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La mise en scène de la masculinité hégémonique à l’entraînement

Si le pôle est une « maison-des-hommes », la salle d’entraînement en est la pièce centrale, un espace fréquenté par très peu de femmes en présence des joueurs.

3.3.1 Exhibition des corps et valorisation de la masse musculaire

Les cours terminés, tous les joueurs se rendent au gymnase situé à quelques minutes demarche du lycée. Ils disposent souvent de peu de temps pour se changer. Les gradins en bordure de terrain font régulièrement office de vestiaire pour certains joueurs. Cette exhibition des corps est aussi ritualisée. Effectivement, après chaque période de vacances, la reprise de l’entraînement débute par une pesée. Les joueurs se déshabillent dans les gradins et se pèsent en sous-vêtement. Ils inscrivent leur poids sur une fiche de suivi. Certains annoncent leur poids à haute voix, d’autres sont ouvertement questionnés par leurs camarades. La prise de masse musculaire est l’affaire de tous. Elle est contrôlée par les encadrants. Les corps musclés fascinent aussi. Lorsque un joueur se met torse nu en

bordure de terrain, l’entraîneur s’adresse ouvertement à nous : « T’as vu ça la masse ! Et il a que 15 ans le gamin ! ». Lors d’une séance de musculation, un joueur félicite celui qu’il assure au développé couché tout en en lui pinçant les pectoraux : « Tu commences à pousser toi ! T’as pris ! » (Jérôme, 17 ans). La valorisation de la prise de masse musculaire est conforme aux indices corporels de la virilité, ce qui n’est pas le cas pour les filles, comme l’évoque Ivan en s’appuyant sur son expérience : « Elles ont peur. Quand tu parles muscu, les filles pensent Schwarzenegger. Pour certaines, il fallait les convaincre, elles avaient peur de devenir des bodybuildeuses. Elles sont entrées (dans l’activité) parce que quand elles font de la muscu, elles perdent de la masse grasse, elles sèchent. Donc c’est bénef... ». Pour les garçons, il s’agit d’intensifier la pratique comme l’explique Ivan : « Quand tu sors d’une séance de muscu il faut avoir mal ! Faut que s’habiller ça fasse mal. Parce que tu ne prends pas du poids en soulevant la barre un petit peu... Quand tu sorstu dois être aussi lessivé qu’après une séance de hand ». La douleur devient ici un indicateur de la qualité du travail effectué.

Le programme de musculation est conçu par le préparateur physique qui encadre ponctuellement la pratique et s’assure que les postures soient bien exécutées. Le travail s’effectue le plus souvent de façon autonome, en groupe de six environ.Ce travail permet aussi aux joueurs de poursuivre l’entrainement même quand ils sont blessés. La porte qui sépare la salle de musculation du terrain est toujours ouverte. L’entraîneur peut ainsi ponctuellement s’assurer que les joueurs respectent le programme de travail. Entre chaque série d’exercices ou lorsqu’ils ont terminé leur programme, les joueurs se positionnent en bordure de terrain pour s’étirer, faire du gainage ou de la mobilisation articulaire. Dès lors, ils n’échangent plus entre eux, ce qui joue sur le terrain occupe toute leur attention.

Sur le terrain, les joueurs parlent très peu et sont très appliqués à écouter et respecter les consignes. L’entraineur est le seul à s’exprimer. En fin de séance, les joueurs se regroupent autour de lui pour effectuer un bilan du travail accompli et une mise en perspective. L’équipe masculine du club voisin s’entraîne juste après. Les joueurs adultes, professionnels pour la plupart, se changent tous dans les gradins en parlant fort avant d’investir l’espace de jeu. Les joueurs du pôle vont silencieusement s’étirer au sol dans un coin de la salle en assistant aux évolutions de leurs ainés. L’ensemble des athlètes interviewés aspirent à intégrer une équipe professionnelle. Pour Thierry (17ans), « L’équipe phare (équipe masculine du club local) monte en D1 donc c’est sûr que ça fait rêver un peu ». Dans les vestiaires, il ne s’agit pas d’être trop bruyant sans quoi

l’entraîneur vient les rappeler à l’ordre. Thierry l’explique avec des mots qui rappellent ceux de l’entraîneur : « Le palais des sports c’est à moitié un temple où on vient s’entraîner pour progresser, et si on fait les cons on ne va pas progresser ».

