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Attitudes ` a l’´ egard de la fiction

1.3 Approches psychologiques ` a l’´ egard de la fic tion

1.3.4 Emotions et sentiments ´

Dans le champ affectif, il y a une distinction importante et r´epandue entre les sentiments, qui sont imm´ediatement pr´esents et par cons´equent non narratifs, et les ´emotions, qui sont des ´Etats Men- taux narratifs ayant des liens forts et constitutifs avec plusieurs com- portements, croyances, d´esirs, attitudes et sentiments. Cette distinc- tion permet de comprendre les oppositions entre les th´eories pro- pos´ees des affects relatifs `a la fiction : elles s’accordent g´en´eralement sur la question des sentiments `a l’œuvre dans la r´eception de la fic- tion, et de leurs rapports avec d’autres attitudes, mais divergent dans le classement des ´emotions constitu´ees par ces sentiments et ces rap- ports.

Le questionnement formul´e `a l’´egard de la fiction dans §1.1 a trait non seule- ment `a ses aspects cognitifs, mais ´egalement `a ses aspects affectifs (notamment la question B.). Comme ailleurs dans ce travail, il s’agit non pas de la question de ce qu’est une ´emotion (´eprouv´ee relativement `a la fiction), mais plutˆot la question des effets et des apparitions des ph´enom`enes affectifs qui ont trait `a la

des phrases. » Voir ´egalement Bouveresse (1976, Ch. 4, notamment §4.)

fiction, bref, de la structure des ´emotions et de leurs rapports avec des compor- tements, des ph´enom`enes, et d’autres ´Etats Mentaux. En cons´equence, l’int´erˆet des d´ebats autour de la question de l’´emotion pour le propos de cet essai se borne aux structures propos´ees, et ne s’´etend pas aux questions m´etaphysiques ou ontologiques g´en´erales qui peuvent ˆetre formul´ees `a leur ´egard. Il s’av`ere que, en raison du manque g´en´eral de discussion sur les ´eventuels m´ecanismes affectifs relatifs `a la fiction, on pourra faire l’´economie de la question « causale » des ´emotions (quels m´ecanismes produisent ou constituent des ´emotions ?), pour concentrer sur la question « conceptuelle » des ´emotions : quelles sont les mo- dalit´es d’attribution de l’´emotion ?

L’enjeu de la discussion suivante, portant sur la question conceptuelle des ´emotions, est double. D’une part, elle permet de comprendre les th´eories de Walton et de Currie ayant trait aux affects relatifs `a la fiction. En parcourant quelques th´eories g´en´erales des affects, on parvient `a distinguer le sentiment, aspect affectif « ph´enom´enologiquement pr´esent » et non narratif, et l’´emotion, aspect affectif narratif, rapport´e `a d’autres ´Etats Mentaux, attitudes, compor- tements et ´eventuellement sentiments du sujet. Il s’av´erera que les th´eories de Walton et de Currie sont d’accord pour ce qui concerne les sentiments impliqu´es dans la lecture de la fiction, aussi bien que sur le rapport entre ces sentiments et d’autres ´Etats Mentaux, mais qu’elles diff`erent dans leur cat´egorisation de l’´Etat narratif rapportant au sentiment et `a ces ´Etats Mentaux : Currie l’appelle ´emotion, Walton l’appelle « ´emotion imagin´ee ».

D’autre part, et de plus, la discussion mettra en ´evidence quelques ´eventuelles exigences sur une th´eorie psychologique de la fiction qui vise ´egalement son ver- sant affectif. En effet, sont rep´er´es ici quelques aspects sp´ecifiques des ´emotions qui pourraient ˆetre exig´es d’une telle th´eorie, dont certains, notamment la n´ecessit´e d’un Etat Mental non narratif et ph´enom´enologiquement pr´esent de sentiment, sont d´ebattus. Dans les chapitres suivants, sera d´evelopp´ee une th´eorie psychologique g´en´erale de la fiction qui contient une th´eorie du sentiment ; en cons´equence, cette th´eorie peut rendre compte des ´emotions, que les sentiments soient des aspects vraiment requis ou non.

L’aspect sp´ecifique aux affects qui est souvent promu dans la litt´erature est le sentiment. Le sentiment est quelque chose qui a lieu, il « fait occurrence »). Il est quelque chose de « pr´esent », de « vif » et « d’imm´ediat »68; plus pr´ecis´ement, il

est « pr´esent », « vif » et « imm´ediat » ph´enom´enologiquement69. Les sentiments

68Pourtant, la « pr´esence » du sentiment n’implique pas sa « luminosit´e » : on pourrait avoir

un certain sentiment sans tenir compte qu’on l’´eprouve.

prennent une place importante dans un grand nombre de th´eories de l’´emotion. Le cas le plus extrˆeme est celui de James, selon lequel « notre sentiment de ces mˆemes changements [corporels] en tant qu’ils se produisent est l’´emotion »70.

