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Mobilité et variation intra-individuelle des registres de masculinités

L’entraîneur est cadre d’Etat, détaché par le Ministère des Sports pour gérer le Pôle Espoir et assurer la formation des entraîneurs de club de la région. Il peut être considéré comme une incarnation de la masculinité hégémonique, attachée à l’autorité, au prestige et au pouvoir au sein du Pôle Espoir. Cette masculinité recouvre des pratiques ambivalentes analysées dans cette deuxième partie en relation avec son appartenance sexuée, sociale et ethnique, ainsi qu’avec sa mobilité sociale.

4.3.1 Modalités plurielles de l’occupation du rôle du chef

L’entraîneur est âgé d’une trentaine d’années au moment de l’enquête. Pour lui, l’autorité s’exerce dans un rapport de force avec le groupe et « n’est pas négociable par

définition ». Il affiche un sens de la hiérarchie, un respect des rôles « de camarade », « de

supérieur » et de « chef ». Cet exercice de l’autorité peut être mis en relation avec sa socialisation familiale et sportive. L’entraîneur est né en France alors que ces parents originaires du milieu rural serbe viennent de s’y installer. Sa mère fait des ménages et son père est ouvrier dans le bâtiment. Ainé de la fratrie, il dit avoir reçu une éducation « à

l’ancienne, physiquement dure ». Le modèle éducatif parental s’apparente à une « stratégie de régulation conformiste de l’autorité », souvent observée en milieu populaire, basée sur une hiérarchie des statuts dans lequel l’enfant apprend à se soumettre aux règles sans discuter, les parents pouvant avoir recours à des procédés coercitifs (Modak, DexMollet, Clémence, 2009). Jeune, l’entraîneur pratique la danse traditionnelle serbe et rapidement le handball, sport très investi par la communauté85. À l’adolescence, il intègre une section sport-étude handball (« ancêtre » des Pôles Espoirs) et passe quatre années de lycée en internat. Il y incorpore les règles de la hiérarchisation entre les hommes basées sur l’ancienneté et le niveau de performance sportive. Elles sont rappelées fréquemment par l’usage de la violence (Clément & Louveau, 2013). Cette socialisation masculine va

85 L’ex-Yougoslavie était une grande nation de handball. De nombreux joueurs et entraîneurs sont

contribuer à renforcer un rapport à l’exercice de l’autorité préalablement acquis en milieu familial.

Lorsque nous évoquons ses origines familiales, il dit : « cette culture est en moi, je ne

me rends même pas compte à quel point elle m’affecte dans mes pensées (…) C’était pour

t’expliquer un peu d’où je viens, c’est important… avec la distance incluse… je sais maintenant dans quel univers j’ai évolué, même si je sais aussi qu’il en existe d’autres ». La distance évoquée est temporelle, mais aussi sociale. Il a suivi une formation universitaire et a obtenu un concours (cadreA) dans la fonction publique. La mobilité entre des espaces de socialisation hétérogènes est propice au développement d’une certaine réflexivité sur la forme dominante de masculinité au sein de l’espace sportif (Thorpe, 2010). Si l’entraîneur incarne pleinement la figure du chef, il formule à plusieurs reprises une distance critique sur la mise en scène de son autorité. Il dit « jouer un rôle » (du chef) et « en rire intérieurement ». De plus, il se montre attentif aux difficultés affectives que peuvent rencontrer les adolescents en relation avec leur changement corporel ou encore leur situation familiale. Il évoque la fragilité des joueurs, il accepte leur « inefficacité

temporaire » dans la production de performance et en parle avec eux. La formation universitaire participe à cette prise en compte des affects dans le processus d’apprentissage moteur. L’entraîneur développe de l’empathie pour ses joueurs, ce qui va plutôt à l’encontre de la « masculinité hégémonique sportive décrite par Messner (1990, 2002).

4.3.2 Influence des conflits ethniques sur la construction de masculinités

locales

Si l’entraîneur développe un sens fort de la hiérarchie, il tient aussi un discours très critique, voire contestataire, sur le fonctionnement institutionnel. De manière générale, les hommes aiment dénoncer les incohérences et dysfonctionnements au travail (Molinier, 2000). Ce discours contestataire qui vise souvent les institutions françaises n’est pas sans relation avec les origines ethniques de l’entraîneur. Le double ancrage culturel favorise une tension entre deux ressentis, à la fois une fierté à former l’« excellence » sportive française et une certaine rancœur vis-à-vis du positionnement des puissances occidentales, dont la France, dans la guerre en ex-Yougoslavie. Les conflits à l’échelle internationale ont une

