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Précisions restrictives et leurs conséquences

Comparée à la définition de 1740, celle de 1750 garde toujours l’idée de « sujet ». Cependant, celle-ci a, apparemment, deux éléments en plus et, implicitement, une

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Christian WOLFF. Philosophia practica universalis : methodo scientifica pertractata. 2 tomes, t. 2. Hildesheim : Olms, 1979. Réimpression de l’édition de Frankfurt am Main, 1739, p. 505-506, § 544.

156

Christian WOLFF. Ius naturae. 8 tomes, t. 8. Hildesheim : Olms, 1968. Réimpression de l’édition de Halle, 1748, p. 33, § 54. Christian WOLFF. Ius gentium. Hildesheim : Olms, 1972. Réimpression de l’édition de Halle, 1749, p. 1, § 2.

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chose en moins. L’addition et la suppression nous aideront à comprendre que WOLFF a corrigé la première formule par la seconde, qui porte davantage de précisions et n’a, conséquemment, qu’une portée plus restreinte, ce qui nous invite à rapprocher le subiectum de WOLFF au suppositiuum de PUFENDORF. Le premier élément supplémentaire est, sans doute, le terme persona moralis. Le second, c’est le déterminant des mots « obligation » et « droit ». Quant à l’élément supprimé, c’est la qualification de fiction.

D’abord, en ce qui concerne les mots « obligation » et « droit », la tout première question porte sur l’article de substantif. Comme il n’y a pas d’article en latin, l’on peut hésiter sur la question de savoir si la formule de 1740 « subiectum obligationum atque iurium » porte sur quelques obligations et quelques droits, ou bien sur tous. Autrement dit, c’est un choix entre l’indéfini (subiectum d’obligations et de droits) et le défini (subiectum des obligations et des droits). La solution qu’a adoptée FORMEY est, apparemment, l’article défini pour les deux substantifs en question. Toutefois, WOLFF a, en 1750, ajouté qu’un tel subiectum ne concernait que certaines obligations et certains droits, c’est-à-dire deux adjectifs déterminatifs indéfinis.

Laissons de côté « persona moralis », et contentons-nous d’évaluer l’impact du second élément pour l’instant. Cette précision nous semble très significative pour la cohérence du système wolffien : que ce soit un homme moral ou une personne morale, il ne s’agissait, à notre avis, d’aucun subiectum général et abstrait qui est apte à porter n’importe quelle obligation ou n’importe quel droit. Si WOLFF n’a écrit dans § 70 de 1740 rien d’autre que le besoin de recourir à la fiction de subiectum pour poser des obligations et des droits, il éclaircissait davantage ce paragraphe en approfondissant le concept de status moralis : conformément à sa définition métaphysique, un status rei était issu de la détermination de certaines choses mutables, c’est-à-dire certains modes et les relations entre eux ; un status moralis des hommes était, à son tour, déterminé par une pluralité de droits qui les concernaient et

d’obligations d’eux-mêmes : « Status hominum moralis est, qui determinatur per iura iisdem

competentia et obligationes ipsorum » ; la multiplicité de status s’élevait donc de cette

diversité de droits, d’où le Digeste parlait des status hominum, les Institutes de JUSTINIEN, des iura personarum158. Dans cette occurrence, nous retrouvons, à la fois, PUFENDORF, qui

envisage aussi le status comme mode, et la tradition médiévale que, par exemple, DONEAU a continuée, à savoir la mise en parallèle des deux titres des Pandectes.

Prenons alors en compte ce que la formule de 1750, à notre avis, ne retient plus, notamment la qualification de fiction. Il convient de savoir que WOLFF distinguait clairement une fiction d’une chose imaginé : si le mot latin fingere est ambivalent, nous croyons que deux qualificatifs qui en dérivent permettaient au philosophe allemand de raffiner ses distinctions. Un être fictif, ens fictum était, d’après WOLFF, un être impossible, contradictoire en soi, pourtant présumé non contradictoire. Son exemple était un mélange de minotaure et de centaure : un être qui a une tête de taureau, un corps humain et des pattes de cheval. L’on peut certainement en visualiser quelques-uns – pour éviter le verbe polysémique de « représenter », soit par peinture, soit par sculpture, mais ce genre d’animal ne saurait exister à cause des contradictions inhérentes à son existence. Au contraire, un être imaginaire, ens imaginarium ou bien fictitium, était, non seulement, visualisable, mais possible, grâce aux notions imaginaires qui montreraient la vérité, e. g. les notions géométriques159. En bref, compte tenu de la

