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sp´ ecifiques ` a la fiction

1.5.4 Repartir de la conscience

O`u l’on propose et pr´esente la strat´egie qui sera emprunt´ee dans les chapitres suivants. Les th´eories consid´er´ees pr´ec´edemment posent d’abord une distinction entre des aspects mentaux ( ´Etats Mentaux, m´ecanismes) « fictionnels » et « usuels », mais rencontrent en- suite des probl`emes dans les rapports entre ces aspects et dans les exp´eriences ph´enom´enales du lecteur. Par opposition, la strat´egie esquiss´ee ici, qui est d´ej`a anticip´ee dans §1.2.3, prend comme point de d´epart des exp´eriences ph´enom´enales, en ´etudiant directement les ´etats de la conscience et leur dynamique, et en comprenant la fic- tion et le rapport `a la r´ealit´e sur ce plan. Par ailleurs, des ´Etats Mentaux peuvent ˆetre attribu´es au sujet `a partir de la succession de ses ´etats de la conscience, en sorte que le rapport entre ses ´Etats et l’exp´erience ph´enom´enologique est donn´e dans l’attribution.

La probl´ematique d´evelopp´ee et raffin´ee dans ces deux sections, qui constitue un vrai d´efi pour les approches de la psychologie de la fiction d´ej`a propos´ees, se trouve compl`etement renvers´ee dans la perspective « internaliste » adopt´ee dans ce travail (§1.1.2). Car, dans cette perspective, la ph´enom´enologie du lec- teur, laquelle pose tant de difficult´e pour les approches consid´er´ees ci-dessus, est prise comme donn´ee. Il n’est donc plus besoin de poser des distinctions tran- chantes entre ´Etats Mentaux ou m´ecanismes « fictionnels » et « usuels » pour ensuite se heurter `a la question de leurs rapports `a la ph´enom´enologie du lecteur, ou d’ailleurs `a la question reli´ee de leurs rapports entre eux. Il est ´egalement possible de commencer par la ph´enom´enologie, pour venir ensuite `a la ques- tion des distinctions possibles et convenables entre aspects fictionnels et r´eels. C’est la strat´egie qui sera emprunt´ee dans les chapitres suivants pour d´evelopper une th´eorie psychologique de la fiction ; le but du paragraphe actuel est de la pr´esenter et de la motiver.

La diff´erence fondamentale par rapport aux th´eories consid´er´ees ci-dessus, laquelle permet la conception d’une nouvelle strat´egie pour aborder la fic- tion, concerne les donn´ees admises. Alors que les th´eories consid´er´ees ci-dessus adoptent l’externalisme m´ethodologique, selon lequel les donn´ees de l’enquˆete psychologique sont toutes manifestes (§1.3.2), la perspective « internaliste » adopt´ee ici (§1.1.2) prend les exp´eriences ph´enom´enologiques imm´ediates du lecteur, ou autrement dit ses ´etats de la conscience. L’´etat de la conscience est `a entendre dans le sens le plus large, comportant tout ce qui est dans la conscience : non seulement, pour parler comme Husserl, les objets, les pens´ees ou les images « vers lesquels la conscience est tourn´ee » (par exemple ces mots sur la page), mais ceux qui sont dans « l’arri`ere-plan » (les d´etails de la page, les connotations des mots, et ainsi de suite) ; non seulement, pour parler comme James, ceux qui sont « au centre » mais « le halo ou le p´enombre » qui est « en marge » ; non seulement, pour ainsi dire, ce qui est focalis´e mais ´egalement ce qui ne l’est pas125. Force est de souligner l’´etendue de l’´etat de la conscience dans

cette acception : dans la mesure o`u elle comporte « la marge aussi bien que le centre », elle d´eborde notamment ce que les psychologues cognitivistes discutent sous le nom « d’exp´erience ph´enom´enale » ou de « conscience » (awareness). De fait, elle se rapproche `a plusieurs ´egards de leurs notions plus techniques d’atten- tion, telle l’attention comme degr´e d’activation signifiant (§1.5.2). Par exemple, les « informations » qui ´etaient sujet de l’attention dans le pass´e imm´ediat sont parfois relev´ees comme exemples typiques des informations « activ´ees » mais hors de l’attention ph´enom´enologique126, alors qu’elles sont toujours « dans la

conscience », quoique non pas « `a son centre », comme le constatent Husserl et James127.

