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Seconde référence d’Ancien Régime : l’Encyclopédie

Nous tournons maintenant à la référence non juridique, à savoir l’incontournable

Encyclopédie de DIDEROT. Publié à peu près quarante ans avant le Code civil, cet ouvrage

monumental a déjà consacré deux articles à notre mot-clé188. Le premier concerne la personne

au sens grammatical, que nous ignorons en raison de son impertinence. C’est plutôt le second qui mérite d’être examiné de plus près.

Ce second article est commencé par une apposition : « personne » de français, c’est pour lui la persona de latin, qui signifie, du point de vue théologique, « une substance individuelle, une nature raisonnable ou intelligente ».

Bien que la plupart de cet article s’occupe principalement du côté théologique, comme ce qu’il vient d’annoncer, l’auteur anonyme de cet article y ajoute une petite parenthèse : « Le Père et le Fils sont réputés en droit une même personne. Un ambassadeur représente la personne de son prince »189. S’il est clair que le second exemple relève explicitement du

rapport de représentation, le premier est plus difficile à comprendre pour le lecteur moderne. Il s’agit, en effet, d’une règle du code de JUSTINIEN selon laquelle le père et le fils mineur sont censés la même persona lorsqu’ils sont tous les deux institués héritiers de quelqu’un d’autre190. L’idée selon laquelle le père et le fils institués héritiers dans le même testament ne

font qu’une persona ensemble convenait, apparemment, aux théologiens du christianisme. En

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Personne. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [en ligne]. [réf. du 12 septembre 2006]. Disponible sur : http://portail.atilf.fr/encyclopedie/images/V12/ENC_12-431.jpeg

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En ce qui concerne l’attribution des articles de l’Encyclopédie, nous nous appuyons sur le site the ARTFL Encyclopédie Project [en ligne]. [réf. le 14 novembre 2010]. Disponible sur : http://encyclopedie.uchicago.edu. Sachez que les deux articles de personne au sens grammatical, de personne ou persona au sens théologique restent sans attribution ; l’avocat célèbre A.-G. BOUCHER D’ARGIS (1708-1791) a rédigé l’article « personnat », et L. de JAUCOURT (1704-1779) est responsable de l’article « personnes, gens (synon.) ». Sur le terme « personnat », voir aussi ci-dessous p. 108, note 194.

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Notamment le cas discuté dans C. 6, 26, 11, pr. et 1. Le fragment entrera dans notre étude ci-dessous à p. 263, note 444. Voir p. 346, note 656, et, en outre, Giovanni LOBRANO. Pater et filius eadem persona : per lo studio della patria potestas. Milano : Giuffrè, 1984.

ce qui concerne ce cas précis, il faut penser à la formule de « succedere in locum defuncti » ou bien « succedere in ius (iura) defuncti », c’est-à-dire succéder, littéralement, au lieu ou au droit du défunt191. Il n’y a qu’un seul « lieu », qu’un seul « droit » disponible pour tous les

héritiers institués. Ainsi, le mot « personne » employé dans la phrase de l’Encyclopédie ne saurait avoir le sens moderne d’individu humain. Car, dans tous les autres cas, soit le père et le fils sont, ou bien, « ont » deux personnes distinctes, lorsque celui-ci n’est plus soumis à la puissance paternelle en raison de sa majorité ou de l’émancipation, soit le père seul est ou « a » une personne dont la puissance soumet le fils, tel que le cas de pater familias romain.

Parenthèse fermée, nous voyons l’auteur continuer à développer la définition principale en nous rappelant une tradition. Cette fameuse définition, écrivait-il, « revient à celle de BOECE (Anicius Manlius Torquatus Severinus BOETIUS, ca. 480-525, NDLR) », qui employait également le même mot dans le sens théâtral lorsque celui-ci appelait les acteurs qui montaient sur scènes avec, chacun, leur masque larvati et, quelquefois, personati. Le philosophe de l’Antiquité avait, disait l’auteur inconnu, fait remarquer que certains qui « étaient aussi distingués par quelque chose dans leur figure ou leur caractère, ce qui servait à les faire connaître, furent appelés par les Latins persona, et par les Grecs ». Puisque les acteurs représentaient également des personnages moins éminents, « le mot personne », précisait-il, « vint enfin à signifier l’esprit, comme la chose de la plus grande importance et de la plus grande dignité dans tout ce qui peut regarder les hommes : ainsi les hommes, les Anges, et la Divinité elle-même, furent appelés personnes ». En passant par la distinction théologique entre l’hypostase et la personne192, l’auteur nous signalait, en citant CICERON,

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GAIUS, Inst., 4, 34 ; Paul, 54 ad ed., D. 41, 3, 4, 15.

