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Deux formules différentes

Les deux termes que nous venons d’évoquer, notamment homo moralis, d’un côté, et

persona moralis, de l’autre, relèvent de deux formules distinctes. Compte tenu de l’identité de

l’auteur, l’on a, certainement, le droit de supposer qu’elles sont cohérentes. C’est également ce qu’a fait l’étude de LIPP. Néanmoins, plusieurs indices suggèrent que les Institutions de 1750

naturels et les enfants légitimes qu’avait proposée CAMBACERES avec l’idée de WOLFF. Ce député d’Hérault n’a pas évoqué le nom du philosophe allemand, mais a raisonné au profit des enfants naturels au nom de la Loi de la nature, qui, selon lui, était « supérieure à toutes les autres », « éternelle, inaltérable, propre à tous les peuples, convenable à tous les climats ». Hugo GROTIUS. Droit de la guerre et de la paix, tr. par Paul PRADIER-FODERE. 3 tomes, t. 2. Paris : Guillaumin, 1867, p. 14-15, note 12. Jean-Jacques-Régis de CAMBACERES. Rapport et projet de décret sur les enfants naturels présentés au nom du comité de législation [en ligne]. CONVENTION NATIONALE (Paris, le 4 juin 1793) / Paris : Imprimerie nationale [réf. du 30 avril 2010], p. 1-15. Disponible sur : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k42851c. p. 3. Nous reproduisons le passage de WOLFF, Institutions, § 945 : « … Quoniam itaque naturaliter inter liberos legitimos et ex concubitu illicito natos nulla datur differentia ; naturaliter ex illicito concubitu nati aequale ius habent ad haereditatem parentum suorum cum liberis ex iustis nuptiis natiis » ; « … Puis donc que naturellement il n’y a point de différence entre les enfants légitimes, et ceux qui sont nés d’un commerce illicite, naturellement les enfants nés d’un commerce illicite, ont le même droit à l’hérédité de leurs pères et mères que ceux qui sont nés d’un mariage légitime ». Sachez que ce propos a indigné le commentateur, qui s’est insurgé en demandant ironiquement si les enfants nés d’une famille démunie, quoique non imputables de la pauvreté, auraient droit de réclamer des biens à ceux qui étaient plus riches.

ne sont point, du moins pour ce qui concerne notre recherche, un simple résumé des grands travaux précédents. Au contraire, il nous semble que WOLFF a consciemment rejeté homo

moralis qu’il avait employé au début de son entreprise de rédaction et l’a remplacé par ce que

PUFENDORF avait évoqué, notamment, persona moralis. Ce choix délibéré nous permet, non seulement, d’écarter la lecture qu’a faite COING, mais également de nuancer l’interprétation de LIPP.

Voyons dans un premier temps les textes de base.

WOLFF a défini en 1740 : « Homo moralis est subiectum obligationum atque

iurium »149. Littéralement, la phrase veut dire que l’« homme moral » est « sujet d’obligations et de droits ». Il expliquait, ensuite, qu’il fallait distinguer l’homme de lui-même ([homo]

distinguitur a seipso) quand on parlait de ses obligations et de ses droits, de sorte que l’on aurait

à feindre un certain subiectum sans lequel des obligations et des droits ne s’établiraient pas. Cette fiction, disait-il, n’était pas inutile, car, en droit naturel, l’on n’avait trait à un homme qu’à condition qu’il fût capable en obligations et en droits. Autrement dit, l’on n’avait affaire qu’à un homme moral. Une autre fiction semblable, par exemple, était la distinction de l’homme charnel (homo carnalis) et de l’homme spirituel (homo spiritualis). Abstraction faite de ses autres précisions en théologie et en ce qu’il appelait psychologie empirique, soulignons la distinction suivante qui nous semble plus pertinente : l’on oppose, rappelait-il, en termes de la nature des hommes, le moral au physique. Comme, poursuivait le philosophe, l’on confondait, en langage courant, la nature et l’essence (essentia), l’on opposait l’essence morale à l’essence physique. Selon l’ontologie wolffienne, si l’on parlait de l’essence, cela signifiait, en même temps, que l’on concevait un certain être ou une certaine existence (ens). De là, il concluait que l’on se représenterait (finguntur) que l’homme moral devait être distingué de l’homme

149

physique tel que l’on considérait à l’égard de la Physique150.

D’après l’extrait de FORMEY, ce paragraphe se résume de la manière suivante. « Les obligations », expliquait-il, « et les droits en général ont pour sujet L’HOMME MORAL. C’est une espèce de fiction, mais d’une utilité reconnue. L’on fait abstraction de tout dans l’homme, excepté des qualités qui le rendent capable d’obligations et de droits. C’est ainsi que les théologiens parlent de l’homme charnel, et de l’homme spirituel »151.