Or, on trouve un accent sur l’importance des sentiments ´egalement chez Elster, selon lequel un des traits principaux des ´emotions sont leurs « sentiments qua- litatifs », ou chez Goldie, selon lequel « les sentiments constituent une partie intime et famili`ere des exp´eriences ´emotionnelles »71, pour ne prendre que deux

exemples.

Par contraste, un grand nombre de philosophes soulignent les rapports des ´emotions avec les comportements du sujet, avec d’autres ´Etats Mentaux tels que les croyances et les d´esirs, ou avec des attitudes tels que les jugements. Certains pr´etendent que ces rapports sont les seuls qui importent quant aux ´emotions, ainsi faisant fi des ´eventuels sentiments. Par exemple, Bedford af- firme que « les termes d’´emotions . . . pr´esentent l’action qu’il s’agit d’expliquer non seulement dans le contexte du comportement de l’individu, mais dans un contexte social, . . . [et ils] expliquent en fournissant une raison pour l’action, c’est-`a-dire en en fournissant une justification comp`ete ou partielle » ; selon So- lomon, « mes ´emotions sont les jugements que je fais » ; ou encore selon Davidson « en fournissant la croyance [que l’on a une certaine caract´eristique] et l’attitude [d’approbation ou d’estime pour toute personne qui a cette caract´eristique] sur lesquelles l’orgueil repose, on explique l’orgueil dans deux fa¸cons : on en four- nit une explication causale et on fournit les raisons de la personne pour son orgueil »72. Mˆeme ceux qui n’entendent pas r´eduire les ´emotions aux autres

´

Etats Mentaux, aux attitudes, ou aux comportements seulement, reconnaissent g´en´eralement ces aspects. Elster, par exemple, compte parmi les caract´eristiques principales des ´emotions leurs « ant´ec´edents cognitifs », et Goldie conc`ede que « lorsque j’ai une ´emotion, il y aura souvent des croyances et des d´esirs qui peuvent ˆetre m’attribu´es et qui contribueront `a rendre intelligible aussi bien mon ´emotion que ce que je fais en cons´equence de cette ´emotion »73.

Cet bref aper¸cu de la litt´erature permet deux conclusions. Premi`erement, de mˆeme que les croyances, les ´emotions sont des ´Etats Mentaux narratifs, en ce sens que leur attribution d´epend de plusieurs exp´eriences et comportements `a des moments diff´erents, aussi bien d’ailleurs que d’autres ´Etats Mentaux at- tribu´es tels les croyances et les d´esirs. Comme le dit tr`es clairement Goldie,

nalisme m´ethodologique ; voir le paragraphe pr´ec´edent.

70James (1884, pp189-90).

71Elster (1999a, p 246 sq.) ; Goldie (2000, p50).

72Bedford (1957, p97-8) ; Solomon (1973, p261) ; Davidson (1976, pp284-5). 73Elster, ibid. ; Goldie, op cit., p18.

« une ´emotion est structur´ee de sorte qu’elle constitue une partie d’un r´ecit – en gros, une suite des actions et des ´ev´enements, des pens´ees et des sentiments – dans lequel l’´emotion s’enfonce »74. La jalousie, pour reprendre son exemple, est

en rapport avec un certain nombre de croyances (la femme aim´ee vous a quitt´e pour quelqu’un d’autre), avec un certain nombre de comportements agit´es (le manque de sommeil), avec un certain nombre de pens´ees et de sentiments (re- latifs `a cette femme), et avec un certain nombre d’actions (vous la cherchez) qui sont parsem´es dans le temps et organis´es sous forme de r´ecit. Il d´ecoule de cette « narrativit´e » une cons´equence d´ej`a remarqu´ee dans les cas de croyance et de faire comme si (§1.3.2), `a savoir le fait qu’une ´emotion pourrait ˆetre at- tribu´ee `a quelqu’un `a juste titre sans qu’il soit conscient de cette attribution : ainsi, la narrativit´e de l’´emotion se joint au manque bien connu de limpidit´e du sujet `a l’´egard de ses propres ´emotions (et d’ailleurs `a son d´efaut d’« autorit´e » relativement `a ses ´emotions)75.

Pourtant, et voil`a la deuxi`eme conclusion, `a la diff´erence des croyances qui sont apparemment attribu´ees sur la base des comportements du sujet, il se peut que l’´emotion requi`ere quelque chose de plus que les comportements, `a savoir quelque chose de l’ordre du sentiment. Comme sugg´er´e par les citations ci-dessus, ceci est une question d´ebattue ; n´eanmoins, si l’on propose une th´eorie qui peut rendre compte aussi bien des sentiments que des croyances et des d´esirs, cette th´eorie sera capable de rendre compte ´egalement des ´emotions (qu’il faille employer les sentiments ou non)76. La th´eorie propos´ee dans les Chapitres 2 et

3 aura cette propri´et´e.