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Cette distinction relève de la célèbre problématique de la trinité, dont un Tertullien, un des premiers pères de l’Eglise, qui vivait probablement entre le deuxième siècle et le troisième, a composé la référence principale. Voir Paul MONCEAUX. Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne depuis les origines jusqu’à l’invasion arabe. 7 tomes, t. 1. Paris : Leroux, 1901. Siegmund SCHLOSSMANN. PERSONA und im Recht und im christlichen Dogma. Kiel : Lipsius und Tischer, 1906. Adhémar d’ALES. La théologie de Tertullien. Brescia :

que le nom de personne allait jusqu’à signifier « quelque dignité, par laquelle une personne est distinguée d’une autre, comme un père, un mari, un juge, un magistrat, etc ».

Se bornant à résumer la définition traditionnelle, l’auteur de l’article consulté tenait, pourtant, à préciser un point fondamental, à savoir la manière de laquelle une chose s’individualisait. En effet, il y a consacré à peu près autant de lignes qu’à son étymologie. Son objectif nous paraît de montrer qu’il n’y avait qu’une seule personne en l’homme, même si celui-ci était, selon lui, composé de deux substances différentes, notamment le corps et l’esprit. De là, l’auteur anonyme revenait sur le plan théologique, qui était aussi le registre duquel relevait l’article consulté. Il prétendait qu’il n’y avait en JESUS, non pas trois, mais qu’une seule personne divine, malgré la composition de sa nature, à la fois divine et humaine.

A cet effet, l’auteur de cet article devait expliquer les deux manières dont une chose pouvait être « individuelle ». Ce paragraphe nous paraît pertinent dans la mesure où, en vertu de la question de la trinité, son auteur cherchait à « compter les personnes » avant d’aborder d’autres questions sur ce qu’« est » une « personne ». Cette dimension numéraire paraîtrait inutile à ceux qui identifient la personne à l’homme : le nombre de personne doit, pour eux, être équivalent au nombre d’homme ; il doit y avoir une personne quand il y a un homme (ou une femme, bien sûr) ; l’on pourrait même dire qu’il y a une personne quand il y a un corps vivant. Cependant, la question du nombre de personne à laquelle l’article consulté est consacré nous paraît un peu différent.

En effet, une chose pouvait, selon l’Encyclopédie, être individuelle « de deux manières », l’une d’ordre logique, l’autre d’ordre physique. De la première manière, une

Paideia, 1974. Réimpression de la 2e édition, Paris : Beauchesne, 1905. Jean-Claude FREDOUILLE. Tertullien en Allemagne et en France de 1870 à 1930. Patristique et Antiquité tardive en Allemagne et en France de 1870 à 1930 : Influences et échanges, Colloque franco-allemand / s. dir. Jacques FONTAINE, Reinhart HERZOG, Karla POLLMANN. Chantilly : Institut d’Études Augustiniennes, 1993.

chose, disait l’auteur, ne pourrait « être dite de tout autre, comme CICERON, PLATON, etc ». Cette manière logique nous semblait n’avoir trait qu’aux êtres dénommés par des noms propres. La seconde manière était d’ordre physique. « Une goutte d’eau séparée de l’Océan » pouvait, selon l’auteur obscur, « s’appeler une substance individuelle ».

De l’une et de l’autre manière, une « personne » paraissait à l’auteur de notre article digne d’être une « substance individuelle » :

Logiquement, selon BOECE, puisque le mot personne ne se [disait] point des universels, mais seulement des natures singulières et individuelles ; l’on ne [disait] pas la personne d’un animal ou d’un homme, mais de CICERON et de PLATON ; et physiquement, puisque la main et le pied de SOCRATE n’[étaient] jamais considérés comme des personnes.

