femmes et masculines aux hommes, donnant trop de pouvoir au corps perçu biologiquement. L’habitus est un système de dispositions construit par nos expériences socialisatrices, qui, à leur tour, orientent nos pratiques (goûts/dégoûts) (Bourdieu 1980). Il possède une composante cognitive (connaissances), conative (compétences), et libidinale (envies) (Wacquant, 2013). Ainsi une fille peut parfaitement incorporer des dispositions « masculines ». Christine Mennesson (2005) montre par exemple comment certaines configurations familiales permettent l’incorporation de « dispositions sexuées inversées » qui facilitent l’engagement des filles dans des sports « masculins », c’est-à-dire socialement caractérisés comme tel. Une activité (ou une modalité d’activité) largement investie par les garçons est « masculine » et en retour les garçons investissent largement les activités « masculines ». L’appartenance de sexe et la construction de dispositions sexuées se co-définissent mais disposent d’une autonomie relative illustrée par le fait qu’une fille ayant incorporé nombre de dispositions « masculines » incarnera socialement toujours une forme de féminité (à moins qu’elle change totalement de genre, voir de sexe, et devienne socialement un homme). Et inversement pour un garçon. Cette autonomie relative entre

sexe et genre permet de comprendre la variabilité de la caractérisation des dispositions en fonction des configurations historiques, culturelles, sociales, géographiques, etc. Elle permet aussi d’introduire davantage de souplesse intra-individuelle. Ainsi, à l’occasion d’expériences socialisatrices parfois très hétérogènes, un même individu peut incorporer des dispositions « féminines » et « masculines ». Certaines peuvent être très ancrées (fortes), d’autres beaucoup moins (faibles), et activées différemment en fonction des situations (Lahire, 2001). Cette distinction/relation entre l’appartenance (donnée) à un groupe de sexe et la construction (active) de dispositions étant clarifiée, il convient ensuite de prendre en compte la pluralité de ces appartenances.

5.2.2 Pluralité, simultanéité et autonomie relative des appartenances et

des rapports sociaux

Anne-Marie Devreux (2010) souligne que Bourdieu considère le sexe et l’appartenance ethnique (ou l’âge) comme une propriété secondaire de l’habitus de classe. Elle reprend les propos de Luc Boltanski rappelant en 2002 que, dans les années soixante dix, Bourdieu considérait la multi-appartenance comme une « hérésie scientifique et

politique ». Pour Danielle Kergoat (2009) en revanche, les appartenances sont plurielles (sexe, classe, race), consubstantielles et coextensives (elles se jouent simultanément et se co-définissent). Dans cette optique, on ne peut isoler les composantes sexuées, raciales et sociales des dispositions. Ainsi, le sexe définit tout autant la manière de vivre sa classe et sa race, que l’inverse. La pluralité des appartenances implique celle des rapports sociaux définis par « une relation antagoniste entre deux groupes sociaux établie autour d’un

enjeu » et « un rapport de production matérielle et idéelle, conflictuel » (p.112). Les agents ne sont pas seulement pris dans des luttes de classe mais aussi de sexe et de race. Ces

rapports sociaux régissent le jeu social et ont chacun leur logique spécifique.

L’appartenance de classe est comprise comme la classe de naissance, ou plutôt celle où se déroule la socialisation primaire. Dans ce cadre, un homme qui augmente son volume de capital au cours de sa vie aura changé de position dans l’espace social, mais pas de

classe. Il est toujours un homme de classe populaire qui a « intégré » une autre classe. Son évolution ascendante dans l’espace social est due à son positionnement dans une pluralité de luttes (ou rapports sociaux). L’appartenance de race n’a aucune valeur biologique, mais le racisme est structurant du jeu social. La race doit être traitée comme un « fait

social » et le racisme comme un objet sociologique et non uniquement politique et moral (O'Callighan & Guillaumin, 1974). Les rapports sociaux de race comprennent des sous-

rapports sociaux organisés autour des appartenances à un phénotype (opposition blanc/non-blanc), à une ethnie (une religion, une langue, etc.), à une nationalité dans un contexte postcolonial. Ces différentes sous-appartenances, comme les appartenances, sont simultanées et se co-définissent, mais de façon spécifique en fonction des configurations. Par exemple, l’articulation entre phénotype et nationalité est tout autre aux Etats-Unis qu’en France. L’intégration de la race rappelle aussi la méfiance et la réflexion nécessaire sur l’usage des catégories par les sociologues (Dorlin 2005), y compris celles qui semblent les plus « naturelles » comme le sexe. La complexité du processus biologique de

différenciation sexuée produit une grande diversité de génotype. « LA différence

(biologique) des sexes est une chimère résistante » (Wiels, 2006), mais la binarité des groupes d’appartenance fille/garçon est une production sociale. Le sexe est un prétexte visible à partir duquel les attributs du pouvoir sont inégalement distribués, comme la race. Cet accès différencié au pouvoir en fonction de ses appartenances conduit à interroger certains aspects de la dynamique du champ.

5.2.3 Acquisition et valorisation des dispositions inégalitaire en fonction

des appartenances

Pour Bourdieu et Wacquant (1992), « on peut comparer le champ à un jeu (bien que,

à la différence d’un jeu, il ne soit pas le produit d’une création délibérée et qu’il obéisse à des règles, ou mieux, des régularités qui ne sont pas explicitées ou codifiées) » (p.73). Le

jeu social (espace ou cosmos social) englobe divers jeux (champs) qui ont une logique et une nécessité propre, ainsi qu’une relative autonomie les uns par rapport aux autres. Les

agents pris dans le jeu partagent la croyance (doxa) en sa nécessité et l’envie d’y jouer. Le

champ est un espace de luttes dont les enjeux sont le produit de la compétition entre les joueurs qui disposent de capitaux, autrement dit « d’atouts c’est-à-dire des cartes

maîtresses dont la force varie selon le jeu » (p.73). Les capitaux sont les moyens de la lutte, ils positionnent les agents dans le jeu. Ils sont aussi l’objet de la lutte, les joueurs cherchant, les uns par rapport aux autres, à maintenir ou acquérir du pouvoir (du capital) dans le jeu. Si l’on pousse l’analogie de Bourdieu et Wacquant (1992), on peut considérer les dispositions comme des cartes, dont certaines deviennent gagnantes dans le jeu (les

atouts). Le capital peut aussi être matériel ou institutionnalisé, alors que la disposition est uniquement incorporée. Prendre en compte la pluralité des appartenances nécessite de préciser deux aspects de la dynamique du champ. D’une part l’accès aux cartes et aux

atouts dans le jeu social est différencié et inégal. En fonction de leurs appartenances, les agents ont préférentiellement accès à certains capitaux et à certaines dispositions véhiculées par les instances de socialisation que sont la famille, l’école, le groupe de pairs, le travail, etc. D’autre part, un même atout, comme par exemple la possession d’un diplôme (capital culturel institutionnalisé), n’a pas nécessairement la même valeur et ne suscite pas les mêmes usages en fonction des appartenances de l’agent. Par exemple, des

peu rémunérées pour les femmes sur le marché du travail, alors qu’elles sont plus « remarquables » pour un homme et ouvrent plus de possibilités d’ascension dans des professions comme infirmier, maitre d’école, etc. Les travaux qui illustrent cette dissymétrie sont nombreux, en particulier dans le monde du travail (Maruani, 2006). A partir de cette redéfinition du champ, on peut tenter d’articuler ce concept avec celui de

masculinité hégémonique, d’autant que ces deux concepts présentent une certaine compatibilité.

5.3 La masculinité hégémonique et le champ : deux concepts