Le fait de consid´erer les ´etats de la conscience (pris dans cette acception large) comme des donn´ees fait apparaˆıtre sous un nouveau jour les probl`emes qu’ont rencontr´es les th´eories psychologiques de la fiction. Dans cette optique, les deux premi`eres difficult´es touchant aux approches « conceptuelles » aussi bien que « causales » (1. et 2. de §§1.4.1, 1.4.2 1.5.2, et 1.5.3) s’av`erent ra- mener `a la question du rapport entre les aspects mentaux « fictionnels », les aspects mentaux « usuels » et les ´etats de la conscience. Ceci est ´evident pour

125James (1981, p255), Husserl (1913a, p62), par exemple. On mentionne ces noms seulement

pour donner une id´ee de l’´etendue de la notion de conscience en œuvre ici. Il ne s’agit de souscrire ici `a aucune de leurs th`eses relatives `a la conscience.

126Cowan (1993, p162). Naturellement, pour dialoguer avec ces th´eories psychologiques, il

faut consid´erer ces « informations » comme des « repr´esentations » du mod`ele computationnel de l’esprit qui sont accessibles ou « actives ».

127La « m´emoire primaire » de James, op cit., Ch. 16 ; la « r´etention » de Husserl (1928, §11

la difficult´e 2., qui concerne directement le rapport entre les aspects mentaux « fictionnels » (les faire comme si, les entit´es mentales de statut fictionnel, les simulations), les aspect mentaux « usuels » (les croyances, les entit´es mentales de statut ordinaire, les processus ordinaires), et les exp´eriences ph´enom´enales du lecteur – c’est-`a-dire, ses ´etats de la conscience – `a des moments parti- culiers. Quant `a la premi`ere difficult´e (1.), ayant trait aux rapports entre les aspects mentaux « fictionnels » et « usuels » `a ces moments, on a remarqu´e dans §§1.4.1, 1.5.2, et 1.5.3 que ces rapports correspondent apparemment aux aspects de la ph´enom´enologie qui constituent la difficult´e 2. Ce qui donne `a croire qu’une r´esolution de cette derni`ere difficult´e fournirait une r´esolution `a la premi`ere. D’ailleurs, les deux difficult´es, en tant qu’elles se posent pour les m´ecanismes, se rabattent l’une sur l’autre : car, le rapport entre les m´ecanismes « usuels » et les m´ecanismes « sp´ecifiques `a la fiction » est cens´e ˆetre g´er´e par un m´ecanisme « central » (syst`eme directorial, partition d’activation), qui a, pour aspects « pertinents » (entit´es « en jeu » pour le syst`eme directorial, entit´es dot´ees d’un niveau d’activation significatif), ceux qui sont couverts par l’´etat de la conscience (entendu dans son sens large). Le probl`eme commun `a toutes ces th´eories est donc bien celui du rapport entre les aspects mentaux « fictionnels », les aspects mentaux « ordinaires » et les ´etats de la conscience. On peut r´esumer cette probl´ematique de mani`ere sch´ematique et simplifi´ee comme suit. Pour un instant t, ´ecrivons Btpour les croyances authentiques, respectivement les entit´es

mentales « ordinaires » d’un m´ecanisme, Ft pour les croyances sp´ecifiques `a la

fiction, respectivement les entit´es mentales « fictionnelles »128 et C

tpour l’´etat

de la conscience `a l’instant t. La question est celle du triplet (Bt, Ft, Ct) et de sa

dynamique (rapport entre (Bt, Ft, Ct) et (Bt′, Ft′, Ct′) pour t et t′diff´erents)129.

Or, d`es que l’on pr´esente le probl`eme de cette mani`ere, les approches tradi- tionnelles de la question, qui commencent par poser les Btet Ft(sur la base des

stimuli et des comportements du sujet observ´es `a la troisi`eme personne) pour ensuite essayer de retrouver les Ct et le rapport entre les trois, perdent une

large part de leur intuition et de leur int´erˆet. Plus pr´ecis´ement, du point de vue « internaliste », la strat´egie « mim´etique » (§1.2.1) adopt´ee par ces approches est soit ad hoc soit maladroite. Ad hoc : puisque les stimuli et les comportements observ´es `a la troisi`eme personne ne sont pas admis comme donn´ees dans cette perspective, la strat´egie pose un certain nombre d’´Etats ou d’entit´es mentaux (les Bt et les Ft) d’une mani`ere qui est, du point de vue « internaliste », peu 128On simplifie en consid´erant une distinction entre les m´ecanismes selon le statut des entit´es

mentales ; cette simplification ne touche cependant pas `a la g´en´eralit´e des conclusions, qui s’appliquent ´egalement aux autres m´ecanismes psychologiques propos´es.