En revanche, le maître allemand a, en 1750, avancé la thèse suivante :

Texte latin de WOLFF Traduction de LUZAC

Institutiones iuris naturae et gentium, Pars I, Cap. III, § 96 :

Homo persona moralis est, quatenus spectatur tanquam subiectum certarum obligationum atque iurium certorum. hinc status eius moralis dicitur, qui per obligationes et iura determinatur vocaturque idem naturalis, quatenus obligationes et iura, per quae determinatur, naturalia sunt, seu vi legis naturae eidem competunt. Ac ideo in

statu naturali homines reguntur solo iure

Institutions du Droit de la nature et des gens, 1ère partie, chap. III, § 96 :

L’homme est une personne morale, en tant qu’on le considère comme le sujet de

certaines obligations, et de certains droits. De là on appelle son état moral, celui qui est déterminé par des obligations et par des droits ; et on appelle cet état naturel, entant que les obligations et les droits qui les déterminent sont naturels, ou se trouvent en lui en vertu de la loi naturelle. Les hommes

150

Ibid. p. 43-44.

151

Christian WOLFF. Principes du droit naturel et des gens. Extrait du grand ouvrage latin de M. de Wolff, tr. par Jean Henri Samuel FORMEY. 3 tomes, t. 1. Hildesheim : Olms, 2000. Réimpression de l’édition d’Amsterdam, 1758, p. 7. Son insistance.

naturae152. dans l’état naturel sont donc gouvernés par le seul droit de la nature153.

Avant d’analyser les deux formules concernant homo moralis et persona moralis, il convient de mettre en avant un constat formel : ce n’est pas dans les Institutiones que WOLFF l’a évoqué pour la première fois le terme « persona moralis » ; l’on peut relever des occurrences de celui-ci, quoique peu souvent, dans les huit volumes de Ius naturae. Là, WOLFF n’a pas défini le terme, et l’a également appliqué à des textes non juridiques. Un premier exemple est l’occurrence suivante dans le compte général sur la societas dans le septième volume (1747) du Droit naturel. « Socii sunt », disait-il, « personae morales et

relationem quandam ad se invicem habent », les associés (d’une société, comprise dans un

sens très large) seraient des « personnes morales » et entretiennent les uns entre les autres une certaine relation154. A cette phrase, s’ajoutait immédiatement le rappel de la définition de 1740

« homo moralis est subiectum… ». En outre, un deuxième exemple nous paraît significatif en raison de son antériorité chronologique : dans la seconde partie de sa Philosophie pratique

universelle (1739), soit juste avant la publication du premier volume de Ius naturae, WOLFF

décrit, en nous expliquant ce qu’il entend par « servitus moralis » (servitude morale), qu’un homme dans cet état moral est traîné par ses propres sens, émotions, impulsions etc., qu’il est, en bref, un « esclave de lui-même », « servus sui ipsius » ou bien en allemand de l’époque « ein

Sclaven von sich selbst », censé soumis à la dominance d’une personne que « l’on imagine

distinguée de l’homme lui-même » ([homo] fingitur instar personae a seipso diversa, et in

152

Christian WOLFF. Institutions du droit de la nature et des gens, tr. par Elié Luzac. 6 tomes, t. 1. Leide : Chez Elié Luzac, 1772, p. 180. Christian WOLFF. Institutiones iuris naturae et gentium. Hildesheim : Olms, 1969. Réimpression de l’édition de Halle, 1750, p. 50.

153

Christian WOLFF. Institutions (Luzac, t. 1). p. 181.

154

Christian WOLFF. Ius naturae. 8 tomes, t. 7. Hildesheim : Olms, 1968. Réimpression de l’édition de Halle, 1747, p. 6, § 9.

huius dominio esse ponitur)155. Par rapport à ces deux occurrences, le terme « persona

singularis » nous semble, également, interchangeable, en quelque sorte, avec celui de

« persona moralis ». Telle est la définition du mot latin gens que le philosophe met en évidence d’emblée lors de sa définition de civitas contenue dans le Droit naturel. Ensuite, il écrivait, au début de son Droit des gens : il fallait considérer aussi bien les civitates que les gentes comme « personae singulares liberae, in statu naturali viventes », personnes singulières et libres vivant en état naturel156. Ce n’est que dans une explication détaillée que WOLFF a désigné un

gens comme « une certaine personne morale » (persona quaedam moralis).157 Nous en arrivons, par conséquent, à constater, premièrement, que le penseur allemand avait, effectivement, le choix entre persona moralis et homo moralis quand il a construit la formulation exprimée en 1740, et deuxièmement, vu les emplois plutôt souples, qu’il n’envisageait pas persona moralis comme terminus technicus jusqu’au Droit des gens de 1749.

Cela revient à dire que nous ne devons plus sous-estimer la modification que portait la formule de 1750. Il ne faut pas confondre la formule postérieure de « homo persona moralis

est… » des Institutions avec celle antérieure de « homo moralis est subiectum… » du Droit naturel. Nous sommes donc amené à interroger en quoi elles se distinguent et quelles en sont les

conséquences.