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Attitudes ` a l’´ egard de la fiction

1.2 Approches g´ en´ erales de la fiction

1.2.1 La strat´ egie « mim´etique »

O`u l’on consid`ere les deux grandes approches souvent prises `a l’´egard de la fiction. Ce qui importe ici n’est pas leur diff´erence mais leur communaut´e : elles emploient les deux la dite strat´egie « mim´etique », consistant `a poser initialement la distinction entre fiction et r´ealit´e pour ensuite venir au rapport entre elles, lequel est invariablement de l’ordre de la similitude.

Il est coutume de distinguer, pour ce qui concerne les approches propos´ees de la fiction, deux traditions : l’une, qui remonte jusqu’`a Platon, souligne l’aspect imitatif de la fiction, en pensant par exemple l’acte d’´ecrire, le texte fictionnel lui-mˆeme, les propos du texte, sa communication, ou encore sa lecture comme des « imitations » des actes, textes ou faits r´eels ; l’autre, qui remonte aux roman- tiques du XVIIIe (et dont certains ont cru rep´erer des traces dans la Po´etique

d’Aristote) se propose de penser l’art en g´en´eral et la fiction en particulier comme une activit´e cr´eative. En bref, la premi`ere aborde la fiction comme du mim´esis au sens de l’imitation, alors que la derni`ere privil´egie un autre sens du mot mim´esis qui a ´et´e r´ecemment mis en valeur, celui de la repr´esentation14 ou

mieux de la « mise en repr´esentation »15. Or, si l’on prend des choses `a un niveau

suffisamment g´en´eral, on a affaire `a deux exemples d’un seul et mˆeme sch`eme

14Voir la discussion pp24-30 de l’introduction de Magnien (Aristote, 1990), aussi bien que

la traduction de Dupont-Roc et Lallot (Aristote, 1980).

d’approche de la fiction, une seule strat´egie, que l’on baptise, en jouant sur le double sens du mot, la strat´egie « mim´etique ». Cette strat´egie rend compte des deux aspects du rapport entre fiction et r´ealit´e – leur distinction et leur similitude (§1.1.3) – en posant ou supposant d’abord les deux termes diff´erents – la fiction et la r´ealit´e – pour ensuite consid´erer le rapport entre ces termes. Dans ce sens, elle commence avec la distinction entre la fiction et la r´ealit´e, pour en venir apr`es, d’une mani`ere ou d’une autre, `a leur similitude. Pourtant, il y a des raisons pour douter de l’efficacit´e de cette strat´egie. Dans les sections ult´erieures de ce chapitre, on examinera les applications de cette strat´egie `a la question psychologique de la fiction, en mettant en ´evidence certaines faiblesses qui leurs touchent.

Un repr´esentant contemporain typique de l’approche imitative de la fiction, c’est-`a-dire de l’approche qui traite la fiction comme une « imitation » ou une « feinte » de la r´ealit´e, ou plus g´en´eralement comme « mod´elis´ee » d’apr`es elle, est la th´eorie de « make-believe » d´efendue par Walton et Currie. Selon Walton, la fiction consiste en un jeu, jou´e par le lecteur avec le texte, qu’il appelle le jeu de « make-believe »16. Dans ce jeu, un lecteur « imagine » (pour employer

le terme de Walton) ou « make-believe » (pour employer le terme de Currie) les ´enonc´es du texte. Ce « make-believe » n’est pas le faire croire (notamment elle ne signifie nullement que l’auteur fait que le lecteur croit les ´enonc´es du texte) ; en effet, Walton et Currie veulent d´esigner plutˆot une certaine attitude mentale du lecteur, qu’une force externe exerc´ee sur lui par l’auteur. Le « make-believe » est ainsi de l’ordre du « faire comme si », ce qui entraˆıne la connotation de feinte pr´esente dans le terme anglais. En plus, `a cˆot´e de cette attitude de faire comme si, il y a un op´erateur de faire comme si : « il est « faire comme si » que X » (it is make-believe that X) ou plus correctement « il est vrai dans le jeu de « faire comme si » que X » si X est `a imaginer ou `a faire comme si (au sens de l’atti- tude) dans le jeu de faire comme si17. Pour Walton surtout, un ´enonc´e est une

« v´erit´e fictionnelle » s’il est du faire comme si (au sens de l’op´erateur)18. De fait, l’op´erateur de faire comme si « imite » la v´erit´e, l’attitude de faire comme si « imite » la croyance et le rapport entre eux « imite » le rapport entre v´erit´e et croyance : « Imaginer vise `a ce qui est fictionnel, comme croire vise `a ce qui est vrai. Ce qui est vrai est `a croire ; ce qui est fictionnel est `a imaginer. »19

16Walton (1990, Ch. 1).

