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Hommes, état et personne

Fort de sa nouvelle idée d’être moral, PUFENDORF avance un pas de plus en déployant les êtres moraux dans certaines catégories. Là, un tripartitisme classique a été repris avec une modification. L’auteur rappelle, en effet, ce que nous venons de lire dans les Institutes de JUSTINIEN : les droits dont on dispose relèvent soit des personae, soit des res, soit des

changement, quoique significatif, doit, à notre avis, être évalué avec prudence. Certes, l’on sent subitement le glissement sémantique qui a eu lieu, à la fois, sur homines et actiones, et il faut même dire que le second importait davantage que le premier : le savant ne parlait, apparemment, pas des actions en justice, mais, tout au contraire, des actions au sens, pour ainsi dire, sociologique du terme. Cependant, ce changement qu’a subi la division classique ne nous semble pas avoir produit de conséquence substantielle sur l’usage du mot persona – d’autant moins que l’ancienne division est, nous le savons déjà, loin d’être décisive pour la construction de notre concept de personne.

En outre, PUFENDORF a entamé la question de status, alors qu’il n’a pas repris le vocabulaire traditionnel vis-à-vis du tripartitisme précité. Lié en latin avec les homines, mais en français avec les « personnes », le terme « status » mérite également notre attention, puisque le terme « état des personnes », que les juristes contemporains disent couramment, se rapporte explicitement à notre mot-clé.

La mise en scène de la division romaine suit les propos généraux rendus sur les êtres moraux. D’après les principes qui viennent d’être posés, les êtres moraux, qui sont des modes, ne touchent pas l’essence des hommes, mais visent, comme le jurisconsulte l’a lui-même dit, leurs actions volontaires ou bien la « vie humaine ». Celle-ci, encadrée dans un état de société et entendant, par conséquent, plutôt la vie civile, bios, que la vie physique, zoon, se répartit en trois dimensions, notamment les susdits homines, actiones, et res :

De iure naturae et gentium, I, I, 5 : Cum igitur entia moralia sint instituta ad concilandum ordinem vitae mortalium ; cui fini requiritur, vt et illi, queis ad eam normam est vivendum, certo se modo inuicem habeant, et actiones suas certo modo regant, et denique circa res, quorum in vita humana usus est, certo modo sese

gerant : ideo eadem potissimum velut inhaerere intelliguntur hominibus, ipsorum

actionibus, et aliquatenus rebus, per

naturam, aut adivvante eam industria hominum, productis.

Droit de la nature et des gens, I, I, 5 : Les êtres moraux ayant donc été établis à dessein de diriger la vie humaine ; il faut, pour cet effet, que les hommes, qui doivent suivre cette règle, aient certaines rélations les uns avec les autres ; qu’ils ménagent leurs actions d’une certaine maniére ; et enfin qu’ils tiennent une certaine conduite dans l’usage des choses qui servent à la vie. Ainsi on conçoit les êtres moraux en général comme attachés, ou 1) à la personne même des hommes ; ou 2) à leurs actions ; ou 3) enfin, à quelque égard aux choses produites, ou par la nature, ou par l’industrie humaine qui perfectionne la nature.

Avant de poursuivre l’exposé sur PUFENDORF et ses êtres moraux, il faut noter un décalage de vocabulaire entre la traduction et l’original, en raison duquel nous avons choisi de présenter ces trois dimensions en latin et non pas en français. Au lieu de suivre la terminologie classique, PUFENDORF a, en effet, substitué « homines » aux « personae », ce que le traducteur biterrois a perçu. Face à cette substitution de vocabulaire, BARBEYRAC a proposé « la personne des hommes » pour le mot en question. Or textuellement, il aurait pu y mettre « hommes » tout court. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

Bien que BARBEYRAC ait commis quelques erreurs dans sa traduction de notre grand ouvrage, nous ne croyons, en l’occurrence, pas qu’il s’agit d’une invention du traducteur ou d’un malentendu. Au contraire, cette précision avait, nous semble-t-il, pour but de désambiguïser le mot homines et, à la fois, d’anticiper ce que l’auteur lui-même allait préciser à ce propos. En effet, PUFENDORF faisait, depuis le début de son ouvrage, sans cesse des analogies entre l’Univers naturel ou physique et la vie humaine ou, si nous osons dire, sociale, d’où la mise en parallèle récurrente des êtres moraux et êtres physiques. Sans aborder, pour l’instant, une discussion d’ordre méthodologique, métaphysique, même de Weltanschauung, nous nous contentons d’avance de l’hypothèse suivante : cette traduction interprétative avait pour fonction de rapprocher le système de principes, comme l’on dit, « géométrique » et le langage civiliste de l’époque126. Les syntagmes comme « la personne du créancier » ou bien

« la personne du débiteur » étaient très courants dans la littérature juridique francophone, du moins jusqu’à la codification de BONAPARTE. Si le système conceptuel de PUFENDORF est, au profit de sa généralité, écrit en une langue philosophique, ce système consacré au Droit croisera inéluctablement la langue juridique qui, constituante de sa matière, se distingue de la sienne. Il conviendrait donc que le traducteur précise de quel registre, à savoir physique ou moral, le texte relève, et décide si, à juste titre ou non, l’on a déjà affaire avec le vocabulaire de droit.

