• Aucun résultat trouvé

Le sport est un analyseur d’autant plus efficace des questions de genre que ces pratiques engagent en premier lieu un corps pensé bien plus fréquemment comme une nature que comme un produit social et culturel [Elias & Dunning, 1994 ; Detrez, 2002]. A l’instar de toutes les pratiques sociales (relevant de l’éducation, de la culture, du travail professionnel, de la politique…), les pratiques sportives sont des lieux de construction et d’incorporation de différences mais aussi d’inégalités entre les sexes qui fondent les rapports sociaux de sexe. Au même titre que la « féminité », la « masculinité » est un apprentissage social qui doit être spécifiquement étudié en tant que tel, au sein d’institutions considérées comme sexuées, sous peine de produire un savoir sociologique androcentré dans lequel le général et le masculin se confondent, ce qui est récurrent dans l’histoire des sciences sociales [Mathieu, 1991]. Cet article étudie précisément les modalités de cet apprentissage au sein d’une structure fermée dont la mission est de former à l’excellence sportive. En France, des travaux se sont d’abord focalisés sur les conditions d’accès des femmes aux sports, nombre d’entre eux questionnant « la féminité » comme construction sociale. Ils révèlent d’abord la sexuation de « l’espace des sports » en relation avec la position des femmes et des hommes dans l’espace social [Davisse & Louveau, 1998]. D’autres travaux portent sur les trajectoires des femmes investies dans des sports « masculins » en « transgressant » leurs assignations de sexe [Bars & Lacombe, 2011 ; Mennesson, 2005]. Le statut des dispositions sexuées construites au sein des configurations familiales interagissent avec les cadres de socialisation sportive dans le sens du renforcement ou de la modification de ces dispositions sexuées [Mennesson & Clément, 2009]. Si le concept de genre a été mobilisé pour analyser les sports, les modalités de construction de la « masculinité » n’ont en revanche guère été interrogées en France. Or

mieux comprendre le processus de la domination masculine nécessite d’étudier le fonctionnement des groupes d’hommes, notamment en investissant des lieux de sociabilité exclusivement masculine, l’étude du genre ne se réduisant pas seulement au rapport hommes/femmes. Les hiérarchies sociales distinguant les hommes entre eux constituent un prolongement des mécanismes d’instauration et de légitimation de la domination masculine [Godelier, 1996].

Nombre de travaux anglophones montrent que les « sports centraux »74 valorisent une forme de virilité ou de « masculinité hégémonique », définie comme la « manière courante la plus valorisée d’être homme par rapport à laquelle tous les hommes doivent se positionner » [Connell & Messerschmidt, 2005 ; Messner, 2002]. En France, des pôles regroupant les meilleurs athlètes à l’échelle régionale (pôle espoir) ou nationale (pôle France) qui sont entraînés par des cadres payés par l’État produisent en effet une forme de « masculinité hégémonique » « à la française ». Cet article, « moment ethnographique de la recherche sur la masculinité, dans lequel le spécifique et le local sont au centre de l’attention » [Connell, 2000 : 196], propose d’en décrire la spécificité et d’en analyser les modalités de transmission, entre l’entraîneur et « ses » joueurs à l’entraînement, et au sein du groupe de pairs, en étudiant un « pôle espoir » de handball. Nous étudions le processus d’incorporation de valeurs et de normes partagées entre des joueurs et des « autrui significatifs » dont l’entraîneur représente une figure idéal-typique.

Les observations participantes dans le milieu du handball montrent que le fonctionnement de ce dispositif présente de nombreuses analogies avec celui d’une « maisons-des-hommes »75 [Godelier, 1996]. Tout d’abord la raison d’être du dispositif est de « produire » des « Grands handballeurs », de préparer les recrues à une carrière de haut niveau. Il s’agit de leur fournir le savoir (sportif, scolaire et humain) qui leur permettra de réussir socialement, tout en opérant une hiérarchie au sein du groupe. Par ailleurs, les garçons recrutés sont pré-pubères ou au début de la puberté, entre 14 et 15 ans. Ils sortent du dispositif entre 18 et 20 ans, jeunes adultes « physiquement hommes ». L’année de

74 Terme employé par Messner [2002] pour évoquer les sports les plus médiatisés et masculinisés. Le

plus souvent il s’agit des sports collectifs où le contact est important comme le hockey sur glace ou le football américain.

