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complexe : jeter les bases

2.5 Attribuer ` a partir des ´ etats instantan´ es de la conscience

2.5.2 Les sentiments

O`u l’on soutient que le sentiment ´eprouv´e `a un moment peut ˆetre associ´e `a une propri´et´e globale de la structure instantan´ee de la conscience `a ce moment. Ce faisant, on peut rendre compte de deux constatations `a l’´egard du sentiment – qu’il n’est pas r´eductible `a une configuration particuli`ere de pens´ees, et que l’on peut ´eprouver un sentiment sans tenir compte que l’on l’´eprouve – dont l’une ou l’autre ´echappe `a d’autres th`eses relatives au sentiment.

Les sentiments sont des exp´eriences ph´enom´enales imm´ediates relatifs `a des instants, alors que les ´emotions sont des ´Etats Mentaux narratifs qui ont trait

71Cf. l’exemple de l’objet dans la structure o`u le sujet fait attention `a l’adjacence des

livres, §2.2.2. Voir aussi dans cette mˆeme section les r´eserves et les difficult´es relatives `a la « correspondance » entre un objet et une relation.

72Voir, sur la possibilit´e de multiples interpr´etations d’une structure instantan´ee, (§2.4). 73A l’extrˆ` eme de perspicacit´e, l’objet mes pens´ees serait en relation avec tous les objets dans la structure ; or, en pratique, ce n’est pas le cas. Par ailleurs, il est une question int´eressante de savoir si l’objet mes pens´ees pourrait « correspondre » `a quelque chose de non focalis´e : car, s’il est con¸cu comme « correspondant » `a une relation (d’arit´e un, donc, en d’autres termes, un pr´edicat) « . . . sont parmi mes pens´ees », alors cette relation s’applique en droit `a tout objet de la structure. D’o`u, en rapprochant les objets des vis´ees des « v´ecus ph´enom´enologiques », la th`ese sartrienne que toute conscience est conscience « irr´efl´echie » et « non positionnelle » d’elle-mˆeme (Sartre, 1943, Introduction, §III). Pourtant, un pr´edicat qui s’applique `a tout objet est un pr´edicat « vide », dans la mesure o`u il n’a pas d’effet sur la dynamique de la conscience et o`u l’´etat instantan´e et sa dynamique sont dans un rapport « symbiotique » (§2.3, notamment §2.3.4). Ainsi mˆeme si l’on l’admet, on ne saurait pas tirer des conclusions fortes de cette th`ese sartrienne. Voir ´egalement la discussion de la « conscience fictionnelle » dans §3.1.1.

´eventuellement `a plusieurs sentiments, pens´ees, croyances, d´esirs, actions re- latifs `a des instants diff´erents (§1.3.4). Dans ce paragraphe, on s’occupe des sentiments, et plus pr´ecis´ement de la question suivante : `a quoi, dans la struc- ture instantan´ee de la conscience `a un instant, correspond-t-il un sentiment qui est ´eprouv´e `a cet instant ? Souvent, dans la litt´erature sur le sujet, la distinction admise ici entre sentiment et ´emotion n’est pas th´ematis´ee, de sorte que la ques- tion du rapport entre le sentiment et l’´etat instantan´e de la conscience est peu discut´e, du moins sous ce nom. N´eanmoins, on pourrait s’appuyer sur certaines discussions des ´emotions, en rep´erant certaines th`eses `a l’´egard des ´emotions et en discutant leurs analogues sur le plan des sentiments. Pr´ecis´ement : on parviendra `a la conclusion que les sentiments correspondent aux aspects « glo- baux » de la structure instantan´ee. Cette conclusion sera une sorte de synth`ese de deux positions dont on trouve des versions dans la tradition : selon l’une, un sentiment est une certaine configuration de pens´ees (c’est-`a-dire, des objets et des relations de la structure), alors que, selon l’autre, un sentiment est quelque chose de sui generis (un objet sui generis de la structure). Chacune de ces po- sitions se veut fid`ele `a une des constatations suivantes relatives aux sentiments, en faisant fi de l’autre : d’une part, on peut ´eprouver un sentiment sans tenir compte (de mani`ere focalis´ee) que l’on l’´eprouve ; d’autre part, on ne sait pas associer `a un sentiment une configuration particuli`ere de pens´ees (d’objets et de relations de la structure) qui le r´esume. On pr´esente d’abord ces deux consta- tations, ensuite les deux positions relatives aux sentiments, pour en venir enfin `a la position qui est admise ici.