comprise. Maladroite : on pourrait n´eanmoins « attribuer » les Btet les Ftdans

la perspective « internaliste », non pas sur la base des stimuli et des compor- tements observ´es `a la troisi`eme personne, mais sur la base des stimuli et des comportements observ´es `a la premi`ere personne. Or, cette mani`ere de proc´eder est d´econcertant : elle consiste `a poser les Btet les Ftsur les bases de certains

aspects des Ct, pour ensuite essayer d’aborder le rapport difficile entre les Bt,

les Ft, et d’autres aspects des ´etats de la conscience Ct. Bref, non seulement le

choix de partir des croyances et des « faire comme si » (ou des aspects mentaux usuels et des aspects mentaux sp´ecifiques `a la fiction) n’a pas d´ej`a port´e des fruits en pratique, il est suspect sur le plan th´eorique aussi.

Une autre strat´egie s’impose : au lieu de partir des croyances et des faire comme si (les Bt et les Ft), partez des ´etats de la conscience (les Ct).

Il importe de d´esamorcer tout de suite une ´eventuelle objection contre cette strat´egie, `a savoir qu’elle fait fi des th´eories des ´Etats Mentaux et des m´ecanismes usuels qui ont ´et´e d´ej`a d´evelopp´ees, c’est-`a-dire des th´eories s’occupant de la paire (Bt, Ct) et de sa dynamique, et des ´eventuels apports de ces th´eories et

de leurs pour la question de la fiction. Cette objection ne tient pas, car, comme l’on a montr´e dans §§1.4.2 et 1.5.3, ces th´eories souffrent des difficult´es appa- rent´ees `a celles qui ont touch´ees aux theories des ´Etats Mentaux et m´ecanismes sp´ecifiques `a la fiction. En effet, grˆace `a la communaut´e des difficult´es qui appar- tiennent aux questions de (Bt, Ct) et de (Bt, Ft, Ct), rien n’empˆeche de renverser

les deux questions, en abordant les deux `a partir de la conscience Ct130.

Il est cependant vrai que les ´Etats Mentaux et les m´ecanismes ont d´esormais une importance amoindrie. Car, tout simplement, la fiction et son rapport `a la r´ealit´e (dans la psychologie du lecteur) peuvent ˆetre abord´es directement en termes de la conscience, sans faisant entrer ses ´Etats Mentaux ou des m´ecanismes. D’un cˆot´e, les donn´ees du probl`eme (en tant que sp´ecifi´ees dans §1.1) sont les ´etats de la conscience Ct, de telle sorte que la question du rapport entre les Ctet

les Ct′ a bien un sens ind´ependant et « primitif », et pourrait ˆetre abord´ee sans

mettre en jeu la question des Btet des Ft. De l’autre cˆot´e, dans la mesure o`u

les pens´ees, les images, et les affects relatifs `a la fiction, et d’ailleurs pertinents pour son rapport `a la r´ealit´e, apparaissent et se montrent de mani`ere plus ou moins explicites dans les ´etats de la conscience, la question du rapport entre fiction et r´ealit´e et de sa dynamique pourrait ˆetre pos´ee en termes des ´etats de la conscience seuls, sans s’appuyer sur ou mettre en jeu les ´Etats Mentaux ou d’autres posits « fictionnels », tels le faire comme si ou la simulation.

N´eanmoins, il ne d´ecoule pas de cette autonomie de la conscience que l’on ne peut pas retrouver les ´Etats Mentaux, telles la croyance ou ´eventuellement le faire comme si131. Car, alors que l’on attribue des ´Etats Mentaux typiquement

sur la base des comportements du sujet face `a certains stimuli, on pourrait faire le mˆeme genre d’attribution sur la base de la succession de ses ´etats de la conscience. Autrement dit, de mˆeme que les ´Etats Mentaux de la tradition sont attribu´es dans des blocs d’attribution qui comportent des comportements du sujet dans certaines situations (§1.3.2), on pourrait toujours attribuer des ´

Etats Mentaux dans le cadre « internaliste », par le biais des blocs de structure semblable qui figurent, plutˆot que des comportements du sujet, ses ´etats de la conscience.132