3.3.2 Droit d’aînesse et hiérarchisation au sein du groupe

Les entraînements ont lieu deux fois par jour. Le croisement de la logique scolaire et sportive, forme de « réflexivité institutionnelle » régit la constitution des sous-groupes identifiés par année de naissance (les « 92 »), de classe (les « secondes »), ancienneté (les « anciens », les « jeunes » ou encore les « premières années »). L’appartenance au sous- groupe est mise en scène à l’entraînement sous forme d’opposition. En tout début d’année, l’entraîneur demande aux joueurs de s’aligner par taille, du plus grand au plus petit. Les rangs des « nouveaux » et des « anciens » se font face à quelques mètres d’intervalle. Le joueur doit tenir le regard de son vis-à-vis et avancer lentement jusqu’à quasiment entrer en contact avec lui. Les « anciens » doivent fixer ceux qui viennent pour devenir meilleurs qu’eux et prendre leur place ; les « nouveaux » doivent faire face à ceux qui vont les mettre à l’épreuve. Autre signe de cette hiérarchie, au début et en fin d’entraînement, ce sont les « premières » ou « deuxièmes années » qui s’occupent du matériel. Il arrive occasionnellement que l’entraîneur demande volontairement aux « anciens » de le ranger.

3.3.3 Les modalités de régulation des conflits

L’entraîneur conçoit l’autorité face au groupe comme un affrontement : « C’est à chaque conflit que tu rejoues ton autorité, aussi infime soit-il » (Ivan). Par exemple le jour du carnaval du lycée (moment original où les élèves et enseignants peuvent venir déguiser en cours) un joueur, portant des chaussettes montantes rayées, vient le saluer en début d’entraînement. L’entraîneur lui demande d’aller se changer et de « mettre une tenue correcte ». Lorsque le joueur revient quelques instants après, l’entraîneur ajoute sur le ton de l’humour : « Bah voilà… Bien essayé Tom ! ». Le contrôle de la tenue marque symboliquement la frontière entre ce qui se joue à l’extérieur et à l’intérieur de la « maison », ordre dont seul l’entraîneur est le garant.

Au début de chaque entraînement, celui-ci se place au centre du terrain et utilise son sifflet pour appeler les joueurs dispersés dans la salle. En quelques secondes, ils se

regroupent et s’alignent côte à côte, face à lui. Les joueurs se tiennent droits, en silence, balle en main. L’entraîneur s’adresse au groupe avec une voix grave et posée. Il rappelle les échéances sportives et la continuité entre séances passées et à venir. Il annonce les résultats sportifs, notamment le nom des joueurs sélectionnés en équipe de France, félicités devant tout le groupe. C’est aussi un moment de régulation de la vie du groupe et des rappels à l’ordre : sur le travail à fournir (scolaire et sportif), sur le comportement à suivre, et éventuellement sur les sanctions à infliger. L’année de l’enquête, les joueurs ont participé aux manifestations lycéennes alors même que l’entraîneur l’avait interdit. Cette fronde générale provoque un rappel à l’ordre effectué de l’entraîneur : « Pour la manif, j’ai fait : “Tous ceux qui ont manifesté, vous allez à droite, ceux qui n’ont pas manifesté, vous allez à gauche”. Un seul est resté à gauche ». Puis il s’adresse à un joueur en particulier : « Je lui ai dit : « Mais attends t’es content d’être là ? T’as pas envie de t’entraîner ? Tu rentres chez toi alors ! J’ai failli pas te garder l’an dernier et là tu commences à me casser les couilles ! ». D’ailleurs j’ai dit : « Tout ceux qui veulent partir la porte est ouverte vous partez tout de suite ! Ceux qui ne sont pas d’accord avec la manière dont ça fonctionne au pôle, vous sortez tout de suite et je ne veux plus vous voir ! Si vous sentez que vous n’êtes pas à votre place et que ça ne vous convient pas, vous sortez… » Et personne n’est sorti. J’ai fait : « Donc vous fonctionnez comme je vous dis, c’est pas une démocratie ! ». Le vocabulaire « grossier » employé par l’entraîneur est aussi spécifique aux échanges entre les hommes sportifs (y compris dans les entretiens avec l’enquêteur).