D’abord, de mˆeme que l’on pourrait penser au fait que deux livres sont ad- jacents sans que le fait d’avoir cette pens´ee soit lui-mˆeme focalis´e, de mˆeme on pourrait ´eprouver un sentiment sans tenir compte de mani`ere focalis´e qu’on l’´eprouve. Comme le dit Sartre « la peur n’est pas originellement conscience d’ avoir peur, pas plus que la perception de ce livre n’est conscience de percevoir le livre »74. En termes des objets, des relations et des structures instantan´ees

de la conscience, cela veut dire qu’il y a un sentiment « dans » une structure instantan´ee de la conscience sans qu’il y soit n´ecessairement un objet focalis´e qui « nomme » ou « r´ef`ere `a » ce sentiment. (Car, rappelle-t-on, un objet corres- pondant au sentiment impliquerait que le sentiment soit focalis´e ; voir §2.2.2.)

Ensuite, `a la diff´erence des pens´ees, on ne saurait pas rep´erer quelque objet, relation ou configuration d’objets qui « r´esume » exactement ou qui « corres- pond » `a ou qui « est » le sentiment. On a vu dans le paragraphe pr´ec´edent que les objets, les configurations des objets et les relations ont trait `a des pens´ees :

or, il n’est pas certain qu’un sentiment est r´eductible `a un certain nombre ou une certaine configuration de pens´ees. La peur d’un serpent ne consiste pas dans la pens´ee `a ce serpent, ni dans la combinaison de cette pens´ee avec la pens´ee qu’il est dangereux (par exemple). Corr´elativement la peur d’un serpent `a un instant donn´e ne pourrait pas ˆetre « r´esum´e totalement » par ou « identifi´ee » avec ces objets (serpent, danger ) et ces relations dans la structure instantan´ee de la conscience.

Deux positions `a l’´egard du sentiment, qui peuvent ˆetre mises en rapport avec des positions traditionnelles et opposantes dans la litt´erature sur l’´emotion, sont chacune fid`ele `a l’une de ces constations, en faisant fi de l’autre.

D’un cˆot´e, il y a la th`ese selon laquelle un sentiment n’est qu’une certaine configuration de pens´ees ; dans des termes introduits dans §2.1.3, un sentiment est une certaine configuration des objets et des relations de la structure instan- tan´ee de la conscience. Cette th`ese `a l’´egard des sentiments rappelle des th`eses dites « cognitivistes » `a l’´egard des ´emotions, selon lesquelles une ´emotion n’est qu’une certaine configuration de croyances, de d´esirs et d’autres attitudes non affectives. Davidson, par exemple, tend `a r´eduire les ´emotions `a leurs causes et leurs raisons, lesquelles sont effectivement des attitudes, des croyances et des d´esirs75. Ce genre de th`ese fait fi de la difficult´e apparente de sp´ecifier exacte- ment les pens´ees ou les objets et les relations qui sont pertinentes.

