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La production des différences et des inégalités raciales

1.2 Sports centraux, maintien et production de la masculinité

1.2.5 La production des différences et des inégalités raciales

Les travaux nord-américains tendent à montrer que l’institution sportive participe à la naturalisation des différences raciales et à l’inégale répartition des pouvoirs entre les hommes. Ces approches sont ancrées dans une société marquée par la politique ségrégationniste jusqu’à la fin des années 1960. Ce qui ne signifie pas que les mécanismes décrits ne soient pas présents dans la société française.

Pour Messner (2002), les hommes blancs issus des classes moyennes et supérieures restent la « voix légitime » du sport dans nos sociétés contemporaines39. Ils sont largement représentés comme entraîneur, propriétaire et dirigeant de clubs, ou encore journalistes, éditeurs, chefs de groupes de presse. Ils sont majoritairement mis en scène dans les publicités et représentent la cible privilégiée des annonceurs (Messner, Dubar et Hunt,

39 En boxe française, nous avons par exemple constaté lors des phases de championnat de France que

2000). Ils disposent de davantage de pouvoir économique, financier, médiatique, politique et symbolique, puisqu’ils ont davantage de légitimité pour parler du sport et distribuer les « honneurs », y compris lorsqu’ils prennent la parole dans les émissions radio pour commenter l’actualité sportive (Nylund, 2004). Le sentiment d’appartenance raciale est très présent chez ces fans, par exemple lorsqu’ils s’approprient la victoire des boxeurs blancs dans une pratique dominée par les noirs et en font un élément d’affirmation d’une masculinité collective blanche (Cooley, 2010)40. Ainsi le sport représente un espace symbolique où se jouent les luttes entre les communautés.

Aux États-Unis, l’homme noir est largement perçu comme un homme potentiellement violent et un dangereux prédateur sexuel, contrairement au stéréotype de l’homme asiatique caractérisé par la neutralité sexuelle. Le traitement médiatique des agressions sexuelles commises par des sportifs est d’ailleurs différencié racialement. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’un blanc, le cas est considéré comme un problème isolé, psychologique, particulier et remarquable, alors que lorsqu’il s’agit d’un « latino » le cas est davantage traité sous l’angle de la « déficience culturelle » et du machisme (Messner, 2002).

Le sport, de par sa composante corporelle, participe largement à la naturalisation des différences raciales en entretenant le mythe de la supériorité physique « animale » des noirs (McKay et Laberge, 2006). La racialisation des commentaires relève davantage de la construction médiatique que du comportement des joueurs (Lavelle, 2010) et elle fonctionne par la diffusion de catégorisations. Elle est aussi présente en France, dans le basketball professionnel par exemple, où les joueurs noirs sont perçus comme plus athlétiques, créatifs ou agressifs alors que les joueurs blancs sont considérés comme plus intelligents tactiquement et plus disciplinés (Charlot et Clément, 2007).

Il est important de noter que cette racialisation des catégorisations est opérante socialement. Ce qui signifie qu’elles peuvent aussi produire des différences quant aux modalités d’engagement et d’investissement des athlètes dans un sport. Messner (1989) analyse par exemple la différenciation de l’engagement dans la carrière sportive en fonction des appartenances raciales et sociales des hommes. Selon lui, les sportifs noirs

40 Le fait d'être blanc dans une pratique, ou plus encore dans un espace de pratique dominé par des

non-blancs a par exemple été abordé en boxe française. A l'inverse la question raciale s'est posée en patinage par exemple.

américains, plus souvent issus des classes populaires, croient beaucoup en la réussite par le sport, seul espace selon eux où le mérite et le travail peuvent vraiment être récompensés. Les athlètes blancs, plus souvent issus des classes moyennes, rentabilisent mieux leur carrière sportive en utilisant le réseau et le prestige acquis par le sport dans la construction de leur carrière professionnelle post-sportive. À partir de ces travaux, on comprend que la domination des hommes noirs dans certains sports et leur forte visibilité médiatique ne participent pas nécessairement à réduire les inégalités raciales, souvent corrélées à des inégalités sociales de classe.

Les catégorisations raciales ont aussi une composante ethnique41, comme en témoigne la dévaluation de la masculinité des hockeyeurs européens et francophones dans le championnat canadien. Allain (2008) s’intéresse par exemple au processus de marginalisation des joueurs étrangers dans la LCH (ligue junior du hockey canadien). Les jeunes joueurs étrangers européens sont rejetés par les joueurs canadiens anglophones, et mis à l’épreuve sur le registre de la masculinité. Ils sont considérés comme des « poules mouillées » parce qu’ils ne se livrent pas a priori à un jeu aussi rude qu’en Amérique du Nord. Pour analyser cette valorisation extrême de la rudesse, et cette propagande négative visant la virilité des joueurs des autres pays, Allain analyse un show télévisé à succès au Canada et les propos du présentateur vedette affirmant que les joueurs étrangers sont efféminés. Les joueurs francophones canadiens sont aussi visés par cette dévaluation de leur virilité. Pour l’auteur, ces propos sont réutilisés par les jeunes joueurs à l’encontre des joueurs étrangers européens qui viennent les concurrencer pour accéder à l’élite. Ici la hiérarchisation des masculinités est opérée à partir de l’appartenance nationale et de la langue, ce qui souligne que l’hégémonie dans ce sport est aussi anglophone.

Enfin, Hirose & Pih (2010) proposent une analyse des modalités de pratiques dans le combat total, Mixed Martial Art (MMA). Cette pratique est diffusée sur deux grands marchés : l’Amérique du Nord et l’Europe, ainsi qu’au Japon. Les auteurs distinguent deux formes de technique. D’une part les techniques de frappe en position debout, dans le style traditionnel du combat occidental qui se rapproche de la bagarre à poings nus. D’autre part

41 Nous traiterons de cette composante raciale-ethnique dans l'article n°2, en relation avec l'analyse de

les techniques de soumission qui consistent à amener au sol l’adversaire pour le maitriser dans un combat au corps-à-corps. Les techniques de frappe sont largement valorisées par le public occidental qui dévalorise les techniques de soumission. Ce qui n’est pas du tout le cas au Japon, où les techniques de soumission sont autant voire plus valorisées que les techniques de frappe. Les auteurs mettent ces différences en relation avec des registres de masculinité dominante dans ces deux parties du monde, en Asie (Japon et Chine) et en Occident. Mais les auteurs soulignent aussi comment les modèles de masculinité circulent et se mélangent. Les athlètes occidentaux intègrent des techniques de combat marginalisées en Occident pour construire de nouvelles formes de masculinités dominantes42. Hirose & Pih utilisent ici la notion d’hybridation proposée par Demetriou (2001) pour appréhender la circulation et la recomposition des modèles de masculinité hégémonique dans ce sport.

Nous allons maintenant traiter de cette notion d’hybridation.

42 Cette hybridation des techniques de combat sera traitée dans l'article n°5 sur la boxe, nous ne

l’aborderons pas vraiment sous l'angle racial même si cette composante n'est pas absente dans cette hybridation, mais plutôt sous l'angle social.