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LE CAS DES SUCCESSIONS VACANTES

La curieuse interprétation de PROUDHON sur l’art. 25, al. 6 du Code civil compare la curatelle au mort civilement avec celle à la « hoirie jacente ». Elle suggère, pour une recherche sur le mot « personne » qui est la nôtre, un autre repère qui, malgré sa pertinence, n’est plus pris en compte dans les discussions contemporaines concernant la question de personne. Ce repère, notamment, c’est le domaine du droit de la succession.

Le terme « hoirie », qui vient de disparaître formellement du Code civil après une vingtaine d’années d’existence, est pris pour synonyme d’héritage ou de succession. Absent dans la première édition du Code, ce terme n’est pas effacé du vocabulaire juridique actuel292.

L’on nous renvoie normalement à Antoine LOISEL (ou bien LOYSEL, 1536-1617), l’auteur d’un ouvrage coutumer où se trouve la fameuse maxime : « Le mort saisit le vif par son hoir le plus proche ». Elle figure en effet dans le livre II, titre V des Institutes coutumières rédigé par le grand jurisconsulte. L’on lit ces mots dans ce titre, intitulé « De successions et hoiries », le numéro I : « Le mort saisit le vif son plus prochain heritier habile à luy succéder »293.

L’Encyclopédie de DIDEROT contient également un article d’« hoirie », où est inscrite cette définition : « HOIRIE, s. f. (Gram. et Jurisprud.) succession, hérédité. C’est une « hoirie », ou

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L’art. 505 (inséré par la loi n° 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs. Journal officiel du 4 janvier 1968, p. 114, art. 1) porte cette phrase : « Avec l’autorisation du conseil de famille, des donations peuvent être faites au nom du majeur en tutelle, mais seulement au profit de ses descendants et en avancement d’hoirie, ou en faveur de son conjoint ». Ce texte, modifié par la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités qui est entrée en vigueur le 1 janvier 2007, a remplacé l’expression « avancement d’hoirie » par « avancement de part successorale ». Journal officiel n° 145 du 24 juin 2006, p. 9513. Cette dernière loi a également supprimé ladite expression dans les art. 864, 1077 et 1078-2, tous les trois provenant de la loi n° 71-523 du 3 juillet 1971 modifiant certaines dispositions du Code civil relatives aux rapports à succession, à la réduction des libéralités excédant la quotité disponible et à la nullité, à la rescision pour lésion et à la réduction dans les partages d’ascendants. Journal officiel du 4 juillet 1971, p. 6515.

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Antoine LOISEL. Institutes coutumières [...] avec les notes d’Eusèbes de Laurière. Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée. 2 tomes, t. 1. Paris : Durand, 1846, p. 315. C’est aussi ce que POTHIER nous rapporte : Robert-Joseph POTHIER. Traités du droit de domaine de propriété, de la possession, de la prescription qui résulte de la possession. Nouvelle éd. 18 tomes, t. 10. Paris : Siffrein, 1821, p. 141.

succession jacente, abandonnée. Donner en avancement d’hoirie, c’est avancer à un enfant à condition que dans le partage après la mort il tiendra compte de l’avance à ses cohéritiers »294.

L’article suivant renvoie le substantif « hoir » au verbe latin « oriri » : « Sont ceux qui sont issus de quelqu’un, tels que les enfants et les petit-enfants, c’est pourquoi l’on dit quelquefois « les hoirs de sa chair ».295

La définition par l’Encyclopédie du terme « hoirie » est, à la fois, problématique et symptomatique du vocabulaire civiliste de la première moitié du XIXe siècle, qui demeure,

dans une très large mesure, tributaire de la terminologie juridique de la fin de l’Ancien Régime. Si la comparaison de l’hoirie jacente avec les biens délaissés par le mort civilement semble due à l’originalité de PROUDHON, il ne l’a pourtant pas inventée. En effet, cette comparaison fait allusion à la remarque de POTHIER sur la « succession vacante ». Ce terme est invoqué lorsque l’illustre jurisconsulte explique comment une obligation, qui ne saurait exister sans deux personnes, peut subsister quand le créancier ou le débiteur meurt et ne laisse aucun héritier. D’après lui, l’obligation est, dans ce cas-là, imputée à la « succession vacante » du créancier ou du débiteur, car « la succession vacante d’un défunt le représente » et « tient lieu de sa personne ». Là, POTHIER fait appel à une formule romaine qui ne manquera pas d’occasions de revenir : « hereditas personae defuncti vicem sustinet ». Qui plus est, afin d’exemplifier la capacité de la fameuse succession vacante de contracter certaines obligations, le professeur d’Orléans met en avant ce cas de figure : le curateur créé à une succession vacante, et qui administre les biens de celle-ci, « contracte envers la personne fictive de la succession vacante l’obligation de rendre compte de sa gestion ; et vice versa, cette personne

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Hoirie. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [en ligne]. [réf. du 12 septembre 2006]. Disponible sur : http://portail.atilf.fr/encyclopedie/images/V8/ENC_8-244.jpeg

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Hoirs. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [en ligne]. [réf. du 12 septembre 2006]. Disponible sur : http://portail.atilf.fr/encyclopedie/images/V8/ENC_8-244.jpeg

fictive de la succession vacante contracte envers ce curateur l’obligation de lui faire raison de ce qu’il lui en a coûté pour sa gestion »296.

