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Retrouver la fiction

3.1 Comp´ etence fictionnelle

3.1.1 L’´ etat d’immersion fictionnelle

O`u l’on analyse l’immersion fictionnelle, l’´etat o`u le lecteur « se laisse prendre » par le texte ou « s’oublie » dans sa lecture, comme l’absence du fait qu’il s’agit de la fiction par rapport `a la structure instantan´ee au moment appropri´e. Cette absence instantan´ee permet d’expliquer la dite « apparence de r´ealit´e » de la fiction, aussi bien que le sens dans lequel le lecteur entre « dans » sa lecture, alors mˆeme qu’il garde la connaissance qu’il s’agit de la fiction. Pour terminer, on d´efend cette analyse contre certains auteurs qui ont soutenu la th`ese oppos´ee, d’une exp´erience ph´enom´enologique sp´ecifique `a la fiction.

Dans §1.4.1, on a pos´e la question suivante : quel est le statut de la croyance que Holmes n’existe pas, `a un moment o`u le lecteur est immerg´e dans sa lecture des Aventures de Sherlock Holmes ? Dans §1.4.2, on a pos´e une question sem- blable : quel est le statut de votre croyance (oubli´ee) relative `a un camarade de classe, `a un moment avant que la question vous soit pos´ee ? La r´eponse simple `

a cette derni`ere question, donn´ee dans §2.5.3, est que cette croyance est absente de votre ´etat instantan´e de la conscience `a cet instant. Elle est hors sujet. De mani`ere pareille, il semble qu’un grand nombre de croyances (et connaissances) ordinaires qui sont contredites dans la fiction soient simplement absentes de l’´etat instantan´e de la conscience du lecteur `a des moments de (et par ailleurs apr`es) sa lecture. L’opposition `a la r´ealit´e sur ces points est tout simplement hors sujet.

En outre, le hors sujet constitue un apport clef pour la compr´ehension de l’´etat d’immersion fictionnelle. Intuitivement, on dit que, `a un moment de l’im- mersion fictionnelle, le fait mˆeme qu’il s’agit d’une fiction est « laiss´e `a cˆot´e »

ou mˆeme « oubli´e » dans un certain sens, et le lecteur se laisse pris par le jeu du texte. En appliquant la th´eorie rigoureuse des structures instantan´ees de la conscience, on obtient le r´esultat suivant : le fait qu’il s’agit d’une fiction est tout simplement hors sujet, au sens o`u il est absent de la structure instan- tan´ee (§2.2.1). Cette caract´erisation de l’´etat d’immersion fictionnelle re¸coit un soutien suppl´ementaire des consid´erations de §2.5.3 `a l’´egard des modalit´es de l’apparition des croyances dans la structure instantan´ee de la conscience `a un instant. Comme on l’a soulign´e dans §2.5.3, le fait pour une croyance d’ˆetre « en jeu » ou « effective » dans un certain intervalle temporel a pour envers certains aspects dans certaines structures instantan´ees `a des instants de cet intervalle, lesquelles « correspondent » `a la croyance, si l’on peut dire. Par cons´equent, dans la mesure o`u le fait qu’il s’agit de fiction – fait qui est l’objet d’une connaissance de la part du lecteur – est apparemment inop´erant pendant de larges intervalles de la lecture, et surtout de l’immersion fictionnelle la plus « profonde », il n’y a pas d’aspects des structures instantan´ees `a ces instants qui peuvent « corres- pondre » `a la connaissance que le texte est fictionnel ; autrement dit, ce fait est hors sujet `a ces instants.

Bien entendu, l’identification de l’immersion fictionnelle avec le hors sujet connaˆıt des r´eserves habituelles relatives au caract`ere vague des structures ins- tantan´ees de la conscience. En raison de ce vague, il n’est pas possible de dire que le fait de fiction est totalement absent, mais on pourrait au moins dire qu’il est tellement enfonc´e dans l’arri`ere-plan `a ne pas exercer d’effet important sur la structure de cette conscience. C’est-`a-dire, si l’on pense qu’il y a un objet fiction, alors son appartenance `a la structure est fortement ind´etermin´ee, et autrement, s’agissant d’une relation qui « correspond `a » ou « rec`ele » pr´etendument le fait de fiction, sa pr´esence dans la structure est ´egalement une question douteuse.

