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Sur la mort civile

Si jamais la discussion concernant la qualité de Français semble toujours avoir laissé un témoignage pour une conception moderne de « la personne », les discours sur la mort civile vont à son encontre. Les quatre rédacteurs de projets de loi ainsi que les conseillers d’Etat connaissent tous le dernier ouvrage d’Ancien Régime portant sur cette institution, et ils s’en servent tous comme référence principale201. Cela n’éteint cependant pas les lumières que

leur débat nous apporte. Il s’agissait, en l’espèce, des effets de la mort civile sur le mariage et le statut des enfants : le conjoint du mort civilement pourrait-il se remarier ou rester avec celui-ci sans devenir concubin ? L’enfant né du mort civilement serait-il bâtard ? Cette fois-ci, c’était encore BONAPARTE, le seul participant non juriste qualifié, qui a posé des questions aiguës mais riches de conséquences. Dans les questions et réponses entre le Premier consul et

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Ainsi, la qualification des attentats contre un cadavre, par exemple, est toujours problématique en jurisprudence et, à la fois, en doctrine. Tel que l’on lit dans un manuel contemporain, cette question de qualification ne peut être bien répondue qu’au prix de rejeter la conception simpliste de la personne. Voir les cas cités et les remarques dans : Michèle-Laure RASSAT. Droit pénal spécial. Infraction des et contre les particuliers. 5e éd. Paris : Dalloz, 2006, p. 296-297.

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ses conseillers, nous verrons, l’on n’a évoqué aucune « notion » de personne, même pas le mot même.

Tout se passa le thermidor an IX (4 août 1801). A l’ordre du jour est l’art. 19 du projet, qui deviendra l’art. 25 du Code202. Cet article porte : « Les effets de la mort civile seront la

dissolution du contrat civil du mariage » et beaucoup d’autres dispositions qui passionnent moins les interlocuteurs. A.-J. ABRIAL, le ministre, s’est, tout d’abord, prononcé sur la portée de la mort civile : « La mort civile de l’un des époux ne doit ôter au mariage que ses effets civils et pécuniaires ; qu’elle ne peut détruire le contrat naturel sans que l’autre époux y consente ». Il a avancé deux arguments en défense de l’indissolubilité du mariage dans ce contexte. D’une part, il a insisté sur le fait que la mort civile n’était qu’une fiction et qu’une fiction ne pouvait aller au-delà de la vérité. Que la loi permette au mort civilement de recevoir des aliments et punisse les atteintes commises sur lui, cela indiquait, aux yeux d’ABRIAL, la limite que posait la vérité à la fiction de l’institution en question. De l’autre, il faisait valoir les droits naturels dont le droit de se marier. BOULAY, quant à lui, partageait le cadre dualiste adopté par son collègue ABRIAL en affirmant que « la loi ne s’occupe pas du contrat naturel du mariage, qu’elle ne règle que le contrat civil », et François-Denis TRONCHET (1723-1806), l’un des rédacteurs : « Le contrat naturel du mariage n’appartient qu’au droit naturel. Dans le droit civil, l’on ne connaît que le contrat civil, et l’on ne considère le mariage que sous le rapport des effets civils qu’il doit produire ». Néanmoins, BOULAY en a tiré une conséquence qui connaîtrait ensuite beaucoup de répercussions : quand la loi a rompu le mariage, elle ne pouvait plus regarder comme légitimes les enfants qui naissent ensuite. TRONCHET soutenait discrètement cett avis en comparant le mariage du mort civilement avec « celui qui a été contracté au mépris des formes légales », l’enfant issu de l’un ou l’autre

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n’étant pas légitime. Cet avocat parisien est allé jusqu’à qualifier les enfants survivant à leur parent mort civilement de bâtards.

La question posée par BONAPARTE n’a fait qu’exacerber le débat déjà assez tendu. Il observe que, d’après ce système, « il serait donc défendu à une femme profondément convaincue de l’innocence de son mari, de suivre dans sa déportation l’homme auquel elle est le plus étroitement unie ; ou, si elle cédait à sa conviction, à son devoir, elle ne serait plus qu’une concubine ». Cette conséquence, que déplorait le Premier Consul, l’a amèné à questionner : « Pourquoi ôter à ces infortunés le droit de vivre l’un auprès de l’autre, sous le titre honorable d’époux légitimes ». En répondant à TRONCHET, le général a objecté : « Si la loi permet à la femme de suivre son mari sans lui accorder le titre de d’épouse, elle permet l’adultère ». Face à cette conséquence grave, l’ancien avocat de LOUIS XVI cherchait à la détourner en ne regardant pas comme mort civilement celui qui n’était pas déporté hors du territoire de la République. Cette réponse n’a, évidemment, pas levé la difficulté que souligne BONAPARTE, selon lequel les condamnés vivraient toujours sous l’empire des lois positives, même dans une colonie créée pour les déportés.

