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La diversité des modalités masculines du travail sportif

vendredi. Le groupe compte vingt-cinq joueurs, tous blancs, issus pour la majorité de la classe moyenne et supérieure. L’entraîneur est assisté à l’occasion par un préparateur physique ou un collègue, mais il est le responsable du travail sportif dont nous allons étudier les modalités.

4.2.1 L’endurcissement des joueurs et la préparation au combat

La préparation au défi physique est centrale dans la formation des handballeurs de haut niveau comme dans d’autres sports de contact. Elle favorise la production de joueurs massifs, comme l’illustrent les propos de l’entraîneur :

« Quand tu prends des lascars de 100 kilos dans la gueule tu t’endurcis, y’a pas de

secret ! Bien sûr tu vas arriver comme un gamin, mais au bout d’un mois t’en auras marre de prendre des claques, de te faire engueuler par tout le monde ! Alors tu vas te bouger et tu vas mettre des claques aussi, et c’est là que tu vas commencer à t’exprimer, c’est là que tes vraies qualités vont apparaître, parce que tu n’auras plus peur de prendre des claques ou d’en donner. Au handball, on parle du contact ! C’est prendre des claques,

accepter, les éviter, les encaisser, les donner… 100 kilos c’est 100 kilos… quand t’en pèses que 80 c’est embêtant ! ».

Dans la production d’un « corps arme », formation des joueurs et formation des « hommes » sont indissociables. La transformation du « gamin » en homme est parallèle à celle du joueur tout juste recruté en joueur expérimenté. Ce cheminement passe par une mise à l’épreuve. En se faisant bousculer mentalement et physiquement, les nouvelles recrues vont affirmer leurs « vraies qualités » conformes à la masculinité hégémonique telle qu’elle est classiquement étudiée : le courage (ne pas avoir peur des coups), la combativité, la résistance à la souffrance, la dureté avec les autres joueurs. L’affirmation de soi sur le terrain et dans le groupe passe par la constitution d’un corps robuste, épaissi par un travail musculation quotidien. La métaphore guerrière est très présente dans le traitement médiatique des sports centraux (Jansen et Sabo, 1994). Elle l’est aussi dans les propos de l’entraîneur. La formation du soldat fait office de modèle dans la « préparation

confrontation au groupe (Clément & Louveau, 2013) ou dans la mise en place d’exercices appelés « parcours du combattant ».

4.2.2 L’« élitisme » ou la formation technique individualisée dans une

pratique collective

Cet endurcissement n’en est qu’une composante de la formation qui est orientée au pôle Espoir sur l’acquisition de « savoir-faire offensifs individualisés » (Ivan). Les joueurs y apprennent avant tout à remporter des « duels » face à un adversaire direct. Cette individualisation de la formation dans une pratique collective tient en grande partie à l’ancrage institutionnel du dispositif. Contrairement à un club, le pôle ne prépare pas une équipe à des rencontres hebdomadaires, mais des individualités qui, dans quelques années, devront être capables de s’adapter aux contraintes du jeu à haut niveau pour faire carrière dans différents collectifs (en club et parfois en équipe nationale). L’« élitisme » sportif, la recherche de distinction au sein d’une discipline, va socialement de pair avec une individualisation de la pratique et accentuation de la composante technique (Pociello, 1981). Dans l’apprentissage du « duel », une attention particulière est portée sur la mise à distance de l’adversaire dans l’affrontement. Cette attention doit être mise en relation avec la trajectoire de l’entraîneur et son vécu sportif. Handballeur de formation, il a (entre autres) pratiqué l’aïkido suite à son passage à l’université. Toujours dans un registre viril de développement de l’aptitude au combat (Bourdieu, 1998), cette pratique se retrouve dans sa conception de l’enseignement du handball :

« J’ai perçu (en aïkido) une modélisation de l’évolution de l’apprentissage

technique (…) C’est très simple, évolutif et progressif (…)L’apprentissage de l’aïkido est fait en catégorie d’éléments très simples que tu apprends au fur et à mesure avec le mouvement, pour saisir le mouvement… C’est comme la musique en fait. C’est pour ça que je te parlais de l’aïkido et de la guitare. Tu apprends des gammes, et ces gammes c’est, outre des accords et des positions sur le manche, c’est des chemins, des enchaînements de techniques. Tu vois l’arpège, tu enchaînes avec un slide, un bend, tu fais un solo. L’aïkido c’est ça, tu fais un solo avec tes armes et ton corps, face à un adversaire qui essaye de t’attraper, tu crées une chorégraphie… Même si ce n’est pas toujours prémédité, la technique tu l’exécutes dans l’instant… Et je me dis que quelque part, il y a cette

possibilité au handball aussi, tu t’organises d’une même manière, mais tu réponds de quatre manières différentes ».