La reconnaissance du hors sujet du fait de fiction `a des moments d’immersion fictionnelle s’av`ere fort utile, permettant de rendre compte de fa¸con naturelle d’un certain nombre de ph´enom`enes relatifs `a la fiction. On s’attarde sur deux d’entre eux, `a savoir la dite « apparence de r´ealit´e » de la fiction d’une part et les intuitions sous-jacentes `a la th´eorie de fiction comme jeu de faire comme si d’autre part. Pourtant, elle s’oppose `a la th`ese d’un caract`ere sp´ecifique `a l’ap- parition d’un ´ev´enement ou un aspect fictionnel dans la conscience, laquelle a ´et´e soutenue apparemment par Sartre, Ingarden, et, avec des arguments diff´erents, Schaeffer ; il faut donc revenir, dans un deuxi`eme temps, sur les arguments sou- tenant cette th`ese.

sence du fait de fiction, il d´ecoule qu’une structure instantan´ee de la conscience `

a un instant d’immersion n’a pas de diff´erence structurelle avec une structure instantan´ee `a un instant « ordinaire non fictionnelle ». Ce qui explique la dite « apparence de la r´ealit´e » que l’on constate souvent relativement `a la fiction4. En effet, non seulement le fait de ressembler `a une structure instantan´ee « or- dinaire » implique que la structure instantan´ee `a un moment d’immersion ne comporte aucun aspect permettant de distinguer entre les ´ev´enements ou per- sonnages fictionnels et ordinaires, mais, de plus, puisque le sentiment ´eprouv´e `

a un instant correspond `a une propri´et´e globale de la structure instantan´ee de la conscience `a cet instant (§2.5.2), l’absence de diff´erence structurelle entre une structure instantan´ee `a un moment « ordinaire » et une structure `a un moment d’immersion fictionnelle a pour cons´equence qu’il n’y a pas de « sen- timent de fiction » n´ecessairement diff´erent du « sentiment de r´ealit´e »5. Suite

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a l’analyse de l’immersion fictionnelle comme hors sujet du fait de la fiction, l’apparence de r´ealit´e, qu’il s’agisse des ´ev´enements d´ecrits ou de l’exp´erience de lecture, s’av`ere n’ˆetre rien d’autre que « l’investissement » plein dans la lec- ture et dans la situation que l’on est en train de lire, « l’investissement » `a tel point de perdre vue du fait que c’est de la fiction. Par cons´equent, l’immersion fictionnelle n’est pas d’un genre diff´erent de tout autre « investissement » o`u l’on s’occupe pleinement d’une seule situation, telle lorsque l’on concentre sur une chose au d´etriment de ce qui l’entoure ou lorsque l’on porte son attention sur les ´ev´enements qui se d´eroulent dans une salle et ignore tout ce qui se passe hors la fenˆetre. Cons´equence ´egalement imm´ediate, l’apparence de r´ealit´e n’a rien `a voir avec le genre du texte, car le fait que le texte est fictionnel pourrait bien ˆetre absent dans la lecture de n’importe quel texte de n’importe quel genre (le fait pour certains genres litt´eraires d’ˆetre plus ou moins habiles `a guider la conscience du lecteur dans un tel ´etat est une autre question, relevant au moins partiellement de la dynamique).

Par ailleurs, la th`ese du hors sujet du fait de fiction aux moments d’im- mersion fictionnelle rend compte des deux grandes intuitions qui soutiennent et motivent le rapprochement entre la fiction et le jeu de faire comme si propos´e par Walton et Currie (§1.2.1), sans rencontrer les difficult´es qui ont touch´ees `

a leur th´eorie. D’un cˆot´e, il y a l’id´ee que dans le jeu de faire comme si (et ´egalement, dans la lecture de la fiction), le fait que ce soit du faire comme si

4Par exemple, Ingarden (1968, p52) : « le caract`ere ontique les objets repr´esent´es dans un

œuvre d’art litt´eraire est g´en´eralement celui de la r´ealit´e ».