influence sur la manière de se construire comme homme à l’échelle régionale et locale86 (Connell & Messerschmidt, 2005). Ethnicité et masculinité se co-définissent. L’appartenance ethnique participe à produire une forme de masculinité, en retour le fait d’être homme participe à vivre son appartenance ethnique d’une certaine manière, notamment en investissant les jeux de l’honneur (Bourdieu, 1998), ici l’attachement à la figure du combattant slave. Cette contestation de l’autorité institutionnelle est cultivée en parallèle dans l’écoute de la musique punk. L’entraîneur dit en aimer l’esthétique : « C’est

plus une attitude, le côté “je vous emmerde” (rires)… Un espèce de bras d’honneur tendu à tout le monde… Comment tu veux ne pas être attiré par ce genre d’attitude ? » Cette musique constitue un élément de son style de vie. Elle est au centre d’une autre forme de sociabilité masculine (concerts, groupe) où le rapport à la règle et à la hiérarchie statutaire est beaucoup moins strict. Cette disposition à la contestation se comprend ici sous la co- définition entre masculinité et ethnicité. Elle comporte aussi une dimension sociale qui va s’exprimer plus clairement dans le rapport à l’institution scolaire.

4.3.3 La relation ambivalente à l’institution scolaire

L’entraîneur assure un suivi scolaire très strict des joueurs : gestion du soutien individualisé, présence en conseil de classe, entretien avec les enseignants. Néanmoins, une certaine distance critique ressort à l’occasion sous un trait d’humour, très présent dans les modalités d’interaction avec les joueurs (Clément & Louveau, 2013), comme lorsqu’il leur reproche de ne pas lire pendant les vacances et ajoute : « Si vous comptez uniquement

sur les conneries qu’on vous raconte à l’école ! » Il en rit en commentant : « J’dis ça en

rigolant tu vois, mais ils ne savent pas si je rigole ou pas ». De fait, l’entraîneur a un rapport ambivalent à l’institution scolaire. Il reproche notamment aux personnels enseignants et administratifs d’être trop permissifs, par exemple lors des manifestations lycéennes ou encore par rapport aux tenues vestimentaires. « L’uniforme me parait quelque

chose de logique dans un lieu d’apprentissage », dit-il à ce sujet. Ces divergences sur les modalités d’exercice de l’autorité révèlent que la masculinité hégémonique n’a pas la même forme en salle des professeurs qu’au gymnase. Elle ne revêt pas les mêmes attributs

86 Les effets d’une « masculinité hégémonique » globale sont encastrés dans l’émergence de

masculinités contestatrices régionales et locales. Nous pourrions évoquer par exemple l’influence du conflit israélo-palestinien sur la construction des masculinités de certains jeunes hommes musulmans français.

du pouvoir en termes de capitaux (corporel, sportif, scolaire). L’entraîneur doit être apte à circuler entre des espaces institutionnels véhiculant des régimes de genre différents. Il doit faire bonne figure au lycée (et dans les clubs) pour défendre le rôle éducatif du Pôle (et la politique de la fédération), ce qui n’est pas sans générer des tensions. De par son double ancrage scolaire et sportif, le Pôle est au croisement de ces régimes de genre et est ancré dans un ordre de genre local.

L’entraîneur conçoit le Pôle Espoir comme un « ascenseur social ». Il défend le recrutement de certains joueurs ayant des dossiers scolaires fragiles, car selon lui : « C’est

la force du pôle d’un point de vue scolaire ! Faire en sorte que ces gamins aient le bac, et surtout ceux qui a priori n’ont pas un capital social ou culturel fait pour les études ! Et parce que je vais être intransigeant, tôt au tard, ils vont se mettre à bosser s’ils veulent rester ! ». Ce fut le cas pour lui quinze ans auparavant. Avant d’entrer en section sport- étude, il hésitait à faire un CAP boulangerie/pâtisserie. Il a finalement bénéficié d’un cadre scolaire porteur en entrant dans un lycée élitiste de centre-ville, d’un encadrement strict de son entraîneur de l’époque (professeur d’EPS de formation). Il a poursuivi ses études. La valorisation ambivalente de l’entraîneur tient au fait qu’il doit en grande partie sa légitimité professionnelle actuelle à sa formation universitaire, mais que sa socialisation familiale et sportive a produit des dispositions qui l’éloignent de certains aspects de la culture scolaire dominante. La forme de masculinité hégémonique qu’il incarne se caractérise par cette ambivalence.

4.4 Variation inter-individuelle dans la négociation avec la