75 L’étude anthropologique de M. Godelier porte sur la société Baruya [1982 ; réed.1996]. Le terme de

« maison des hommes » est employé pour désigner la bâtisse isolée où les garçons sont amenés après avoir été enlevés par le groupe des hommes à l’univers maternel et où ils vont être soumis à différentes initiations pendant plusieurs années. Ce terme est repris par D. Welzer-Lang et appliqué à nos sociétés contemporaines comme autant de lieux de sociabilités masculines/masculinisantes.

l’enquête, en 2009, trois joueurs sont externes demi-pensionnaires. Les autres sont internes et éloignés en semaine de leur famille. Ils dorment, mangent, travaillent ensemble. La continuité entre ces différents moments de vie rapproche le fonctionnement du dispositif de celui d’une « institution totale »76 [Goffman, 1968 : 45].

Autre caractéristique majeure, le pôle est un espace de socialisation homosexuée : 25 garçons77 sont encadrés quotidiennement par une équipe d’hommes plus âgés. Ainsi, trois « générations » de quinze ans d’écart (ancien entraîneur, nouvel entraîneur, joueurs) sont présentes au sein du dispositif et se transmettent les « secrets » de fabrication des « Grands joueurs ». Les joueurs sont scolarisés dans des classes mixtes et donc en contact avec des personnes de sexe féminin, mais ces moments de mixité sont relativement éphémères tant les contraintes de formation libèrent peu de temps pour autre chose que le travail (sportif et scolaire), en particulier pour les relations au sein du groupe.

Enfin, la soumission à certains rites d’initiation — dont on peut distinguer trois types — participe activement à cette incorporation d’une forme de virilité [Godelier, 1996]. Il s’agit d’abord de « rites d’institution »78 [Bourdieu, 1982] qui s’appuient sur l’« investiture symbolique » de l’entraîneur et des joueurs dont le changement de statut s’opère dès l’entrée au pôle et s’accompagne d’un ensemble de droits et de devoirs. En second lieu, les rites sont traités comme des rituels d’interaction entre l’entraîneur et les joueurs. L’entraînement est le lieu d’une mise en scène de l’opposition entre les « anciens » et les « nouveaux ». L’entraîneur qui s’impose à la tête du groupe par la violence des mots et un certain type d’humour ironique incarne une forme d’autorité dans un affrontement direct avec les joueurs. Enfin, des rites initiatiques au sein du groupe des pairs prennent la forme de « jeux » qui sont chargés d’une violence beaucoup moins euphémisée que celle du jeu sportif. Ces règles révèlent une hiérarchisation entre les formes de masculinités dominantes, complices et subordonnées, basée essentiellement sur l’ancienneté (souvent associée à la robustesse) et le niveau de performance sportive.

76Institutions ayant « un degré incomparablement plus contraignant que les autres », dont l’une d’elles sont « les institutions qui répondent au dessein de créer les meilleures conditions pour la réalisation d’une tâche donnée et qui justifient leur existence par cette seule considération utilitaire : caserne, navire, internat… »

77 Tous les joueurs sont blancs et la grande majorité d’entre eux est issue de la classe moyenne. 78 Institution entendue ici au sens actif du terme, comme dans l’institution d’un héritier.

Une investigation en « immersion », pratiquée par le premier auteur, « expérimenté » dans le handball, a permis de mettre directement en relation observations et entretiens menés avec des joueurs et des entraîneurs. Cette expérience sportive de l’enquêteur fait de lui un « initié » aux yeux des membres du groupe. Familier de cet univers, il connait déjà « les secrets » de la formation des hommes, ce qui facilite, la connaissance de ces différents rites.