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L’investiture des « Grands joueurs »

3.2.1 Investiture symbolique des entraîneurs : être digne de son poste

La figure de l’entraîneur est centrale dans l’institution. L’année de l’enquête (2009), c’est la troisième année d’Ivan (30ans) à ce poste. Il a succédé à Philippe (45 ans), premier entraîneur en charge du pôle, qui a largement contribué à sa création. Tous deux partagent le même bureau à la Ligue. Ivan s’occupe à temps plein du groupe des joueurs. Il gère le recrutement, l’entraînement, le suivi scolaire, sportif, médical, familial. Philippe, plus en charge du développement de la pratique de haut-niveau dans la région, est encore présent plusieurs fois par semaine aux entraînements. Il connait bien les joueurs. « Grand homme » de la discipline, l’entraîneur dispose de beaucoup de pouvoir du début à la fin de la formation. Les propos d’Ivan illustrent le mécanisme d’« investiture symbolique »79 [Bourdieu, 1982] : « Je suis quand même censé, entre guillemets, être cadre technique de l’État80 ! Je suis quand même censé répondre au besoin de service public ! (...) J’estime qu’on me reconnaît une compétence d’excellence ! Le minimum c’est d’en être digne, c’est comme ça que je le vois… Donc je suis pareil avec les gamins, c’est-à-dire que les gamins, ils doivent être dignes d’être au pôle. » (Ivan). Ainsi « instituer, assigner une essence, une compétence, c’est imposer un droit d’être qui est un devoir être » [Bourdieu, 1982 : 126]. Mobilisé en permanence pour l’amélioration des conditions de formation, l’entraîneur vit son métier comme « un investissement de tous les instants ».

79 Notion utilisée par le sociologue dans l’étude de la formation des élites scolaires). Si l’on pousse

l’analogie, le pôle espoir serait davantage comparable à une classe préparatoire aux grandes écoles. Jouer en équipe de France, comme être polytechnicien, serait un « titre de noblesse … (qui) multiplie durablement, la valeur de leur porteur » [Bourdieu, 1982 : 124].

Les joueurs sont recrutés à l’échelle régionale, davantage sur des potentialités probables à évoluer à haut-niveau que sur des performances. Le handball étant un « sport de grand », la taille est un critère central de sélection. Si un certain nombre de joueurs ignorent l’existence du pôle avant d’être contactés, tous y voient une opportunité et sont soutenus par leur famille pour intégrer le dispositif, d’autant que celui-ci est attaché à un lycée bénéficiant d’une très bonne réputation. Pour l’entraîneur, la précocité du recrutement le rend incertain quant au résultat. Cependant, en intégrant le pôle espoir, les joueurs deviennent « une vitrine du haut-niveau »81, peut-être amenés un jour à « représenter la France ». Ce statut est d’autant plus marqué que la Ligue régionale en charge du pôle est la plus importante en effectif de licenciés, bien qu’aucune équipe masculine n’ait jamais atteint le plus haut niveau national. Si l’entraîneur est investi d’un titre et d’une compétence, il ressent la charge d’un grand projet éducatif : « Avant de former des sportifs, on forme des hommes, de l’excellence humaine » dont il s’agit de définir plus précisément les enjeux.

La forme de « masculinité hégémonique » dans le dispositif étudié doit se comprendre en relation avec sa position institutionnelle, au niveau régional et national, et avec son ancrage local [Connell & Messerschmidt, 2005]. Le pôle espoir n’est pas un club, mais répond à un double objectif de formation sportive et scolaire. On attend des joueurs qu’ils investissent pleinement ces deux carrières. Sur le plan sportif, ceux-ci bénéficient d’une dynamique locale d’investissement économique et politique à l’égard de l’équipe masculine, porte drapeau des clubs de la région. Ils profitent de la mutualisation des infrastructures et de la présence de professionnels d’encadrement. Pour illustration, le kinésithérapeute du club voisin les reçoit quatre fois par semaine à leur demande. Sur le plan scolaire, le pôle espoir est rattaché à un lycée « élitiste », affichant plus de 95 % de réussite au baccalauréat et recrutant essentiellement des enfants issus de milieux favorisés. L’entraîneur revendique « 100 % de réussite au bac », ce qui distingue très nettement les objectifs du pôle de leurs équivalents en football par exemple. Pour cela, un suivi individualisé supplémentaire est assuré. L’année de l’enquête (2009) sept joueurs sur sept obtiendront leur baccalauréat dont quatre avec mention dans les filières S ou ES.