Dans la suite, le terme sentiment sera r´eserv´e pour ces affects imm´ediats et pr´esents que l’on ´eprouve « dans le moment ». Par contraste, le terme ´emotion r´ef`ere `a l’Etat Mental attribu´e `a un sujet sur une base comportant plusieurs mo- ments diff´erents ; comme telle, elle « comporte plusieurs facettes », relatives aux diff´erents comportements, ´Etats Mentaux, sentiments et ainsi de suite qui y sont en rapport. Ces rapports sont ´etablis dans le bloc d’attribution (§1.3.2) o`u figure l’´emotion particuli`ere attribu´ee : les autres ´Etats Mentaux (tels les croyances et les d´esirs) auxquels cette ´emotion se rapporte sont ´egalement pr´esents dans

74Op cit., p13.

75Comme le dit Bedford, op cit., p81 « ceux qui sont jaloux sont souvent les derniers, plutˆot

que les premiers, `a le reconnaˆıtre. » Solomon, op cit., pp259-60, pour prendre un autre exemple au hasard, sugg`ere avec Freud que certaines ´emotions sont « dissoutes » d`es que le sujet en prend proprement conscience.

76Il se peut que l’attribution des ´emotions s’appuie ´egalement sur quelque chose de l’ordre

d’une pens´ee, con¸cue comme un aspect cognitif « pr´esent » et « imm´ediat » (occurrent) : une sorte d’analogue cognitive pour le sentiment. Il s’av`ere que la th´eorie propos´ee rendra ´egalement compte de telles pens´ees ; voir §2.5.1.

ce bloc. Il est clair des propri´et´es de ces blocs que la conception quotidienne d’´emotion, ainsi que celle que l’on emploie dans le milieu philosophique, est une conception ordinaire. Intuitivement, on n’a que des formulations g´en´eriques et non rigoureuses au sujet des rapports entres les ´emotions et d’autres ´Etats Men- taux (cf. la citation de Davidson ci-dessus, par exemple), ressemblant plutˆot aux sagesses quotidiennes vagues qu’aux principes pr´ecis de la th´eorie de la d´ecision. Plus pr´ecis´ement, la conception d’´emotion employ´ee est non satur´ee et a une base d’attribution locale : d’un cˆot´e, il n’y a aucune tentative de mettre une ´emotion en rapport avec tous les autres ´Etats Mentaux du sujet ; de l’autre cˆot´e, les discussions philosophiques `a l’´egard des ´emotions ont trait normale- ment aux cas particuliers, suppos´es g´en´eriques, plutˆot que sur la vie enti`ere du sujet.

Cette conception g´en´erale d’´emotion est, en gros, admise par Walton et par Currie et employ´ee dans leurs consid´erations des affects relatifs `a la fiction. Les deux auteurs admettent que, tout comme dans la r´ealit´e, on ressent certains sen- timents en r´eponse `a un texte fictionnel (ou un film fictionnel)77. En outre, ils s’accordent `a ce que la diff´erence entre les ´emotions usuelles et les « ´emotions » relatives `a la fiction tient au fait que, alors que les premi`eres entrent en rela- tion avec certains croyances, d´esirs (et enfin actions) usuels, les derni`eres entre- tiennent le mˆeme genre de relation avec les ´Etats Mentaux de faire comme si (et, selon Currie, de « make-desire »)78 : la peur du spectateur du cin´ema est

issue de son « faire comme si » que le h´eros est en danger, non de quelconque croyance `a cet ´egard. Or, ils s’opposent sur la question de la priorit´e `a accor- der `a cette diff´erence relativement `a la ressemblance entre ´emotions usuelles et « fictionnelles » (il s’agit dans les deux cas du mˆeme genre de rapport avec des ´

Etats Mentaux cognitifs et volitifs). Currie minimise la diff´erence au profit de la ressemblance entre elles, en affirmant que il s’agit bel et bien des ´emotions dans la fiction, mais des « esp`eces diff´erentes d’´emotion »79. En revanche, Wal-

ton favorise la diff´erence par rapport `a la ressemblance : le spectateur d’un film d’horreur, pour reprendre son exemple, imagine qu’il est en danger et donc il imagine avoir peur. Autrement dit, puisque le danger est fictionnel, l’´emotion est ´egalement « fictionnelle »80. Ainsi, l’opposition entre les deux auteurs res- semble `a une diff´erence de terminologie plutˆot qu’une diff´erence de fond ; pour

77Currie appelle ces sentiments des sentiments (op cit., §5.3-4), alors que la conception

waltonienne de « quasi-´emotion » (op cit., p196 et §7.1) correspond grosso modo `a ce que l’on appelle ici sentiment.

78Currie, op. cit., §§5.4 et 5.5 ; Walton, op cit., §7.1. 79Currie, op. cit., p212.

les propos de la discussion suivante, les deux th´eories sont log´ees `a la mˆeme enseigne.

1.4

Approches « conceptuelles » : ´Etats Men-