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L’émergence d’une sociologie de la masculinité et du concept de masculinité

1.1 Les apports de Raewyn Connell dans les études sur les hommes et

1.1.1 L’émergence d’une sociologie de la masculinité et du concept de masculinité

masculinité hégémonique

Dans un article paru en 1985, les sociologues australiens Carrigan, Connell & Lee présentent un nouveau cadre théorique à partir duquel une nouvelle génération de chercheurs s’est engagée sur les masculinités et les hommes dans les rapports sociaux de sexe. Cet article s’inscrit dans la continuité de nombreux travaux émergeant dans les années 1970, menés par des féministes,22 mais aussi des hommes engagés dans le « mouvement de libération » des hommes (hétérosexuels) et surtout des homosexuels. Ils interrogent : le rôle des hommes dans la transformation de la domination patriarcale, la question raciale et l’impossibilité d’universaliser les catégories femme/homme, les différentes expressions des masculinités en fonction des classes sociales, la violence infligée aux hommes homosexuels par d’autres hommes (Connell et Messerschmidt, 2005).

Le modèle construit par Connell et ses collaborateurs (1985) se construit en opposition à la « sex role theory » dont Parson est la figure centrale dans les années 1950. Les auteurs reprochent à ce modèle de ne pas permettre d’étudier la diversité des masculinités et les changements dans le temps, à l’échelle des sociétés et des individus. La construction des masculinités23 doit être historicisée et pensée en relation avec des conjonctures historiques et culturelles. Les auteurs refusent aussi de parler de crise de la

22 Connell (2013) fait d'ailleurs explicitement référence aux travaux de Delphy lorsqu'elle revient sur l'émergence du concept de masculinité hégémonique.

23 Il en est de même pour la féminité comme l'ont montré les travaux les anthropologues comme

masculinité, mais considèrent qu’il y a des tendances d’évolution et de transformation d’un

ordre de genre. Pour eux, la pluralité des masculinités va de pair avec l’unicité d’une forme de masculinité idéalisée culturellement : la masculinité hégémonique.

La masculinité hégémonique est normative. Elle est « la façon la plus couramment

valorisée d’être un homme, qui demande à tous les autres hommes de se positionner par rapport à elle, et qui légitime idéologiquement la subordination globale des femmes par rapport aux hommes »24 (Connell et Messerschmidt, 2005, p.832). Elle ne doit pas être considérée comme une typologie, mais un processus d’imposition d’une norme. Sa forme est fluctuante et se définit dans un système de genre. La forme hégémonique se construit dans une relation interne avec les autres formes de masculinités parmi lesquelles on distingue les masculinités : 1) Complices (de l’hégémonique) : le plus grand nombre des hommes qui n’est pas moteur dans la subordination, mais profite de la distribution de « dividendes patriarcaux » qui prennent la forme de privilèges symbolique, matériel, sexuel ; 2) Marginalisées : qui sont tolérées et qui s’expriment sous le contrôle de la masculinité hégémonique ; 3) Subordonnées : qui sont la cible privilégiée de discréditation et constituent un repoussoir identitaire pour la forme hégémonique, à l’exemple des masculinités incarnées par les hommes homosexuels.

Par ailleurs, les masculinités se définissent dans une « relation externe » avec des féminités. Ces féminités sont elles aussi plurielles et hiérarchisées. Une forme de féminité est plus valorisée (« emphazited feminity »). Connell et Messerschmidt (2005) refusent de parler d’une féminité hégémonique afin de marquer l’asymétrie des relations de pouvoir de genre25. Ils renoncent à la première formulation du concept de masculinité hégémonique dans Gender and Power (1987), formulation jugée trop simpliste, car elle tend à réduire les masculinités et les féminités en termes d’une « domination globale » des hommes sur les femmes (2005, p 847). Connell et Messerschmidt (2005) admettent donc qu’une forme de féminité puisse être plus puissante qu’une forme de masculinité dans un contexte donné. Ils précisent que les femmes peuvent elles aussi se montrer complices à l’égard de la

24 Traduction libre de “The currently most honored way of being a man, it required all other men to

position themselves in relation to it, and it ideologically legitimed the global subordination of women to men

25

L'usage de féminité hégémonique est cependant employé par différentes chercheuses féministes comme le font Courcy, Laberge, Erard et Louveau (2006), car cette expression permet de signifier la domination de cette représentation stéréotypée de la féminité sur les autres féminités (p. 32).

masculinité hégémonique, en particulier les femmes menant des carrières professionnelles, afin d’asseoir leur position de pouvoir sur d’autres hommes et femmes. Cependant, les auteurs soulignent aussi que la masculinité hégémonique est toujours objet de contestation. Ces contestations sont largement dues à l’acquisition de pouvoir par les femmes, mais aussi à la production de « masculinités protestataires » par certains groupes d’hommes marginalisés, notamment sur le plan racial ou économique.

Ainsi, à notre sens, le cadre conceptuel réactualisé par Connell et Messerschmidt (2005) va dans le sens d’une complexification de l’étude des rapports sociaux de sexe et rejoint l’idée d’un système social des sexes (Mathieu, 1991)26. On comprend que les rapports sociaux de sexe ne doivent pas uniquement traiter des mécanismes permettant la domination d’un sexe sur un autre, ou du genre masculin sur le genre féminin. Ils impliquent de penser :

-1) les rapports de collaboration au sein d’un groupe de sexe : il existe des stratégies collectives (largement inconscientes) adoptées par le groupe des hommes pour asseoir leur domination sur le groupe des femmes (Godelier, 1996) et qui passe par l’exercice de différentes formes de subordination (physique, économique, symbolique) et de marginalisation (notamment en limitant l’accès des femmes à des postes de pouvoir au profit d’autres hommes). Ce rapport de collaboration implique de penser les stratégies collectives de résistance mises en œuvre par le groupe des femmes contre la reproduction de ces inégalités, en particulier lorsque ces résistances sont organisées collectivement (Kergoat, 1992, 2009), sur le plan politique (lutte pour droit des femmes) et scientifique (lutte contre la production d’un savoir androcentré)

-2) les rapports de compétition au sein d’un groupe de sexe : au sein du groupe des hommes, les hommes luttent entre eux autour de la définition d’une forme de masculinité dominante afin d’opérer des hiérarchies au sein du groupe. Ce qui implique de penser les rapports de compétition au sein du groupe des femmes, les luttes autour des formes de

féminités valorisées.

26 Nous verrons plus loin que cette pensée systémique des relations entre les masculinités et féminités apparait largement compatible avec le travail de Bourdieu, et plus particulièrement avec la théorisation d’un

-3) les rapports de coopération entre les sexes : certains hommes et femmes coopèrent et se livrent à des luttes avec d’autres groupes d’hommes et de femmes autour de la définition des genres et de leur relation27.