17Walton, op cit., p39 : « les propositions fictionnelles sont des propositions qui sont `a

imaginer [dans le jeu de « make-believe »]. » Voir ´egalement Currie (1990, §§1.5 et 2.4).

18Walton, op cit., p35. Currie souligne par ailleurs la diff´erence entre v´erit´e fictionnelle et

ce qui est du faire comme si dans un jeu de faire comme si dans 1990, §2.4.

De l’autre cˆot´e, l’approche cr´eative de la fiction, d´evelopp´ee par des th´eoriciens tels Goodman, Ricoeur, et Iser, se concentrent sur les possibilit´es « cr´eatives » de la fiction, ses possibilit´es de « re-figurer », de « re-former », d’« influencer », de « contrebalancer » la (conception de la) « r´ealit´e ». Comme le dit Goodman, « Cervantes, Bosch et Goya, autant que Boswell, Newton et Darwin, prennent et d´efont, font et reprennent des mondes familiers, en les refa¸connant de des mani`ere remarquable . . . »20 Pour sa part, Ricoeur parle de la « configuration

nouvelle » produite dans ou par la lecture21. Enfin, Iser ne cesse de souligner la

particularit´e du « texte litt´eraire » (dont tous ses exemples sont des textes de fiction) : « La relation unique entre le texte litt´eraire et la ‘r´ealit´e’, sous forme des syst`emes de pens´ee ou mod`eles de r´ealit´e, tient `a ceci . . .[le texte] repr´esente une r´eaction contre les syst`emes de pens´ees qu’il a choisit »22.

Ces deux traditions ont ceci de commun : elles posent les deux une dis- tinction entre un cˆot´e « fiction » et cˆot´e « r´ealit´e », pour ensuite penser `a leur rapport ou leur similitude. D’un cˆot´e, dans la th´eorie de Walton et Currie, l’ac- tivit´e propre `a la fiction se distingue de l’activit´e ordinaire par le fait qu’il s’agit d’un jeu, or elle « ressemble `a » (ou « imite ») l’activit´e r´eelle dans la mesure o`u elle est du faire comme si . Les ´enonc´es relatifs `a la fiction se distinguent des ´enonc´es ordinaires par le pr´efixe « il est vrai dans le jeu de faire comme si que . . . », or la v´erit´e dans le jeu, par le fait mˆeme qu’il s’agit du faire comme si, ressemble `a la v´erit´e au sens ordinaire23. Enfin, l’attitude du lecteur relative `a

la fiction (l’imagination au sens de Walton, le faire comme si au sens de Cur- rie) est diff´erente de son attitude relative aux faits r´eels (la croyance)24, or les

deux auteurs s’accordent `a ce qu’elles se ressemblent, dans la mesure o`u les faire comme si prennent place dans une structure analogue `a la structure cognitive o`u s’´etalent les croyances. Par exemple, de mˆeme qu’il y a un certain « id´eal de coh´erence » et de « justification » des croyances, les faire comme si sont, autant que possible, coh´erents et justifi´es . . .par rapport au texte de fiction25.

En somme, en ramenant la fiction au « faire comme si », on la distingue de la

20Goodman (1978, p104-5).

21Ricœur (1983, p12). Ricoeur concentre en l’occurrence sur la question de la « refiguration »

du temps.

22Iser (1976, p72). 23

« La fictionalit´e s’av`ere en effet ˆetre de plusieurs mani`eres analogue `a la v´erit´e », Walton, ibid.