5Il ne s’agit ´evidemment pas `a nier que les fictions puissent susciter des sentiments que

l’on n’´eprouvent pas ordinairement dans la r´ealit´e, mais de les comprendre comme le propre du bon ´ecrivain, non pas celui de la fiction elle-mˆeme.

est absent (d’o`u la ressemblance entre l’int´erieur du jeu et la r´ealit´e). De l’autre cˆot´e, un jeu de faire comme si (ou autrement dit, le fait qu’il s’agit de fiction) est persistant dans le sens o`u, mˆeme lorsque l’on est dedans, il est toujours « l`a ». Plus : il faut qu’il soit « l`a » pour que l’on puisse ˆetre dedans. Walton et Currie ont peine `a expliciter le rapport entre l’int´erieur du faire comme si, o`u le fait de fiction est absent, et le fait persistant qu’il s’agisse du faire comme si, c’est-`a-dire sa pr´esence ; c’est d’ailleurs l’une des sources des probl`emes relev´es dans §1.4.1. Par contraste l’approche propos´ee ici r´esout cette tension grˆace `a la localit´e. Le fait que c’est du faire comme si ou de la fiction est bien absent aux moments d’immersion, en l’occurrence des structures instantan´ees locales `a ces moments (§2.2.1). S’il est « pr´esent », c’est dans un autre sens : il s’agit d’une pr´esence `a la fa¸con d’une croyance qui, alors qu’elle est attribu´ee au sujet sur des longues p´eriodes, demeure longtemps « latente », pour n’entrer en jeu que dans des conduites pr´ecises et temporellement locales. Il y aura des aspects « correspondant » `a cette croyance seulement dans les structures instantan´ees de la conscience `a des moments o`u elle est en jeu, et certainement pas `a chaque moment de la vie du sujet. De mani`ere semblable, le fait qu’il s’agit de la fic- tion est bien « l`a » en tant que croyance du lecteur, mais elle entre en jeu et est « pr´esent » en tant qu’aspect des structures instantan´ees seulement aux mo- ments o`u le rapport entre fiction et r´ealit´e est en jeu et non pas « en pleine lecture ». C’est le d´epassement de la simple dichotomie entre le dans et le hors du faire comme si au profit de la gamme de diff´erents « statuts » possibles du fait de fiction, selon qu’elle est objet ou relation d’une structure instantan´ee, se- lon que sa pr´esence y est plus ou moins vague, selon qu’elle s’associe `a certaines structures instantan´ees plutˆot que d’autres, qui permet au cadre propos´e d’ex- pliquer les intuitions des th´eories pr´ec´edentes sans subir leurs inconv´enients.

La th`ese de l’absence (locale) du fait de fiction `a des moments d’immer- sion fictionnelle est la cons´equence d’une application simple de la th´eorie du mental d´evelopp´ee dans le chapitre pr´ec´edent aux observations quotidiennes re- latives `a l’exp´erience de lecture. N´eanmoins, elle s’oppose `a une th`ese d’une ph´enom´enologie sp´ecifique `a la fiction, que l’on peut rep´erer, dans diverses formes, aussi bien chez des ph´enom´enologues tels Sartre et Ingarden que chez des th´eoriciens de la fiction tel Schaeffer. Quant aux premiers, ils soutiennent des aspects de la conscience qui sont sp´ecifiques `a la fiction : Sartre soutient une distinction entre la « conscience » sp´ecifique `a la fiction (ou l’imagination) et d’autres « consciences », et Ingarden, pour sa part, soutient que les ´enonc´es d’un texte de fiction sont des « quasi-jugements », requ´erant des « actes de conscience » ou des « moments « th´etiques » » particuliers de la part du lec-

teur6. Pour formuler leur th`ese dans le langage du cadre mental propos´e ici, elle

affirme qu’il y a une relation unaire « . . . est fictionnel » dans toute structure instantan´ee de la conscience, qui s’applique `a tous les objets de la structure qui sont « fictionnels » et seulement `a ces objets7. Il pourrait sembler que le

d´ebat sur la pr´esence ou non d’une telle relation dans une structure instantan´ee consiste en un simple petitio principi, d’autant plus que le vague de la structure instantan´ee empˆeche de trancher une fois pour toute la question. Or, comme on l’a vu dans §2.3, les propri´et´es d’une structure instantan´ee particuli`ere sont fortement reli´ees au passage dynamique dont cette structure fait partie, de telle sorte que l’importance, sinon la pr´esence, d’une relation particuli`ere dans une structure instantan´ee pourrait ˆetre jug´ee selon ses cons´equences dynamiques. D’ailleurs, un des arguments en faveur du rapprochement entre l’immersion fic- tionnelle et l’absence du fait de fiction s’appuie pr´ecis´ement sur le manque de cons´equence « effective » de la connaissance au fait de fiction sur la dynamique de la lecture, notamment `a des moments d’immersion fictionnelle. Il s’ensuit que mˆeme si la relation « . . . est fictionnel » soutenue par Sartre et Ingarden, et donc la distinction qu’elle fait entre les aspects « fictionnels » et « non fictionnels », est pr´esente dans une structure instantan´ee de la conscience `a un moment d’im- mersion fictionnelle, elle l’est de mani`ere tellement `a l’arri`ere-plan et tellement inefficace qu’il n’y a aucune diff´erence avec le cas o`u elle est absente. La th`ese de l’absence du fait de fiction `a des moments d’immersion fictionnelle, nuanc´ee, comme on l’a d´ej`a remarqu´e, par le vague des structures instantan´ees, n’est donc pas mise en question.