distinction entre fictum et fictitium, nous ne pouvons ranger un homme saisi du point de vue moral et étant dans un certain état que dans la deuxième catégorie, ce qui se heurte, évidemment, à son explication sur homo moralis, c’est-à-dire, rappelons-nous, une « fiction utile ».

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WOLFF. Ius naturae (t. 1). p. 77, § 123. Sur sa définition métaphysique de status, voir Christian WOLFF. Philosophia prima sive ontologia. 2e éd. Hildesheim : Olms, 1977. Réimpression de l’édition de Frankfurt, 1736, p. 530-531, §§ 704-705. Pour ses définitions de l’essence, l’attribut et du mode auxquelles il a renvoyé le lecteur : WOLFF. Philosophia prima. p. 123-124, 235, 240-241, 246-247, §§ 149, 291, 300, 313, 314. Pour un résumé utile des rapports entre l’essence, l’attribut et les modes, voir Etienne GILSON. L’être et l’essence. 2e éd. Paris : Vrin, 1981, p. 174-175.

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Cette tension potentielle fait surgir l’hypothèse suivante : bien que la fiction d’homo

moralis soit utile pour WOLFF, il nous semble que le terme lui déplaisait de plus en plus au fils

du temps, de telle sorte qu’il a, au bout d’une décennie de travail juridique, décidé d’abandonner simultanément le terme homo moralis et la fiction que celui-ci désigne. Revenons sur les occurrences de persona étalées dans l’ordre chronologique. En 1739 et 1740, nous lisons la fiction d’une persona ou d’un homo qui se sépare d’un homme lui-même160. En

1747, le philosophe a écrit que les membres d’une « societas simplex » étaient des « personae

singulares » à l’égard des associés161, qui, eux aussi, étaient des « personnes morales » (« socii

sunt personae morales… »)162, et que « societas integra pro una persona habenda, seu instar

unius persona spectanda », une société en tant que telle devait être prise comme une seule

personne, ou bien comme la personne d’un particulier163. En 1748, il a comparé les gentes,

nations, et les populi, peuples, à la societas, en qualifiant les deux premiers de « personae

singulares liberae, in statu naturali viventes », personnes particulières libres vivant en état

naturel164. C’est en cette même année, nous semble-t-il, que WOLFF a renversé son ancienne

formule lorsqu’il s’agissait de l’ensemble des citoyens d’un pays :

Universitas in civitate spectanda est tanquam persona moralis […] Quamobrem

cum universitas sit subiectum certorum iurium et certarum obligationum, tale subiectum autem sit persona moralis (§. 70. part. I. Jur. nat.) …165

160

Voir ci-dessus la note 155. WOLFF. Philosophia practica. p. 505-506, § 544.

161

WOLFF. Ius naturae (t. 7). p. 3, § 5.

162

Voir ci-dessus la note 154. Ibid. p. 6, § 9.

163

Ibid. p. 123-124, § 161.

164

Christian WOLFF. Ius naturae (t. 8). p. 33, § 54. Voir ci-dessus la note 156

165

Ibid. p. 431, § 576. Cette « Universitas » n’est pas un terme juridique, et ne signifie non plus « université ». Le mot vient du mot universi faisant partie de la formulation wolffienne de contrat social, selon laquelle les particuliers et les tous réunis ensemble s’engagent les uns envers les autres : « Si civitas constituitur, singuli se obligant universis, quod commune bonum promovere velint, et universi sese obligant singulis, quod sufficientia vitae ipsorum, tranquillitati et securitati prospicere velint ». WOLFF. Ius naturae (t. 8). p. 18, § 28. Cette totalité qu’il exprime au pluriel détient la souveraineté (imperium) : « Universis in civitate competit imperium in singulos ». WOLFF. Ius naturae (t. 8). p. 20, § 31.