24

« Ce qui distingue la lecture d’un texte de fiction de la lecture d’un texte non fictionnel est . . . l’attitude relative au contenu de ce que nous lisons : faire comme si dans un cas, croyance dans l’autre. » Currie, op cit, p 21.

25Walton, §1.5. Currie (p205 sq.) pousse encore plus loin la ressemblance en proposant les

« make-desires » qui entrent dans les mˆemes rapports avec les « make-beliefs » que les d´esirs (usuels) avec les croyances (usuelles).

r´ealit´e, mais en mˆeme temps on la consid`ere comme similaire `a la r´ealit´e, sur le mode imitatif. De l’autre cˆot´e, Goodman, Ricoeur et Iser commencent par poser la question du rapport entre deux choses prises pour distinctes – la fiction et la r´ealit´e (en tant qu’elle est con¸cue) – pour ensuite conclure que la premi`ere « travaille », « re-forme » ou « influence » la derni`ere. Du reste, dans le sens o`u la re-figuration du « monde » (r´eel) op´er´ee par la fiction a pour cons´equence une certaine parent´e entre ces deux termes, on peut dire que ces auteurs retrouvent une sorte de similitude apr`es avoir pos´e leur distinction.

L’attention mise ici sur la communaut´e entre les deux traditions n’implique cependant aucun rejet du fameux contraste entre elles : si elles admettent les deux de partir de la distinction entre fiction et r´ealit´e pour retrouver ensuite leur ressemblance, il ne reste pas moins qu’elles s’opposent sur le sens de cette ressemblance. La tradition imitative traite la r´ealit´e con¸cue comme pr´e-donn´ee, de telle sorte que toute similitude entre fiction et r´ealit´e est con¸cue comme une imitation par la fiction de la r´ealit´e. L’ˆetre fictionnel et l’attitude de faire comme si, par exemple, sont con¸cues sur le mod`ele de la v´erit´e et la croyance bien connues. Par contraste, la tradition cr´eative met en avant la possibilit´e pour la fiction de d´eformer ou re-figurer la r´ealit´e pr´e-donn´ee, et donc la possibilit´e pour la r´ealit´e (ou mieux, la conception de la r´ealit´e) de « suivre » ou « se r´egler » sur la fiction dans certains cas, de telle sorte que c’est la r´ealit´e qui vient ressembler `a la fiction. Si, comme le soutient Iser, la marque de la fiction est « le franchissement de fronti`eres »26, si la fiction prend un « r´epertoire » des

conceptions et des syst`emes de pens´ees de la r´ealit´e et les r´eorganise27, alors

une similitude entre r´ealit´e et fiction (selon cette dimension) n’est r´etablie que si la r´ealit´e « rattrape » la fiction qui « l’a d´epass´ee ». La similitude est a priori un rapport sym´etrique (X est semblable `a Y si et seulement si Y est semblable `a X) ; n´eanmoins, la tradition imitative accorde une priorit´e `a la r´ealit´e, et par cons´equent valorise le sens o`u la fiction ressemble `a la r´ealit´e, alors que la tradition cr´eative accorde une priorit´e `a la fiction, et par cons´equent au sens o`u la r´ealit´e est ou devient semblable `a la fiction. Cette diff´erence est sans doute li´ee aux diff´erences des int´erˆets et des buts des th´eories appartenant `a chaque tradition ; c’est cependant leur communaut´e plutˆot que leur diff´erence qui importe ici.

En cons´equence, il est l´egitime de ranger ces deux genres d’approche sous le signe d’une seule strat´egie pour aborder la fiction, que l’on appelle la strat´egie

« mim´etique ». Elle consiste `a poser d’abord la distinction entre fiction et r´ealit´e,

26Iser (1991, Ch. 3). 27Iser (1976, Chs. 3 et 4).