Efficacité et intelligence technique sont associées à l’esthétisation du mouvement. La propension de l’entraîneur à « mettre en mot » l’activité et à faire des analogies avec les disciplines artistiques est propre aux pratiquants munis de capital culturel, largement représentés chez les aïkidokas (Clément, 1981). L’évocation du solo et de la maîtrise instrumentale du musicien « rock », ancrée dans un univers très « masculin » va de pair avec celle de la chorégraphie qui fait à l’inverse du handball une activité de production de forme corporelle dans un registre beaucoup plus « féminin » (Louveau & Davisse, 1998). Dans cette approche, la formation du « corps arme » du joueur réside dans sa capacité à être organisé corporellement afin de pouvoir fournir une réponse adaptée à une grande diversité de situations et à tourner le rapport de force à son avantage. La priorité est de former des « joueurs intelligents » qui « jouent juste ». À l’entraînement, les joueurs sont amenés à identifier et à verbaliser les conditions d’un rapport de force favorable. Ce travail est renforcé lors de séances d’analyse vidéo. À cette occasion, ils se livrent à un travail réflexif sur leurs propres pratiques qui favorise l’acquisition d’un langage spécifique et une mise en perspective des enjeux de la formation.

4.2.3 Intégration de modalités « féminines » du travail du corps

À l’entraînement, les joueurs sont souvent sollicités à exécuter les gestes lents, à se concentrer sur des sensations corporelles fines et à conscientiser leur usage du corps. Les contenus donnés par l’entraîneur lors d’un exercice de passe en sont une illustration : « Droite, gauche… je me grandis, j’ouvre mon bras, je me tourne, je relâche mon bras et

je pousse ». Ce travail d’« écoute » fait aussi l’objet d’un traitement spécifique. Chaque séance contient cinq minutes de « travail de proprioception ». Les joueurs se répartissent dans la salle, laissent plusieurs mètres entre eux. Certains s’isolent dans un coin et ferment les yeux. Ils effectuent des mouvements au ralenti, maintiennent des positions d’équilibre statique, s’étirent. L’ambiance, calme et silencieuse, rappelle les modalités de pratique « féminine » de la Gymnastique Volontaire (Dechavanne, 1981) présentes dans des activités très féminisées (yoga, relaxation, stretching, etc.) et que les hommes munis de capitaux sont plus à même d’investir (Boltanski, 1971, Davisse & Louveau, 1998). Ce travail proprioceptif garde au Pôle un but fonctionnel. Le relâchement n’y est pas

recherché en soi et pour soi, l’objectif affiché est surtout de prémunir les blessures. Ce travail d’« écoute » peut prendre une forme plus inattendue, comme lorsque l’entraîneur fait danser la valse aux joueurs. Il demande au joueur « guidé » de fermer les yeux afin d’ajuster ses déplacements à ceux de son partenaire sans repère visuel. Cet exercice, visant à développer l’« écoute corporelle », est fortement inspiré dans sa pratique de la boxe française en assaut (modalité de combat très féminisée) qu’il a pratiquée à l’université.

Le Pôle offre un cadre de formation d’une élite disciplinaire, où les joueurs incorporent des usages du corps contrastés. Ils s’y endurcissent (corps et âme) et apprennent à user de la violence. Ils développent aussi une compréhension et une verbalisation des contenus d’apprentissage (sous une forme plus scolaire du terme) et une capacité réflexive sur leur engagement dans le jeu. Enfin, ils cultivent aussi des dispositions à l’« écoute corporelle ». Au Pôle, la recherche d’une « excellence corporelle » masculine distinctive est associée à une forme de « féminisation » illustrant l’hybridité de l’hégémonie. Ces modalités de travail sportif sont indissociables de la spécificité disciplinaire (le handball et son implantation scolaire), de l’ancrage institutionnel du Pôle au sein de la discipline (lieu de formation d’une élite) et de la trajectoire de l’entraîneur. Ces trois niveaux sont interdépendants. L’habitus de l’entraîneur est en partie le produit de son appartenance au champ du handball et de son passage par un dispositif équivalent quinze ans. Cette dynamique va être spécifiquement étudiée dans la deuxième partie, en insistant sur la fragmentation de cet « habitus entraîneur ».

4.3 Mobilité et variation intra-individuelle des registres de