De toute évidence, la formule « homo moralis… », que WOLFF a maintes fois reprise, a entièrement cédé sa place à celle « homo persona moralis est… », alors que la référence bibliographique restait inchangée.

Si nous résumons la définition de status moralis et l’évolution allant de homo moralils fictif à persona moralis, sous-entendant possible, la conception wolffienne de persona moralis ressemble largement à celle de PUFENDORF. En effet, il s’agit, chez WOLFF également, des hommes qui sont chacun dans un certain état moral. Si, en termes métaphysiques, un état de chose, status rei, se détermine en fonction des modes et de leurs rapports, il n’en est pas moins pour un état moral, soit du point de vue juridique, soit du point de vue de philosophie pratique. Au niveau juridique, les exemples du Digeste abondent. Sur le plan de philosophie pratique, en revanche, souvenons-nous du servus sui ipsius. Outre les éléments principaux de la théorie de personne-être moral pufendorfienne que nous avons recensés : modes, état moral et personne morale, il n’en reste que le suppositiuum, « soutien » ou bien « suppôt » dont la contrepartie dans la terminologie de WOLFF, fortement marqué par son prédécesseur et ami LEIBNIZ, doit, à notre avis, être le subiectum. Ce subiectum n’a, conséquemment, rien de subjectif non plus. Cela veut dire qu’en dépit de son langage axiomatique où le verbe « être » est prépondérant, et malgré la finesse et la profondeur métaphysique, WOLFF a, dès le début de son Droit naturel, repris la conception de persona moralis proposée par PUFENDORF et, à la fin de cet ouvrage, également la terminologie de celui-ci.

Pourtant, cette conclusion ne convient pas à un lieu commun selon lequel WOLFF a réalisé un pas de géant dans la direction « subjective et individualiste ». Si nous empruntons ce terme à M. VILLEY, il s’agit d’une « structure individualiste » – i. e. à l’instar de GROTIUS et de LEIBNIZ, l’argumentation qui ne part pas de l’Ordre du tout mais de la nature de chaque

homme pris individuellement, de l’atome, de la monade ou de l’individu166. Le professeur

français voyant ancrer définitivement l’individualisme dans le droit naturel moderne chez LEIBNIZ, l’étude de LIPP précitée distingue, également, WOLFF de PUFENDORF par le même critère167. Or telle prétention, si souvent répétée qu’elle soit, peut, également, en

simplifier à tort la dimension collective. Sur ce point, VILLEY a déjà montré un peu de prudence en rappelant que GROTIUS, partisan du « corporatisme médiéval » et défenseur de la monarchie, n’a jamais voulu dissoudre la société et remettre le pouvoir à la main des individus168. La philosophe contemporaine S. GOYARD-FABRE nous apprend aussi, à propos

des définitions de ius qu’a formulées GROTIUS et de la monadologie de LEIBNIZ, que les lectures enchérissant l’individualisme au sens de « séparation ontologique » des hommes peuvent entraîner des conclusions incompatibles avec le reste des pensées des deux auteurs169.

En revanche, l’éminente spécialiste du jusnaturalisme est d’avis que WOLFF « construit son système du droit sur la logique de cet « individualisme », qu’il fait fond sur la vision monadique d’un droit naturel-rationnel », et que cette compréhension individualiste s’est intensifiée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à travers le traducteur-adaptateur FORMEY, certains

collaborateurs de l’Encyclopédie et le juriste suisse E. de VATTEL170.

Nous pouvons partager ce lieu commun dans la mesure où WOLFF accordait, à vrai dire, une place privilégiée à l’individu. Il a, en effet, couronné les Institutions de 1750 avec un chapitre sur les actions humaines et leur imputation171, tandis que le premier tome du Droit

naturel entamait les matières avec les définitions des obligations et des droits universels172. Or

166

Michel VILLEY. Les fondateurs de l’école du droit naturel moderne au XVIIe siècle (notes de lectures). Archives de philosophie du droit, 1960, 6, p. 80-81, 103-104.

167

Voir LIPP. « Persona moralis ». p. 238-43.

168

VILLEY. Les fondateurs. p. 80-81.

169

Simone GOYARD-FABRE. Les embarras philosophiques du droit naturel. Paris : Vrin, 2002, p. 92, note 94, note 95.