Cela dit, l’auteur anonyme n’arrivait pas encore à justifier qu’il n’y avait, en JESUS, non pas trois, mais qu’une seule personne. Car celui-ci, du point de vue physique, n’était pas moins individuel que SOCRATE. A cet effet, notre auteur anonyme introduisait une autre division à la seconde manière d’individualité. Il y avait, disait-il, deux espèces de l’individualité physique. « Positivement », une personne devait être « le principe total de l’action », parce qu’il croyait que les philosophes désignaient par le mot « personne » « tout ce à quoi l’on attribue quelque action ». De l’autre côté, une personne consisterait, négativement, « en ce qu’elle n’[existerait] point dans un autre comme un être plus parfait ». En d’autres termes, nous pourrions dire qu’une chose serait physiquement individuelle, ou bien si elle était spontanée, c’est-à-dire qu’elle agissait par elle-même, ou bien si elle était suffisante en elle-même et n’avait pas besoin d’être complétée.

Reprenons donc sa définition : une personne est une substance individuelle, une nature raisonnable ou intelligente. Or toute substance individuelle n’est pas nécessairement de personne. « Les êtres purement corporels », rappelait l’auteur, « tels qu’une pierre, une

plante, un cheval, furent appelés hypostases ou supposita, et non pas personne ». Il fallait, selon l’auteur inconnu, que l’on puisse lui attribuer des actions et que l’on ne trouve pas de meilleur attributaire d’action, comme dans le cas d’attribuer l’action d’écrire De legibus à CICERON, non pas à la qualité d’écrivain, de citoyen romain ou de consul, ni à son outillage d’écriture, ni à sa main, ni à ses doigts.

A notre avis, il est clair que rien de tout cela n’assure un lien particulier ou intime entre la personne et l’homme. Un homme peut jouer ou ne pas jouer une persona. Il peut, en outre, également être distingué ou ne pas être distingué comme une personne. Si l’on dit, du point de vue philosophique, qu’il n’y a qu’une personne en homme, il en est de même pour JESUS. La seule différence entre un homme quiconque et Jésus-Christ, c’est que l’un est investi d’une personne divine et l’autre humaine. Nous disons bien « être investi », car l’auteur anonyme de l’article consulté n’a écrit rien comme « X est une personne ». Il ne s’intéressait qu’à l’individualité de cette personne, non pas à un rapport privilégié, s’il y en a un, entretenu entre l’homme et la personne. Sans prendre en compte ce que l’auteur voulait établir en ce qui concerne la doctrine de la trinité, nous nous contentons de rappeler que l’individualité compte, parce que c’est à un certain individu que l’on attribue une action. Nous pouvons nous reporter au dilemme discursif de PETTIT traité plus haut pour comprendre que l’attribution d’une action à une personne ne présuppose pas que cette personne-ci soit être humain, individu ou porteuse de la dignité de la personne humaine.

***

Il est temps de conclure cette rétrospective. Le parcours est un peu long, mais le résultat est simple : la notion moderne de personne était inconnue du moins jusqu’à la veille de la Révolution française. Les termes persona, persona moralis, subiectum iuris et ens

droit nous enseignent. Grâce à ce constat, nous procédons au prochain objectif de cette étude, notamment une recherche des emplois de « personne » dans le Code civil et dans la littérature civiliste de l’époque.

Sous-titre II Code civil, sa préparation et son interprétation

Dans ce sous-titre, nous allons discerner les occurrences notables du mot « personne » en parcourant dans un premier temps les travaux préparatoires du Code civil et la première édition du Code lui-même (Chapitre I), ainsi que les premiers ouvrages civilistes consacrés à la nouvelle législation (Chapitre II). Nous rencontrerons, dans ce parcours, plusieurs termes construits avec le mot « personne » qui sont des faux amis de ceux que l’on croit équivalents comme, par exemple, « personne physique » et « personne morale ».