Voici pourquoi c’est à la curatelle de la succession vacante que cette étude doit s’attacher. Mais il faut d’emblée préciser l’objet à étudier. Nous avons affaire à deux concepts, la « succession vacante » de POTHIER et l’« hoirie jacente » de PROUDHON, qui paraissent, au premier coup d’œil, semblables mais qu’il faut quand même distinguer. Néanmoins, elles nous renvoient, effectivement, à la même chose, c’est-à-dire la vieille notion romaine d’hérédité jacente, qui ne se confond pas avec la succession vacante proprement dite. L’hérédité jacente nous intéresse parce que, comme le dit POTHIER, « elle tient lieu de la personne de quelqu’un ». C’est, justement, dans cette expression « tenir lieu d’une personne », ou bien « personae vicem sustinere » que le mot « personne » est employé pour la majorité des cas. La notion d’hérédité jacente est dotée d’une richesse si particulière qu’elle n’a cessé d’intriguer les juristes génération après génération : c’est à partir d’elle que le prototype juridique de la personnalité morale se construit, comme elle constitue le cas de figure le plus important du sujet de droit non humain – au sens contemporain du terme. Les plus grands pandectistes allemands du XIXe siècle dont SAVIGNY et JHERING ont tous consacré des

efforts scientifiques à l’expression, et, bien entendu, à la notion d’hérédité jacente. Or cela ne semble pas pouvoir éteindre la polémique sur la personnalité morale. Au contraire, la polémique n’a jamais cessé de s’exacerber, et aucune solution doctrinale ne paraît capable de s’imposer définitivement. De sorte que, même dans ces premières années du XXIe siècle, l’on

voit publier plusieurs ouvrages, en particulier, espagnols, qui s’attaquent, de nouveau, à cette notion litigieuse.

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Ce qui est plus important, c’est que l’hérédité jacente ne produit pas seulement ses impacts dans le domaine de l’histoire du droit ou de l’histoire de l’Antiquité. A l’insu de la presque totalité du milieu des juristes, l’hérédité jacente demeure saine et sauve en droit positif, malgré cette appellation démodée. Elle a, tout au début du XIXe siècle, été appelée par

la Haute juridiction civile à résoudre une série de contentieux. La question principale en est strictement la même : le curateur à une succession vacante est-il tenu d’acquitter le droit d’enregistrement auquel donne lieu la mutation entraînée par le décès de l’ancien propriétaire ? D’un côté, l’on peut dire qu’il y a une mutation de propriété, puisque le propriétaire est mort. Mais, de l’autre, la mutation n’a pas lieu, puisque la succession vacante, c’est-à-dire l’ensemble des droits et obligations du défunt, ne connaît aucun maître nouveau avant que le fisc ne la récupère. L’enjeu fiscal de ces contentieux n’est point du tout négligeable. Or un bon demi-siècle plus tard, la même Cour de cassation a, en apparence, modifié la solution précédente dans un cas semblable. Cette modification, qui semble légère, a pourtant dissout le vieux rapport sémantique entre l’hérédité jacente et le mot « personne ».

Nous allons, tout d’abord, montrer comment la justice s’est confrontée dans la première décennie du XIXe siècle à la question de l’exigibilité des droits d’enregistrement, et

le parcours zig-zag de la jurisprudence en la matière. D’apparence technique, cette question s’inscrit, en effet, dans un contexte compliqué et intéressant (Sous-titre I). Dans un deuxième temps, nous nous attaquerons au revirement de la jurisprudence en cette matière, un événement qui fait entendre l’adieu de l’ancien usage de « personne » en droit français.

Pour les paragraphes qui suivent, nous présenterons dans un premier temps sept arrêts de la Cour de cassation rendus entre 1803 et 1806 qui concernent tous la question des droits de mutation prévus par la loi du 22 frimaire an VII (12 décembre 1798) sur l’enregistrement, laquelle est depuis plus de deux cents ans en vigueur, sans avoir subi trop de modifications

(Chapitre I). Nous verrons que la solution prétorienne rendue dans le Palais n’est pas unanimement acceptée par l’Ecole (Chapitre II). Dans un second temps, nous nous tournerons vers la notion d’hérédité jacente elle-même et vers les grandes études qui y ont été consacrées au milieu du XIXe siècle. Ces études, qui ont, d’emblée, pour objet des analyses doctrinales,

composent le long prélude du grand débat sur la personnalité juridique et, curieusement, se marginalisent, au fur et à mesure, du débat (Sous-titre II).