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Du capital de genre au genre des capitaux ?

1.5 Croisement entre le champ et la masculinité hégémonique : une

1.5.4 Du capital de genre au genre des capitaux ?

Dans les travaux de Thorpe (2009) et de Mennesson (2012) le capital féminin au sein du champ sportif est essentiellement traité comme un pouvoir de séduction lié à la production d’un corps hétérosexuellement désirable. Nous pensons que l’on peut préciser l’analyse en distinguant dans le champ sportif, avec Loïc Wacquant (2013) et son travail sur les boxeurs, trois types de « capitaux sportifs » : la production d’un corps travail (faire de son corps une machine, un outil, l’affûter comme une lame), un corps esthétique (la beauté du corps de l’athlète étant révélatrice de la qualité de sa préparation), et un corps symbolique. Nous retiendrons cette catégorisation en caractérisant le capital corporel du

travail sportif comme l’acquisition d’habiletés motrices à visée performative. Le capital

corporel esthétique et son pouvoir de séduction ne sont pas obligatoirement corrélés à la performance. Le capital corporel symbolique est caractérisé par le pouvoir d’incarner le prestige. Enfin, il nous semble utile d’ajouter un capital corporel hygiénique ou de santé. Effectivement, avoir un corps en bonne santé est un pouvoir dont dispose l’agent en terme de longétivité, de qualité de performance et plus largement de qualité de vie, pouvoir potentiellement reconvertible en capital économique (par exemple en diminution des coûts de soin). Coles (2009) souligne l’importance d’avoir un corps en bonne santé, par exemple non suspect de dopage, dans l’incarnation du pouvoir. On peut également ajouter une forme de capital corporel morphologique pour désigner le pouvoir donné par les « caractéristiques morpho-structurales » de l’agent (Pociello, 1987, p. 195).

Bref, le capital corporel peut donc recouvrir diverses formes, et ne pas exclure la possibilité pour les hommes de construire des masculinités hétérosexuellement désirables afin d’en tirer des avantages dans certaines configurations (comme le fait Bel ami de Maupassant par exemple). Sans penser de manière symétrique les stratégies des femmes et des hommes socialement inégaux, on peut admettre que l’acquisition de différents types de pouvoir (économique, politique, sportif, etc.) par les femmes implique la capacité des hommes à se conformer à leurs attentes, par exemple en leur plaisant physiquement. Ce capital corporel esthétique n’est donc pas réservé aux femmes et par là même pas totalement spécifique à la féminité. Les hommes et les femmes ne construisent cependant pas des formes similaires de capital corporel esthétique et sexuel. Par exemple dans les pratiques d’entretien, les garçons cherchent généralement à s’épaissir et à muscler le haut

de leur corps (les épaules, les pectoraux, les bras), alors que les filles vont chercher à affiner leur silhouette, à s’assouplir, à muscler d’autres parties du corps (abdos-fessier). Considérer une forme de capital corporel hygiénique est un autre moyen de donner du pouvoir à la féminité, dans la mesure où les filles sont davantage socialisées à prendre soin d’elles (par exemple dans l’orientation vers des activités physiques d’entretien) comparées aux garçons qui adoptent davantage des pratiques plus destructrices (conduite à risque, consommation d’alcool, de viande rouge, pratiques sportives compétitives intensives, etc.). En ce sens, la construction de la féminité peut être un atout en terme de santé.

Par ailleurs, la construction du capital culturel institutionnalisé scolaire est également différenciateur dans la mesure où les goûts scolaires et le choix des filières sont fortement liés à l’appartenance de sexe des agents (Neveu et Guionnet, 2009). Ici encore la capacité « féminine » à se conformer aux exigences des enseignants (se montrer docile, appliquée, ne pas bouger, écouter, etc.) est scolairement un atout comme en témoigne la meilleure réussite des filles malgré la socialisation différenciée et inégalitaire dans l’institution scolaire, notamment en relation avec les interactions avec les enseignants (Mosconi, 2005, Felouzis, 1993 ; Gagnon, 1998).

Ces approches montrent qu’acquérir du prestige ne peut se réduire dans le domaine du sport à la réalisation de performances appréciables. Ces dernières, incluses dans un système de capitaux, doivent être valorisées et relayées par les pairs dotés de pouvoir. Pour revenir à Thorpe (2009), ce sont essentiellement les hommes en snowboard. En associant l’acquisition de capital symbolique au sein du champ du snowboard quasi exclusivement à la réalisation de performance sportive, Thorpe minimise à notre sens l’importance du capital social (le réseau de relations) dans le processus d’acquisition de ce capital symbolique. Considérer le capital social comme neutre de genre risque d’occulter que la constitution de réseaux possède une composante sexuée, et par la même d’ignorer l’existence de stratégies d’affiliation préférentielle entre hommes et de marginalisation de la performance des femmes dans le champ sportif (Messner, 2002).

Par ailleurs, bien que Thorpe (2009) souligne aussi, en s’appuyant sur Krais (2006), la dimension fondamentalement genrée de l’habitus, son analyse présente quelques ambiguïtés. On sait que dès la prime enfance, les agents sont socialisés de façon différente en fonction de leur sexe, en prédisposant les garçons et les filles à s’engager statistiquement dans des sports différents, à adhérer à certaines modalités de pratiques, et à

y réussir en transformant les dispositions une forme de capital corporel sportif comme le montre l’ensemble des travaux sur les carrières sportives. En ce sens, les habiletés sportives ne sont pas neutres d’un point de vue du genre, comme le remarque par ailleurs Thorpe (2009) lorsqu’elle souligne que certaines snowboardeuses acquièrent du capital symbolique en démontrant des qualités traditionnellement définies comme « masculines » comme les prouesses physiques, la prise de risques et l’engagement, alors que d’autres mises sur leur féminité comme une forme de capital61. Ainsi les qualités inhérentes à la pratique du snowboard peuvent être catégorisées traditionnellement comme masculines. Les boxeuses doivent apprendre à « boxer comme un homme » pour Mennesson (2012) et Wacquant (2013) évoque un « capital corporel masculin » pour désigner la construction d’un corps apte à exercer une violence contrôlée. S’il existe certainement un capital « féminin », nous pensons qu’il existe corrélativement un capital « masculin ».

On ne peut donc pas considérer qu’une forme de disposition ou de capital soit propre à un sexe, mais plutôt, que dans un contexte situé ou une configuration spécifique, la « distribution » des dispositions et du capital est différenciée et inégale en fonction du sexe. En ce sens, on ne peut pas parler de capital de genre, mais de genre du capital, certaines formes de capital étant socialement catégorisées comme masculin (être fort en mathématique, en boxe, etc.) et féminin (être forte en lettre, en danse classique, etc.). Le champ sportif renforce l’inégalité de la répartition dans la mesure où certaines formes de capital ont davantage de chances d’être acquises par les hommes (aptitude au combat, à la compétitivité, autorité franche, etc.) en raison de leur conformité aux attentes genrées et de leur position dominante dans l’espace. Enfin, au-delà de cette distribution inégale des capitaux, l’usage et la valeur de ce capital (par exemple l’acquisition d’un diplôme ou d’un titre sportif) ne sont pas nécessairement similaires en fonction du sexe du titulaire. Ce qui nous amène à opérer explicitement une distinction entre appartenance de sexe et

disposition sexuée et à en définir l’usage.

61

"Whereas some female boarders acquire symbolic capital by demonstrating the traditionally-defined “masculine” traits of physical prowess, risk, and commitment (e.g., Janna Meyen), others overtly employ their femininity as a form of capital"