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Bourdieu revisité par les critiques féministes : Holly Thorpe (2009, 2010)

1.5 Croisement entre le champ et la masculinité hégémonique : une

1.5.2 Bourdieu revisité par les critiques féministes : Holly Thorpe (2009, 2010)

2010)

Pour analyser la domination masculine, Bourdieu (1998) utilise des données issues de ces observations ethnographiques en Kabylie (société à la fois très exotique et très proche de nous selon lui) et dans une famille bourgeoise anglaise du début du 20e siècle. Il justifie ce choix par la nécessité de prendre de la distance par rapport à son objet. Krais (2006) relève que Bourdieu ne donne pas seulement une « image magnifiée » de la domination masculine, mais aussi une image hermétique, fermée et parfaitement ordonnée (p. 123). Pour Krais (2006), Bourdieu ne tient pas assez compte les changements des relations de pouvoir entre les sexes dans nos sociétés modernes, en particulier que les femmes agissent politiquement en sujets sociaux relativement autonomes pour leur propre

droit et leur propre intérêt (Krais, 2006). Ancrée dans les travaux critiques des universitaires féministes anglophones (Adkins, 2000 ; Lawler, 2000 ; Moi, 1991 ; Skeggs, 1997 ; Lovell, 2000), Thorpe (2009) considère que les femmes peuvent poursuivre des stratégies d’accumulation de capital. Ainsi, l’acquisition de capital symbolique (associé à un statut prestigieux) dans le champ du snowboard est rendue possible pour les femmes à partir des années 1990 par la production de performance sportive : la réalisation de prouesses, la démonstration de compétences, d’agressivité, de courage, ou encore la recherche de style (p.493).

Selon Thorpe (2009), Bourdieu (1979) relève que les femmes peuvent tirer profit de leur charme dans le marché du travail sans prêter néanmoins assez d’attention à la relation entre capital et genre. Afin de rectifier l’androcentrisme du fonctionnement du champ, McCall (1992) propose la notion de capital de genre, qui instaure la féminité comme une forme de capital culturel incorporé. Skeggs (1997) reprend cette proposition en précisant que ce capital féminin peut être utilisable de façon variable en fonction des positions de classe, de sexualité, d’âge, de race. Lowell (2000) souligne par ailleurs que cette forme de capital acquiert de plus en plus de valeur sur marché du travail58. Dans le champ du snowboard, Thorpe (2009) appréhende ce capital comme un pouvoir de conformité à une esthétique féminine socialement dominante ou un pouvoir de séduction impliquant un corps hétérosexuellement désirable (Skeggs, 1997). Si certaines femmes tirent profit de leur investissement dans la féminité, ce capital féminin ainsi défini est limité et fonctionne toujours sous contrainte (Huppatz, 2009).

Effectivement, on comprend que dans le champ du snowboard, la définition des normes de genre, comme dans d’autres disciplines sportives, demeure largement sous le contrôle des hommes. Selon Thorpe (2009) « le problème clef est que, dans la structure

symbolique du snowboard définie par les hommes, quelle que soit la forme de capital que les snowboardeuses possèdent d’un côté, elles tendent à le perdre de l’autre »59 (p.495). Si elles sont « trop féminines », elles risquent d’être sexualisées à outrance et d’être

58 Sur la rentabilité du capital corporel, voir par exemple le travail d'Hidri (2007) et de Louveau

(2007)

59

Traduction libre de : "The key issue here, however, is that in the male-defined symbolic structure of snowboarding, whatever form of capital female snowboarders possess in one respect, they tend to lose in others."

discréditées par les hommes sur le plan sportif. Mais si elles sont « trop masculines », elles risquent d’être déconsidérées aussi en étant par exemple traitées de « butch lesbian ». On comprend que les femmes sont placées dans une position délicate pour incarner l’excellence sportive et le pouvoir au sein du champ. Dans le cas du snowboard, les femmes qui réussissent le mieux reconvertissent leur capital symbolique en capital économique en alliant capital symbolique et capital féminin. Ces femmes pratiquantes dans un groupe « central » (the "core female boarders"), plus performantes et plus médiatisées, disposent du supplément de liberté autorisant la définition des usages du corps « féminins » légitimes dans ce milieu. Néanmoins, la forme prise par la féminité valorisée peut prendre des formes variées au sein du champ, en relation avec la structure du capital (en particulier la possession de capital symbolique) des sportives et leur position dans le champ du snowboard qui engendrent des expériences de genre différentes en fonction du capital féminin. Ainsi, les positions de pouvoir dans les différents groupes génèrent des formes de féminités et de masculinités valorisées diverses avec leurs conséquences sur les relations entre les sexes (p. 497). Thorpe reprend ici la conception de Bourdieu (1979) selon laquelle le genre et la classe, intimement liés, produisent autant de manières d’être féminines (ou masculines) qu’il y a de classe et de fractions de classe. Elle prend pour exemple le cas d’une femme dans un groupe de professionnels (the "core female boarders") qui s’impose parmi les hommes par ses performances sportives en ignorant les propos sexistes de ses pairs masculins à l’encontre des autres femmes. Cette expérience diffère totalement de celle d’une femme occupant une position moins centrale dans le champ (the “weekend warriors”), marginalisée (infantilisée, jugée non apte à la pratique intensive) par ses pairs masculins.