81 Il est entendu ici que ce privilège est réservé aux hommes, considérés comme les seuls « véritables » représentants nationaux du haut-niveau sur le plan institutionnel et physique.

Ainsi, toutes les conditions convergent pour qu’en intégrant le dispositif, les joueurs réussissent et tirent profit de l’investissement symbolique et matériel consenti pour assurer leur carrière. Pour l’entraîneur, le pôle est un tremplin pour réussir en posant que l’exigence requise par la formation sera réinvestie ultérieurement dans la vie privée et professionnelle des joueurs.

La raison d’être du dispositif étudié est de former des joueurs de haut-niveau. Il est perçu par l’entraîneur comme « un laboratoire » impliquant une obligation de résultat en termes de « production » La formation des garçons est d’autant plus exigeante que seule la pratique masculine est réellement professionnalisée. L’entraîneur affirme mettre beaucoup de pression, en particulier sur les élèves de seconde et évaluer quotidiennement les joueurs afin d’effectuer « un tri ». Ainsi sur une dizaine de joueurs nouvellement recrutés chaque année, seuls les deux tiers restent au sein du pôle. Simultanément, il leur demande d’entrer avant tout en « compétition avec eux-mêmes » et de se centrer sur leur progression, conformément au processus d’individualisation des carrières à l’œuvre dans ces dispositifs [Bertrand, 2008] participant à l’intériorisation d’une forme double de compétitivité.

L’entraîneur occupe une position d’intermédiaire entre le groupe et les instituions familiales, scolaires et sportives. Cette manière de fonctionner exige un investissement important et lui confère un pouvoir fort. Attaché au respect de la hiérarchie et au rôle du « chef » à la tête du groupe, il revendique une « autorité non-négociable » et exerce un contrôle sur tous les aspects de la vie des joueurs. Par exemple, il interdit aux joueurs de participer aux manifestations lycéennes qui ont lieu cette année-là car il les juge incapables de comprendre les enjeux de cette « grève ». Il blâme l’aspect ludique et gratuit de cette mobilisation et n’apprécie pas cette « disparition incontrôlée » et la « circulation diffuse » des joueurs sous sa responsabilité. L’optimisation du rapport entre productivité et docilité n’est pas sans évoquer les « nouvelles techniques du pouvoir » décrites par Foucault [1975 : 161].

Le mécanisme d’incorporation réside dans l’« efficacité symbolique » de l’investiture. La croyance des recrues en leur destin de « Grand joueur » est nécessaire82 comme l’illustrent les propos tenus par Ivan à un joueur qui le remercie de l’avoir accepté au sein du pôle espoir : « C’est toi qui va faire le boulot, moi je vais te guider mais c’est

82 Comme lors des rites de désignation des futurs Grands Hommes décrit par M. Godelier, la « prédiction incitera davantage le jeune à se conforter à ce que l’on attend de lui… un processus d’auto- persuasion se trouve alors enclenché ou renforcé » [Godelier, op.cit. : 162].

ton projet ! Soit t’y crois, soit t’y crois pas, mais moi je ne peux pas y croire pour toi ! » Il est attendu des joueurs qu’ils endossent la responsabilité qui leur est donné d’accéder à la formation et qu’ils rendent ce qu’ils ont reçu. Un joueur échouant en fin de première année dit : « Entrer au pôle c’est pas rien quand même ! On attend des choses de toi, faut pas décevoir. Ivan, je pense qu’il attendait beaucoup de moi et j’ai pas su le remplir » (Jonathan, 16ans). L’« efficacité symbolique » de l’investiture est d’autant plus forte que les « élus » sont disposés à y croire et que ceux (ici l’entraîneur) qui sont en charge d’exécuter ces rites ont une forte légitimité dans l’institution [Bourdieu, 1982].