Deux autres commissaires de BONAPARTE se voulaient plus prudents, comme ils se souvenaient de l’histoire de cette question. PORTALIS a rappelé à ses collègues qu’« il y a eu de grandes discussions sur le mariage de l’individu mort civilement. L’on a demandé si les enfants nés depuis sont légitimes, s’ils succèdent ». « Lorsqu’en France », disait-il, « la loi réunissait, dans le mariage, le contrat et le sacrement, le principe religieux de l’indissolubilité entraînait la continuation du mariage, malgré la mort civile de l’un des époux ; en

conséquence les enfants étaient réputés légitimes ; mais aujourd’hui il impliquerait

contradiction que le contrat civil pût survivre à la mort civile de l’un des époux ». Les discussions auxquelles PORTALIS faisait allusion tournent, en fait, sur une ordonnance de

1639. A propos de cette ordonnance, Jacques de MALEVILLE a, à son tour, précisé : « Les dispositions de l’ordonnance de 1639 ne s’appliquent qu’aux mariages contractés depuis la mort civile, et aux enfants qui en sont les fruits ». « Mais », continuait-il, « elles ne rompent pas le mariage contracté auparavant, et ne privent pas de leur état les enfants qui en naissent depuis que leur père est mort civilement. Cette loi était d’ailleurs d’une dureté qui l’a empêché de recevoir son exécution, même à l’égard des mariages qu’elle avait en vue : elle déclarait incapables de succéder, non seulement les enfants nés d’un mariage contracté depuis la mort civile, mais encore toute leur postérité ». L’observation de MALEVILLE était fondée sur une loi romaine que MALEVILLE avait relevé parmi « une foule de lois du Digeste, du Code et des Novelles », attribuée à l’empereur Alexandre SEVERE, selon laquelle le mariage n’était dissout ni par la déportation, ni par l’interdiction de l’eau et du feu, que la résolution de la femme à suivre son mari déporté était « de projet louable », et que, traduisait le rédacteur, « ni l’équité naturelle, ni les lois, ne peuvent souffrir qu’il en résulte pour elle du mal »203.

Contrairement au moment où la qualité de Français est mise en examen, ainsi que nous venons de le voir ci-dessus, cette fois-ci la position de BONAPARTE ne s’est pas imposée. Ce participant actif, ainsi que son ministre de la justice et l’un des commissaires qu’il avait nommés, s’opposaient tous à la dissolution du mariage à la suite de l’application de la mort civile, et à l’illégitimité des enfants ainsi nés. Partisans de la même conclusion, ils n’en partageaient pourtant pas la même justification. ABRIAL faisait appel, nous venons de le voir, tantôt à la vérité qui était pourtant tâchée d’un certain volontarisme, tantôt au jusnaturalisme. BONAPARTE, à son tour, y voyait une sorte de double, voire triple peine infligée non

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C. 5, 17, 1. MALEVILLE traduit cette loi dans son commentaire : MALEVILLE. Analyse raisonnée (1e éd., t. 1). p. 50. Identique dans la deuxième édition : Jacques de MALEVILLE. Analyse raisonnée de la discussion du Code civil au Conseil d’Etat. 3e éd. 4 tomes, t. 1. Paris : Nève, 1822, p. 44.

seulement au condamné, mais à son conjoint et à ses futurs descendants204. MALEVILLE, le

plus érudit parmi eux, invoquait une série de lois romaines, d’autorités de l’Ancien Régime, et de contestations de la part des cours d’appel de Toulouse, Lyon, Rouen et Paris205. Quoiqu’il

en fût, l’art. 19 du projet de loi originel, qui étalait les effets de la mort civile, se maintenait jusqu’à la rédaction définitive du Conseil d’Etat. L’al. 8 du même article ordonnait que le mariage contracté précédemment par le mort civilement soit dissous, « quant à tous ses effets civiles », et l’al. 9 autorisait l’époux et les héritiers à « exercer respectivement les droits et les actions auxquels sa mort naturelle donnerait ouverture »206. Ce texte a ensuite été approuvé et

faisait donc partie de l’art. 25 de la première édition du Code civil.