170

Ibid. p. 93.

171

Voir WOLFF. Institutions (Luzac, t. 1). p. 6-9. Christian WOLFF. Institutiones (1969 [1750]). p. 2-3.

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il ne faut, à notre avis, pas non plus sous-estimer l’horizon « objectif » ou universaliste de ces obligations et droits, car, bon gré mal gré, ils s’imposaient, d’après WOLFF, aux hommes et déterminent l’état moral de chacun, non pas l’inverse. C’est la raison pour laquelle l’interprétation suivante de LIPP sur WOLFF n’est partiellement soutenable : « ohne Recht im

Sinne einer Berechtigung keine Person und ohne Person kein Recht »173. La première moitié est tout à fait justifiée. Il est vrai que l’on ne parle pas de persona sans présupposer un droit, en notre terminologie, subjectif, car celui-ci la détermine. Au contraire, la seconde moitié qui, d’ailleurs, ne saurait se déduire logiquement de la première, nous paraît aventurière.

En ce qui concerne les « états moraux » et les « personnes morales », nous comprenons mieux pourquoi WOLFF n’est guère plus « individualiste » que PUFENDORF, si nous savons distinguer, pour ainsi dire, l’individuation de l’individualisation. Il ne s’agit pas de la métaphysique, mais seulement du langage de droit. Un état moral est toujours à individuer, singulariser, distinguer, et nous n’avons intérêt à l’évoquer qu’en vue d’une situation déterminée par une certaine composition d’obligations et de droits. L’individuation de status

moralis n’implique, en aucun cas, l’individualisation d’un collectif, que ce soit une civitas, une

nation ou un peuple, c’est-à-dire la réduction de ces personae morales respectivement à leurs membres individuels.

Pour conclure, la combinaison wolffienne de subiectum, homo, persona et du verbe « être » n’a rien à avoir avec la personne humaine sujet de droit. Un homme peut, d’après le système de Wolff, se trouver dans une pluralité d’états et, reprenons ce verbe, « porter » une pluralité de personnes morales. Selon WOLFF, le même individu n’a pas la même personne morale s’il s’agit des obligations et des droits différents. Enfin, un « homme » peut « être » une personne morale, mais la notion de personne morale ne se réfère pas nécessairement à l’homme.

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Nous ne croyons pas que ce mot persona que WOLFF employait parfois sans définition a fait la moindre révolution sémantique.

***

En somme, bien que l’on puisse constater chez PUFENDORF – en particulier, dans la traduction de BARBEYRAC – et chez WOLFF l’emploi « X est une personne », un tel énoncé n’est, au bout du compte, qu’un dérivatif elliptique de la locution latine « personam + complément au génitif + sustinere, gerere… », qui a, dans le travail de BARBEYRAC, donné

mot à mot « soutenir un personnage ». C’est seulement au profit de la méthode

axiomatico-démonstrative que WOLFF a multiplié la phrase modèle « X dicuntur Y » ou bien « X est Y ». Bien entendu, un personnage doit toujours être déterminé. Il n’en est pas moins que tout ce qui rentre dans la gamme pufendorfienne des personnes morales est déterminé dans un état donné et par rapport à d’autres personnes. Pour WOLFF, ce caractère déterminé est aussi bien présent. Le mot « personne morale », au singulier, renvoie, autrement dit, à la pluralité, tout comme, rappelons-nous de ce qui est enseigné par BENVENISTE et repris par DESCOMBES, le mot latin civis renvoie, non pas à « citoyen » tout court, mais à « concitoyen ». « Personne » dans le courant jusnaturaliste que représentait PUFENDORF est aussi peu un terme absolu que civis dans l’Antiquité. WOLFF a, quant à lui, adhéré à cette tradition par l’emploi de consocii, les co-associés, dans la définition suivante du populus ou de la gens : « Multitudo hominum in civitate consociatorum dicitur Populus, sive Gens,

idiomate patrio ein Volk »174. Cela revient à dire que l’on est toujours loin de l’idée moderne de personne.

174

Nous abordons, ensuite, la question de savoir si notre usage du mot « personne » peut être relevé dans la littérature francophone avant le Code civil.