3.2.2 L’efficacité symbolique de l’investiture

L’encouragement permanent au travail et à un certain conformisme institutionnel conduit à une forme d’« ethos ascétique » [Wacquant, 2002], illustré par la mise à distance de toutes relations sentimentales par les joueurs comme l’explique Thierry (17ans) : « C’est bizarre depuis que je suis entré au pôle j’ai pas eu de copine, j’en avais au collège, mais c’est vrai que le handball me prend tout mon temps, et puis on n’est pas beaucoup à en avoir. Enfin y’en a un en terminale mais il était blessé, il avait plus de temps libre. C’est vrai qu’on se concentre plus sur le hand ». Les week-ends étant également consacrés aux matches, au travail scolaire et au repos, les joueurs s’imposent des règles de vie conformes aux exigences scolaires et sportives perçues comme nécessaires à la réussite de leur carrière.

L’acceptation de la douleur et la banalisation de la blessure sont un autre aspect de cette incorporation du projet comme l’illustre les propos de Nathan (20ans), un joueur souvent blessé : « Au début le médecin me dit : “Reprends pas trop vite”, alors au début ça allait. Puis après quand t’as passé 5 ou 6 semaines à regarder tes potes jouer, t’as Ivan ou Philippe qui te dit “on a besoin de toi en pivot à l’entraînement”, tu reprends, t’es obligé ! C’est toi qui veux reprendre, c’est même pas eux, c’est toi qui veux reprendre ! ». Nathan est un joueur de très grande taille (presque 2mètres10). Ce gabarit hors normes est un atout pour jouer à haut-niveau. Pour rentabiliser ce potentiel, l’entraîneur lui a fourni un suivi sportif individuel d’une heure par jour pendant deux ans. Il le soutient aussi scolairement en organisant un suivi individualisé (assuré par des enseignants du lycée) ou en défendant son dossier en conseil de classe. Nathan en retour s’engage d’autant plus dans le jeu sportif associé à une longue liste de blessures. Le kinésithérapeute dit que

généralement les joueurs cherchent à raccourcir les délais de récupération, voire à masquer la blessure. Comme lorsqu’au cours d’un entraînement, un grand joueur (Simon, 18 ans, 1m95) boitille à la retombée d’un saut. Le travail continue comme si de rien n’était. Nous signalons l’accident à l’entraîneur lorsque l’exercice s’arrête. Ce dernier va prendre des nouvelles. Simon lui répond que tout va bien. A la fin de la séance, le joueur nous dit qu’il a mal en permanence mais qu’il faut s’y habituer. Le sport est le lieu d’apprentissage du déni de la douleur. Se plaindre risquerait de passer pour une faiblesse, une non-adaptation, ce qui pourrait mener à l’exclusion du groupe et la perte des privilèges associés. Les joueurs veulent rester au sein du dispositif parce qu’ils y sont bien, qu’ils y trouvent de l’intérêt. A l’adolescence les garçons se différencient des filles en s’engageant davantage dans la pratique sportive (Davisse & Louveau, 1998). Dans le cadre du pôle, la sur- valorisation de la carrière sportive incite plus encore à négliger la fatigue corporelle et la douleur. En ce sens, le privilège de l’investiture des hommes peut s’avérer, plus que dans d’autres espaces de socialisation, être un piège et rendre couteuse la quête de cette virilité spécifique.

3.3 La mise en scène de la masculinité hégémonique à