Enfin, Thorpe (2009) aborde l’exemple des « pro-hos » (équivalent des groupies dans le snowboard), peu respectées dans le champ et considérées comme des objets sexuels (p. 498). Ce qui amène Thorpe (2009) à conclure que cet « examen des interactions de genre et la distinction de groupes sociaux dans le champ du snowboard confortent l’idée de Bourdieu selon laquelle le genre est un principe secondaire de division. Les pratiques incarnées par les snowboarders suggèrent que le capital initial des individus est neutre de genre, étant fondamentalement défini par leur position relative dans la structure basée sur

leur habilité, leur engagement dans l’activité et leur style de vie »60 (p. 498). Nous relevons ici une première contradiction chez Thorpe (2009). Elle considère le genre comme principe secondaire au sein du champ tout en s’appuyant sur les travaux de McCall (1992) et Krais (2006) qui rejettent cette idée. Selon Thorpe (2009), la malléabilité des relations entre les genres, des formes de féminités valorisées et les luttes entre hommes et entre femmes autour de la définition des normes de genre, rend caduque le concept d’ordre de genre développé par Connell (p.498-499).

Nous sommes en désaccord avec Thorpe sur ce point. Tout d’abord parce qu’elle associe les différents groupes à des groupes de classe. Or la composition de ces groupes a aussi une composante ethnique, sexuée et sexuelle puisqu’ils sont largement dominés par des hommes blancs hétérosexuels de classe moyenne et supérieure. Ensuite, Thorpe montre que les femmes incarnent des féminités plurielles, mais aussi hiérarchisées car inégalement dotées de pouvoir. Par ailleurs, Connell (2000) complexifie l’analyse en soulignant que les relations de genre fonctionnent dans des configurations locales et sont certes le produit de luttes entre les sexes, mais également au sein du groupe des hommes et de celui des femmes (même si ce dernier point est moins traité).

Thorpe (2010) prolonge son analyse en étudiant les différents groupes d’hommes. Afin de discuter le concept de masculinité hégémonique, elle distingue quatre groupes de snowboarders aux formes de masculinités dominantes très différentes. Elle fonde son analyse sur la diversité de ces masculinités dominantes en fonction de l’âge des athlètes et leur style de vie, en particulier leur situation conjugale et professionnelle. En premier lieu, « The gommets » sont des adolescents qui cherchent à adopter les codes de leurs ainés, à obtenir la reconnaissance de leurs pairs par la réalisation de prouesses. « The bros », jeunes hommes constituant une fratrie, incarnent une forme d’« hypermasculinité » très médiatisée dans le champ qui valorise la prise de risque associée à la réalisation de prouesses, la consommation d’alcool excessive, l’exécution de gestes violents à l’égard des autres ou de soi-même, la nécessité de se démarquer des filles considérées comme des

60Traduction libre de "this examination of the interaction of gender and social group distinction in the

snowboarding field supports Bourdieu’s claim that gender is a secondary principle of division. The embodied practices of snowboarders suggest that an individual’s initial capital is gender-neutral, being fundamentally defined by their relative position in the structure based on their ability, commitment to the activity, and lifestyle."

objets sexuels ou ridiculisées, l’exclusion des autres hommes (plus vieux, moins compétents, homosexuels). « The real men », plus âgés, pratiquent dans des conditions extrêmes en montagne où les risques sont bien plus réels. Ils se distinguent par leur courage, leur expérience, leur compétence, leur capacité à boire de l’alcool et leur robustesse physique. Enfin « the old guys », trentenaires, ultérieurement appartenant au « noyau » des pratiquants, ont désormais plus de responsabilités sociales (mariés, avec des enfants, un emploi à long terme). Le snowboard n’est plus un lieu d’affirmation de leur virilité. L’approche de la pratique, plus individualisée, valorise moins la prise de risque, encourage davantage la pratique des filles, en particulier de leur petite amie.

Cette pluralité des masculinités ne remet pas en cause à notre sens le concept de masculinité hégémonique. En effet, Thorpe (2010) rappelle que malgré une féminisation de la pratique ou une certaine diversification ethnique, le snowboard reste largement dominé par les jeunes hommes blancs des classes moyennes et supérieures (p.180). Elle souligne que la médiatisation de ce sport et les pratiquants diffusent des valeurs et des styles qui traversent les champs locaux, régionaux et nationaux. De fait, beaucoup d’éléments de cette hypermasculinité sont observables dans la plupart des lieux de pratique (p.183). Très conforme à la masculinité hégémonique classiquement décrite (prouesse physique, prise de risque, consommation d’alcool, subordination et marginalisation des femmes et de l’homosexualité), elle demeure largement dominante au sein du snowboard. La dissymétrie des rapports de pouvoir entre les sexes sur la définition des normes de genre, et entre les genres (puisque l’incarnation de la féminité est problématique pour incarner l’excellence sportive et qu’une forme de masculinité est bien plus susceptible d’acquérir du capital symbolique et économique dans le champ) semble confirmer qu’une forme de masculinité hégémonique régit le champ du snowboard, et qu’elle se décline dans différents ordres de genre localement produit. Cependant, Thorpe a raison de souligner à notre sens que les concepts de Bourdieu sont très utiles pour décrire cette fluidité des relations de genre. En accord avec Coles (2009), elle considère que le concept d’habitus est un outil puissant pour étudier la construction des féminités et des masculinités dans différents espaces et les négociations opérées par les agents au sein de l’espace sportif. Les travaux de Mennesson (2012) semblent dans cette perspective particulièrement éclairants.