La strat´egie propos´ee prend une perspective diff´erente non seulement sur les aspects psychologiques relatifs `a la fiction, mais sur l’approche de la fiction en g´en´eral : en effet, elle implique un rejet de la strat´egie « mim´etique » qui est em- prunt´ee habituellement (§1.2.1). `A sa place, elle propose d’aborder directement l’enti`eret´e d’un champ psychologique o`u la distinction entre fiction et r´ealit´e est a priori absente (en l’occurrence, le champ de la conscience) pour dissocier, dans un deuxi`eme temps, aussi bien les aspects divergents relatifs `a la fiction et `a la r´ealit´e que leurs aspects communs (dont ´eventuellement les diff´erents ´Etats Mentaux sp´ecifiques `a la fiction et `a la r´ealit´e). Il s’agit donc de la strat´egie « naturaliste » esquiss´ee dans §1.2.3 : au lieu de poser la distinction entre fic- tion et r´ealit´e en entr´ee de jeu, avec ou par la distinction entre le faire comme si et la croyance, on la retrouve apr`es coup comme des aspects, des modalit´es et des propri´et´es des ´etats de la conscience et de leur dynamique.

Pour r´esumer grossi`erement, la strat´egie pour aborder le triplet (Bt, Ft, Ct)

comporte deux moments. Premi`erement, on se donne les ´etats de la conscience Ct, et aborde la question de la dynamique de ces ´etats (approximativement, le

131Les ´Etats Mentaux sont des concepts sociaux mobilis´es pour « comprendre » le compor-

tement de l’autrui, et donc il est important de montrer comment on les retrouve dans le cadre propos´e ; en revanche, puisque les m´ecanismes sont des aspects des diff´erentes th´eories psy- chologiques plus ou moins techniques, la question du rapport entre ces m´ecanismes et le cadre propos´e est moins importante.

132Bien entendu, si l’on consid`ere que le contenu d’un ´Etat Mental (la proposition que l’on

croit, par exemple) est d´etermin´e (partiellement) par des aspects sociaux ou externes au sujet, comme le soutient la th`ese « l’externaliste » en philosophie de l’esprit (Putnam, 1975; Burge, 1979), l’attribution d´ecrite ici n’arrive pas `a fournir un contenu de ce genre. Il n’est pourtant pas question ici de la conception appropri´ee du contenu des ´Etats Mentaux, mais plutˆot du fait que le choix de travailler `a partir de la conscience n’empˆeche pas l’attribution des ´Etats Mentaux (ou, du moins, de quelque chose qui y ressemble fortement), et d’ailleurs des ´Etats Mentaux ayant des propri´et´es famili`eres et r´epandues. Voir ´egalement la note 59 de §2.4.

rapport entre Ct et Ct′ pour t et t′ diff´erents). Une compr´ehension du rapport

entre fiction et r´ealit´e et de la dynamique de ce rapport est d´ej`a disponible `a ce stade. Deuxi`emement, `a partir des ´etats de la conscience Ct, on attribue les

´

Etats Mentaux de croyance et de faire comme si (Btet Ft). Ce stade est requis

seulement pour mettre l’analyse de la conscience en rapport avec les concepts mentaux employ´es quotidiennement pour parler de la fiction et des attitudes `

a son ´egard. Ces deux ´etapes permettent une th´eorie de (Bt, Ft, Ct) et de sa

dynamique : d’un cˆot´e, le rapport entre Bt, Ft, et Ct`a un moment t particulier

est d´ej`a sp´ecifi´e par l’attribution, de l’autre cˆot´e, sa dynamique est abord´ee en mobilisant la r´eponse `a la question de la dynamique des Ctet les modalit´es de

l’attribution des Btet Ft.

Dans les deux chapitres suivants, on s’efforcera de d´evelopper une th´eorie du rapport entre le fiction et le r´ealit´e dans la psychologie du lecteur qui adopte cette strat´egie. Conform´ement `a la difficult´e de la question pos´ee, on ne parvien- dra qu’`a poser les ´el´ements de base d’une telle th´eorie, lesquelles ne fournissent pas d´ej`a une r´eponse compl`ete et pleine `a la question de la fiction. N´eanmoins, ils suffisent pour rendre compte d’un grand nombre de ph´enom`enes relatifs `a la fiction, pour apercevoir d’autres ph´enom`enes sous un nouveau jour, et pour offrir des pistes prometteuses envers une th´eorie approfondie.

1.6

R´esum´e : la question de la fiction et ses