De l’autre cˆot´e, il y a la th`ese selon laquelle un sentiment est un aspect sui generis ; pour le dire en termes des objets, relations et structures, un sentiment est un objet sui generis de la structure instantan´ee, qui ne pourrait pas ˆetre identifi´e avec aucune autre pens´ee « ordinaire ». On pourrait rapprocher cette th`ese `a l’´egard des sentiments aux th`eses selon lesquelles les ´emotions sont sui generis par rapport `a d’autres ´Etats Mentaux. James, par exemple, soutient la th`ese selon laquelle une ´emotion est le sentiment des changements corporels76,

th`ese qui semble impliquer une certaine ind´ependance de l’´emotion `a l’´egard d’autres attitudes77. Cette position fait fi du fait que l’on peut ´eprouver un

sentiment sans tenir compte de mani`ere focalis´ee du fait que l’on l’´eprouve,

75Par exemple, il soutient (Davidson, 1976, p284) que la structure basique d’orgueil est

que « la cause consiste premi`erement dans une croyance relative `a soi-mˆeme, qu’on manifeste un certain caract`ere, et deuxi`emement dans une attitude d’approbation ou d’estime pour quelqu’un qui manifeste ce caract`ere. » Voir Solomon (1973) pour un autre exemple.

76James (1884, p189-190).

77Il s’agit ici d’une caricature de la position jamesienne, de mˆeme d’ailleurs que les autres

positions pr´esent´ees ici. Stricto sensu, il peut soutenir un rapport avec d’autres attitudes en tant que m´ediatis´e par le corps, dans la mesure o`u les changements corporels qu’il associe au sentiment entrent en rapport avec la perception (op cit., p189) et par suite avec les attitudes ayant trait `a cette perception.

car si le sentiment est un objet particulier de la structure instantan´ee de la conscience, alors il est focalis´e. Autrement dit, si le sentiment est un aspect sui generis de l’´etat instantan´e de la conscience, si, pour ainsi dire, la peur du serpent s’´etale `a cˆot´e du serpent « dans » la conscience du sujet, alors il est focalis´e, contrairement `a la constatation pr´ec´edente.

Ces deux positions semblent trouver une sorte de synth`ese dans une troisi`eme position, selon laquelle le sentiment correspond `a un « aspect global » de la structure instantan´ee de la conscience. Cette th`ese `a l’´egard des sentiments se rapproche aux th`eses `a l’´egard de l’´emotion d´evelopp´ees dans la tradition ph´enom´enologique. Que l’on consid`ere le mot de Sartre, selon lequel « l’´emotion est une certaine mani`ere d’appr´ehender le monde »78. Le « monde » de quelqu’un

qui a peur est concentr´e sur, et constitu´e presque exclusivement de, ce dont il a peur. Par ailleurs, cette id´ee que l’affect modifie « le monde » se trouve ´egalement chez Wittgenstein (au moins, selon une certaine lecture), lorsqu’il dit que « le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui du malheureux »79. Le

pont entre le « monde » affect´e et la structure instantan´ee de la conscience est imm´ediat : dans la perspective solipsiste adopt´ee ici, le « monde » `a un instant particulier ne consiste qu’en ce qui est, d’une mani`ere ou d’une autre, dans la structure instantan´ee de la conscience `a cet instant80. Le sentiment correspond

donc, selon ce genre de th`ese, `a une propri´et´e « d’ensemble » de la structure instantan´ee de la conscience. C’est-`a-dire une propri´et´e de la structure prise comme entier, une propri´et´e « globale » de la structure, et non une propri´et´e de certains de ces objets et de ces relations seulement. La structure instantan´ee de la conscience de celui qui a peur (`a un moment lorsqu’il ´eprouve sa peur) est d´es´equilibr´ee en faveur de l’objet de sa peur, elle se restreigne presque exclu- sivement `a lui ; la forme de la structure instantan´ee de la conscience r´epond `a son sentiment de peur.