Ces modalités de régulation des conflits évoquent les procédés de mise en œuvre de la « sanction normalisatrice » des « institutions disciplinaires » [Foucault, 1975 : 209] : réunion de l’ensemble du groupe, évocation d’une question ou d’un évènement, justification des joueurs concernés, désignation des « coupables », énoncé à haute voix devant l’ensemble du groupe de la sanction s’il y a lieu. L’entraîneur estime qu’il est parfois bon d’être « violent verbalement pour provoquer des réactions » d’autant que les garçons se montrent « indisciplinés » en dehors des entraînements. Cette stratégie est très différente de celle utilisée avec les équipes de filles entraînées auparavant par Ivan. A ce sujet, reprenant ainsi des positions répandues dans le milieu des entraineurs de sports collectifs, il précise que pour lui : « Les femmes fonctionnent en réseau et les hommes en hiérarchie. Tu sais le mâle dominant c’est ça… Les filles c’est du charme. La relation que t’as avec la fille et l’adolescente, c’est une relation de séduction dans la gestion du groupe. Tu es beaucoup plus copain avec les filles, enfin si tu veux réussir, tu as intérêt ! ».

Les joueurs interviewés confirment que ces confrontations « rudes » sont « nécessaires pour recadrer » le groupe et ne pas se faire « marcher sur les pieds ». Dans certains cas, les parents semblent renforcer cette autorité illustrée ici par les propos de l’entraîneur suite au renvoi d’un joueur d’un cours : « Je lui ai dit : “Écoute, là tu pars pendant 2 semaines… je veux plus te voir !” Je lui ai dit comme ça devant ses parents : “Tu m’énerves ! Tu ne mérites pas d’être au pôle ! On peut pas te faire confiance ! Si on peut pas te faire confiance tu sers à rien !” Je ne sais pas s’il faut dire ça à un adolescent en pleine crise mais (rires)… si il faut lui dire ! ». L’entraîneur est dépositaire d’une certaine manière de vivre et d’être qui lui confère le droit (et peut-être aussi le devoir) d’user du « franc-parler ».

3.3.4 La « vanne » : outil de séduction et de subordination

Si les conflits avec les joueurs sont traités sans détours, le témoignage d’affection est masqué. Lorsqu’un joueur vient présenter sa petite amie à l’entraîneur à l’occasion de la fête du lycée, ce dernier la salue et ajoute : « Il a bon goût en tout cas, toi je ne sais pas, mais lui oui ! ». L’usage de la vanne est récurrent dans les échanges entre l’entraîneur et « ses » joueurs, il en confirme l’importance : « Parce que les mecs ils fonctionnent comme ça, tu vois ce que je veux dire, ils aiment bien se chambrer entre eux. Et c’est à celui qui chambrera le mieux. Donc je sais que quand je vais sortir un bon mot, ils vont comprendre, ils sont assez fins ». L’humour est un savoir-faire interactionnel qui s’apprend entre hommes et opère comme moyen de séduction dans le groupe [Kaplan, 2005]. User de railleries est aussi un moyen pour l’entraîneur d’asseoir son « leadership ». Plus rares sont les moments où les joueurs osent le vanner. Ainsi « l’habilité énonciatrice repose sur la création d’une équivoque interprétative entre le jeu et le sérieux. Le chef, le grand frère, le caïd peut signifier à tout moment qu’il n’est plus disposé à jouer. Il peut le faire en portant une évaluation négative sur la “vanne” ou en montrant son irritation » [Duret, 1999 : 60]. C’est précisément le cas ici, dans le cadre d’une séance d’analyse vidéo en groupe restreint, relatée par l’entraîneur : « J’ouvre mes documents, j’ai 2 ou 3 photos d’identité où j’ai que ma gueule, alors forcément le temps que je trifouille, ils sont en train de se marrer, et je fais : “Qu’est-ce qu’il y a, ça vous fait rire ?”, et Thierry (un joueur) fait : “Ah non, moi aussi j’ai des têtes de con parfois sur les photos”. Je le regarde : “ça va Thierry, tu sais à qui tu t’adresses ?” Il me fait : “Ah, nan, nan, c’est pas ce que je voulais dire”. Il était

gêné, les autres étaient morts de rire. Et en même temps j’en ai rigolé, pendant toute la séance vidéo je faisais : “Sinon on a qu’à mettre une photo de moi !”. Tu vois j’en jouais ». L’entraîneur introduit une touche d’autodérision. Cet humour lui permet à la fois d’être dans un rapport de proximité tout en préservant une distance en relation avec son statut, et de témoigner ainsi de l’affection conformément aux contraintes « viriles » de maîtrise des émotions (excepté celle de la colère).