pour ensuite retrouver leur rapport, voire leur similitude. On se chargera dans les sections suivantes (§§1.4 et 1.5) de montrer que cette strat´egie « mim´etique », en tant qu’elle a ´et´e appliqu´ee de diverses fa¸cons `a la question psychologique de la fiction, n’est pas la bonne. En un mot, la difficult´e tient au fait que la strat´egie ne permet gu`ere de sp´ecifier ni de comprendre les d´etails du rap- port entre la r´ealit´e et la fiction. L’application de la strat´egie « mim´etique » `

a la question s´emantique, c’est-`a-dire la question des « ´enonc´es fictionnels » tels « Holmes est un d´etective », permet d’illustrer ce genre de difficult´e. Souvent, on pose initialement une distinction entre ´enonc´es relatifs `a la fiction et les ´enonc´es « ordinaires » sous forme d’un op´erateur comme « dans la fiction f, . . . »28 : `a la diff´erence des ´enonc´es « ordinaires » , les ´enonc´es ayant trait `a la

fiction (« Holmes est un d´etective ») sont suppos´ement des ellipses des ´enonc´es pr´efix´es par cet op´erateur (« dans les Aventures de Sherlock Holmes, Holmes est un d´etective »). Ensuite, on analyse cet op´erateur, tantˆot en mettant en œuvre des techniques emprunt´ees `a la s´emantique des ´enonc´es ordinaires29 et

donc une similitude avec l’analyse des ´enonc´es ordinaires, tantˆot en s’appuyant explicitement sur la notion de « similitude » avec la r´ealit´e30. On n’est pour-

tant pas parvenu `a comprendre parfaitement les d´etails de cette similitude avec la r´ealit´e ou avec l’analyse des ´enonc´es ordinaires. Par exemple, Lewis analyse l’op´erateur fictionnel en termes de contrefactuels (grossi`erement, des condition- nels subjonctifs « si X ´etait le cas, alors Y serait le cas »), qui, `a leur tour, sont analys´es en termes de similitude entre mondes possibles (grosso modo, il s’agit des mondes possibles les plus semblables au monde r´eel o`u les ´enonc´es du texte sont ´enonc´es comme v´erit´es)31. Cette similitude entre mondes, `a laquelle sont

renvoy´es les contrefactuels ainsi que la v´erit´e dans la fiction, n’est pas tr`es bien comprise, variant, comme l’admet Lewis lui-mˆeme, en fonction de « la pratique et le contexte »32. Par cons´equent, la question d´etaill´ee du rapport entre fiction

et r´ealit´e, qui se r´eduit selon cette analyse `a la question d´etaill´ee de la relation de similitude entre mondes possibles, ne trouve pas de r´eponse satisfaisante. En reconnaissant le rapport entre fiction et r´ealit´e comme un certain rapport de similitude, on ne fait que nommer le probl`eme, non pas le r´esoudre ; c’est un aspect qui touche aux applications de la strat´egie « mim´etique » en g´en´erale, et

28Ce genre d’op´erateur es employ´e par Lewis (1978), Walton (1990), Currie (1990), et Woods

(1974), pour ne prendre que quelques exemples.

29L’analyse de Currie, §§2.5 et 2.6 s’appuie sur une analogie avec les inf´erences des croyances ;

Woods s’appuie pour sa part sur la d´eduction plus ou moins logique (par exemple, Ch. II, §12).

30C’est la d´emarche de Lewis, qui sera discut´e prochainement. 31Op cit., p269 sq.

particuli`erement, comme on le montrera dans la suite, `a toutes les applications `a la question psychologique de la fiction.

En r´esum´e, quelles que soient leurs autres diff´erences, les approches de la fiction propos´ees jusqu’`a pr´esent souscrivent au sch`eme g´en´eral pr´econis´e par la strat´egie « mim´etique » . Toutefois, la question du rapport d´etaill´e entre fic- tion et r´ealit´e dans la psychologie du lecteur ne saurait pas trouver une r´eponse suffisante dans les th´eories d´evelopp´ees en appliquant de mani`eres diverses la strat´egie « mim´etique ». Il sera la charge de §§1.4 et 1.5 de montrer cette insuf- fisance. En cons´equence, il faudra recourir `a une autre strat´egie. Pour ´ebaucher les grands traits de cette strat´egie, on se sert de certains aspects du concept de jeu, lesquels, par la parent´e entre le jeu et la fiction, s’appliquent ´egalement `a la fiction. On introduit d’abord ces aspects, en venant par la suite `a la pr´esentation de la strat´egie alternative.