D’un autre cˆot´e, Schaeffer paraˆıt rejeter la th`ese de l’absence du fait de fiction `a des moments d’immersion fictionnelle, lorsqu’il pr´etend identifier un aspect ph´enom´enologique de base de l’immersion fictionnelle. Il s’agit en l’oc- currence de « l’attention scind´ee », qui « aboutit `a l’existence de deux mondes,

6Sartre (1995) soutient que « les phrases du roman se sont imbib´ees de savoir imageant »,

o`u « le savoir imageant [`a la diff´erence du « savoir pur » et du jugement] est une conscience qui cherche `a se transcender, `a poser la relation comme un dehors » (p132, voir en g´en´eral pp128-134). Ingarden (1968) pr´etend que les « moments « th´etiques » sp´eciaux [impliqu´ees dans l’appr´ehension des quasi-jugements d’un texte de fiction] apparaissent ici comme une variation particuli`ere des moments de reconnaissance de l’existence qui apparaissent dans l’appr´ehension d’un objet r´eel » (p214, voir ´egalement p215, note 40, et §13). Ce qui importe pour la discussion pr´esente est la th`ese d’une « conscience » ou d’un « acte de conscience » particulier `a la fiction, et non pas les th`eses (d’ailleurs partag´ees par les deux auteurs) relatives `

a la particularit´e des ´enonc´es m´eritant ce genre de « conscience » ou aux autres cons´equences (relatives « au rˆole des signes » ou `a « l’exp´erience esth´etique » par exemple) de ce genre de conscience.

7Cf. la note 73 de §2.5.1, o`u l’on a rapproch´e la th`ese d’une relation unaire « . . . est une

celui de l’environnement r´eel et celui de l’univers imagin´e »8. Pourtant, « l’at-

tention scind´ee » de Schaeffer semble renvoyer `a une diff´erence entre les en- tit´es du texte et les ´el´ements de l’environnement r´eel imm´ediat, c’est-`a-dire une diff´erence entre le « dans le texte » et « dans l’environnement de lecture ». Cette diff´erence n’a nullement particulier `a la fiction ; au contraire, elle a seulement affaire au fait que ce qui est d´ecrit dans le texte ne d´eroule pas simultan´ement sous les yeux du lecteur, fait appropri´e `a la lecture de la plupart de textes (sinon tous), qu’ils soient fictionnels ou non. De mˆeme que Giono pourrait se figurer les personnages de sa fiction dans son environnement imm´ediate, sans « confondre » personnage fictionnel et environnement r´eel (« Dans ma fenˆetre ouest, j’ai install´e . . .Mme Tim . . . »9) ; de mˆeme Michelet pourrait se figurer les

grands personnages de la R´evolution dans son environnement imm´ediat (Rob- bespierre dans sa fenˆetre ouest), sans les « confondre » avec cette environnement, c’est-`a-dire sans les penser vraiment l`a. Cette diff´erence entre l’environnement qui entoure l’immersion (salon o`u l’on lit, salle de th´eˆatre ou de cin´ema, et ainsi de suite) et ce qui arrive dans l’immersion n’est pas celle qui est en question ici (alors que l’on peut en rendre compte dans ce cadre)10. Car, tout simplement,

elle n’est pas une comp´etence sp´ecifique `a la fiction, mais plutˆot une comp´etence n´ecessaire pour une lecture quelconque (o`u ce qui est d´ecrit n’arrive pas simul- tan´ement sous les yeux du lecteur). Le hors sujet du fait que c’est de la fiction pendant les moments d’immersion fictionnel est tout `a fait compatible avec une « conscience » (ou une « pr´esence ») du fait que les ´ev´enements racont´es n’ont pas lieu dans l’environnement imm´ediat du lecteur.