Nous serons dans une meilleure position pour évaluer cette anticipation, si nous lisons

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L’on a suggéré que HOBBES, GROTIUS et PUFENDORF étaient chacun à sa manière adeptes d’une sorte de géométrisme ou de mathématisme dans leurs méthodes. Voir Franco TODESCAN. Dalla « persona ficta » alla « persona moralis ». Individualismo e matematismo nelle teorie della persona giuridica del sec. XVII. Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, 1982/83, 11/12, p. 59-93. Quant aux rapports entre la méthode géométrique et le jusnaturalisme, voir Gerhard OTTE. Der sogenannte mos geometricus in der Jurisprudenz, Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, 1979, 8, p. 179-196. Wolfgang RÖD. Geometrischer Geist und Naturrecht. Methodengeschichtl. Untersuchungen zur Staatsphilosophie im. 17. u. 18. Jahrhundert. München : Beck, 1970, p. 30 et s, p. 70 et s., p. 81. D’ailleurs, le géométrisme n’est certainement pas contournable par le mouvement de droit naturel moderne. Il suffit, pour entrevoir son étendue, de se rendre compte de deux contemporains de PUFENDORF auxquels il a survécu, notamment SPINOZA, auteur de Ethica, Ordine Geometrico Demonstrata, d’un côté, et PASCAL de l’autre.

comment le système de PUFENDORF s’approprie des mots-clés juridiques, à l’instar de « état » et « personne » :

Texte latin de PUFENDORF Traduction de BARBEYRAC

De iure naturae et gentium, I, I, 6 : Etsi autem entia moralia non per se subsistant, adeoque in vniversum non in classe substantiarum, sed modorum sint censendo : deprehendimus tamen quaedam concipi ad modum substantiarum, quia in iis alia moralia videntur immediate fundari pari fere ratione, qua substantia corporeis

quantitaes et qualitates inhaerent […] ita ad harum analogiam etiam personae

potissimum morales dicuntur, et intelliguntur esse in statu ; qui itidem iis velut supponitur aut substernitur, vt in eo actiones atque effectus suos exserant. Inde natura status non incongrue exprimi potest, quod sit ens morale suppositiuum …

Droit de la nature et des gens, I, I, 6 :

Quoique les êtres moraux ne subsistent point par eux-mêmes, et qu’ainsi, à proprement parler, ils doivent tous être mis au rang des modes ; il y en a pourtant quelques-uns que l’on regarde comme des substances, parce que d’autres êtres moraux semblent les avoir immédiatement pour base ; à peu près de la même manière que la quantité et les qualités

physiques sont attachées aux substances

corporelles […] on dit ainsi que les

personnes morales sont dans un certain état,

où l’on les conçoit comme renfermées, pour y déploier leurs actions et y produire leurs effets. On peut donc définir l’état, un être

moral qui est le soutien* des autres …

* Le traducteur signale en marge que ce mot correspond à suppositiuum.

Un mode qui sert de base pour d’autres modes, voici ce que PUFENDORF entendait par « état ». De surcroît, il nous a rappelé que, malgré l’analogie avec l’espace, un état, qui demeurait au fond toujours un mode et un attribut, n’existerait plus dès que les personnes considérées comme étant dans cet état lui faisaient défaut. En deux mots, il n’y a pas d’état sans

personne, ni de personne sans état, quand il s’agit d’une personne morale dont la définition va être fournie. Autrement dit, le système pufendorfien a écarté la moindre idée d’état prise dans l’absolu, ce qui sous-entend, en effet, la négation de toute idée d’une personne sans état. D’où nous aurons même le droit de déduire que l’« état de personne » est une locution figée et doit être considéré comme une unité indivisible127.

Par ailleurs, le savant a même précisé qu’une personne pourrait simultanément cumuler plusieurs états sous une certaine condition :

Texte latin de PUFENDORF Traduction de BARBEYRAC

De iure naturae et gentium, I, I, 11 :

Sed nec illud praetereundum, quemadmodum vna persona in pluribus statibus simul

existere potest, modo obligationes, quae status illos comitantur, sibi inuicem non adversentur…

Droit de la nature et des gens, I, I, 11 : Il ne faut pas non plus oublier de remarquer, que, comme une seule et même personne peut être tout, à la fois, en plusieurs états différents, pourvu que les obligations, qui les accompagnent, ne soient pas opposées les unes aux autres…

L’érudit allemand a, ensuite, poursuivi sa stratégie d’analogie en distinguant les états moraux en termes d’espace et de temps. Nous y relevons, parmi d’autres, la jeunesse et la vieillesse, la majorité et la minorité au sens de capacité civile, l’état pénal lié au discernement (I,

127

L’on ne saurait, d’après PUFENDORF, opposer l’état de personne à l’« état de chose ». Dans son système, les choses n’étaient, en général, pas admises au rang d’êtres moraux, car le droit n’avait trait à elles que dans la mesure où il réglait les manières dont une personne agissait sur elles envers une autre. L’on punirait, par exemple, quelqu’un pour sacrilège lorsqu’une chose dite religieuse ou sacrée était violée, en raison, non pas de la sainteté, que la chose n’avait pas, mais du non-respect de l’obligation que le droit avait établie à ce propos. Voir I, I, 16. C’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle, dans le paragraphe 5, il a prudemment écrit que les êtres moraux étaient attachés « à quelque égard » aux choses. Cela revient à confirmer l’idée selon laquelle les êtres moraux sont destinés à guider les actions volontaires.

I, 10), la noblesse (I, I, 11), etc. Il a ajouté, plus loin, beaucoup d’autres distinctions qui sont familières aux civilistes (I, I, 12).