Il s’av`ere que cette position rend compte des deux aspects constat´es plus haut relatifs au sentiment, `a savoir la difficult´e en sp´ecifiant des objets et des relations qui sont `a associer au sentiment, et la diff´erence entre ´eprouver et tenir compte que l’on ´eprouve un sentiment. En premier lieu, puisque le senti- ment est ´eventuellement une propri´et´e globale de la structure instantan´ee de la conscience, il se pourrait que tous les objets et toutes les relations de la struc- ture lui soient pertinents. Or, puisque cette structure est ouverte, en ce sens qu’il est impossible de faire la liste de ses objets et de ses relations (§2.3.1), il n’est pas non plus n´ecessairement possible de faire la liste des objets et des relations

78Sartre (1995, p71). Son terme « ´emotion » s’apparente `a ce qu’on appelle ici « sentiment ». 79Wittgenstein (1922, §6.43).

pertinentes au sentiment, d’o`u la difficult´e en sp´ecifiant quels objets et quelles relations se rapportent au sentiment. Les partisans de la position qui consiste `

a r´eduire les sentiments aux objets et relations de la structure instantan´ee de la conscience ont raison dans la mesure o`u le sentiment n’implique pas quelque chose en plus des objets et des relations ; ils ont cependant tort de supposer qu’il soit possible de fournir la liste compl`ete des objets et des relations pertinents. En second lieu, si le sentiment renvoie `a une propri´et´e globale de la structure, `

a sa forme si l’on puis dire, alors il n’y a pas n´ecessairement d’objet dans la structure qui « correspond `a » ou qui « r´ef`ere `a » cette forme, et le fait que le sujet ´eprouve ce sentiment n’est pas n´ecessairement focalis´e. En revanche, pour que ce fait soit focalis´e, il faut qu’il y ait un objet dans la structure de la conscience qui lui « correspond » (§2.2.2), et cet objet devrait « correspondre » ou « r´ef´erer » au sentiment, dans la mˆeme fa¸con que l’objet adjacence « corres- pond » `a la relation « `a cˆot´e de » dans l’exemple de §2.2.2. Il y a donc bien une diff´erence entre ´eprouver un sentiment et tenir compte que l’on l’´eprouve. En outre, dans la mesure o`u le sentiment est associ´e `a une propri´et´e ´eventuellement globale de la structure, l’objet qui y « r´ef`ere » devrait « correspondre `a » une propri´et´e globale, plutˆot qu’un objet, une relation ou une configuration d’objets particuliers ; en ce sens, cet objet est sui generis. Donc, la position qui soutient qu’un sentiment est un objet sui generis a raison dans la mesure o`u l’objet dans la structure qui « correspondrait au » sentiment est sui generis ; elle a cependant tort dans la mesure o`u il ne faut pas que cet objet soit pr´esent dans la structure pour qu’un sentiment soit ´eprouv´e – en v´erit´e, il est seulement pr´esent si le fait d’´eprouver le sentiment est focalis´e.

Dans cette th`ese, on suit la tradition ph´enom´enologique et la suggestion wittgensteinienne en posant qu’un sentiment est ou correspond `a une propri´et´e de la structure instantan´ee de la conscience prise comme enti`ere. C’est-`a-dire, g´en´eralement, que le sentiment est associ´e `a une propri´et´e globale, qui r´ef`ere `a un nombre ind´efini et ind´efinissable des objets et des relations de la structure. Au- trement dit, une propri´et´e non pas d’un petit fragment de la structure, comme les objets et les relations pertinentes pour des pens´ees, mais une propri´et´e de la structure en tant que totalit´e. On ne peut pas mettre suffisamment l’accent sur l’importance de la totalit´e de la structure. On a d´ej`a soulign´e dans §2.3.4 l’importance de cette totalit´e pour la dynamique des structures instantan´ees, dans la mesure o`u, grˆace au chevauchement des structures instantan´ees succes- sives dans une dynamique con¸cue comme continue, elle contraigne les structures instantan´ees qui peuvent suivre et pr´ec´eder. Ceci n’est autre qu’une expression de l’´eventuelle importance des sentiments pour la dynamique de la conscience.