Le futur code devait donc, selon les autres interlocuteurs, verrouiller cette porte au mariage pour que la mort civile ne tombe pas en caducité. En fait, le mariage et la filiation n’en étaient que les deux dimensions les plus débattues. Si le mort civilement n’était pas privé des capacités de se marier, d’avoir des descendants légitimes et, plus généralement, d’acquérir,

cette institution risquerait, comme l’a fait remarquer BOULAY, de s’« anéantir

entièrement »207. Auguste REGNAUD de Saint-Jean d’Angely, un autre conseiller d’Etat, a

observé que « si la mort civile n’ôte pas au condamné le droit d’acquérir, il pourra se former un patrimoine nouveau, et qu’alors il est indispensable de statuer sur la seconde succession qui s’ouvrira après sa mort »208. Le droit n’arrachait pourtant pas au mort civilement la

capacité en toutes les matières, ce dont les participants à la discussion rendaient tous compte en parlant des aliments. Ainsi, REGNAUD et TRONCHET évoquaient tous les deux la

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Il est vrai que le discours de BONAPARTE n’envisageait que la femme de l’époux civilement mort. Il n’y avait pourtant pas de lieu à lancer une critique féministe sur ce sujet. Il fallait noter que son exemple de déportation ne valait que pour les femmes, puisque l’usage n’était, selon POTHIER, pas de bannir les femmes du royaume. POTHIER. Œuvres de Pothier (t. 13). p. 441.

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MALEVILLE. Analyse raisonnée (1e éd., t. 1). p. 47-51. Même : MALEVILLE. Analyse raisonnée (3e éd., t. 1). p. 41-45.

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Recueil complet (t. 7) / s. dir. FENET, p. 624.

207

Ibid. p. 54.

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capacité d’acquérir et de posséder209. Alexandre-Gaspard GARY, tribun de la Haute Garonne,

a, quant à lui, exprimé la même idée par ces mots : « Seulement, tant que son existence pèsera sur la terre qu’il a souillée et troublée par ses excès, l’humanité pourra réclamer en sa faveur ce qu’elle accorde à tous les êtres vivants, le droit de pourvoir à sa subsistance, celui d’être secouru s’il est menacé ou frappé : c’est l’effet de la pitié générale due à tout ce qui respire dans la nature ; mais voilà tout ce qu’il peut prétendre »210.

Reste à savoir comment régler la « seconde succession » du mort civilement, après son dernier souffle, puisqu’il demeure relativement capable d’acquérir et de posséder. Les rédacteurs des projets de loi n’ont pas oublié l’abolition de la confiscation, et certains ont même demandé si le futur Code civil voulait la rétablir. Enfin, c’était par le « droit de déshérence » que le texte définitif justifiait sa solution. C’était ce que portait le premier alinéa de l’art. 27 du projet, soit l’art. 33 du Code civil : « Les biens acquis par le condamné depuis la mort civile encourue, et dont il se trouvera en possession au jour de sa mort naturelle, appartiendront à la nation par droit de déshérence »211. Curieusement, le terme de déshérence

désigne, d’après J.-N. GUYOT, dans l’Ancien Régime « un droit qui appartient au roi ou au seigneur haut-justicier, de prendre chacun dans sa haute-justice, les biens délaissés par un régnicole français, né en légitime mariage, et décédé sans héritiers connus habiles à lui succéder »212. Il s’agissait donc plutôt du mort integris status que du mort civilement, car

celui-ci est déjà succédé au moment de la prononciation de sa peine dont résulte la mort civile. Or il est probable que ce choix de mot s’accorde avec les lois du 4 août 1789 et du 13 avril 1791 que MERLIN de Douai nous rapporte. Selon lui, ces deux lois ont rétabli le droit de déshérence « dans sa nature primitive, elles lui ont rendu son caractère de droit de 209 Ibid. 210 Ibid. p. 653. 211 Ibid. p. 625-626. 212

Philippe-Antoine MERLIN. Répertoire universel et raisonné de jurisprudence. 3e éd. 4 tomes incomplets tomes, t. 3. Paris : Garnery, 1807, p. 589.

souveraineté ; et dès-lors l’état seul en a eu l’exercice »213. Toutefois, ce droit de déshérence

ne paraît pas trop différent du rôle que joue le fisc en cas de succession vacante, bien que la portée de la succession vacante soit beaucoup plus étendue que celle du droit de déshérence. En tout cas, l’intention du rédacteur de cet article 33 du Code civil est palpable, malgré toutes les subtilités qui en découlent. L’on cherche à confiner le mort civilement à l’empire du naturel et à lui refuser tout le vocabulaire du monde civil.

Au travers de ces paragraphes, nous pouvons constater que les rédacteurs du Code civil et les conseillers d’Etat n’ont, nulle part, mobilisé le mot « personne » dans leurs débats. L’on s’attachait, nous semble-t-il, à l’ancien vocabulaire de capacité et détaillait les choses interdites au mort civilement. Cette absence témoigne de la marginalité du terme « personne » dans l’ensemble de la terminologie juridique. Il n’y a pas encore de « concept » ni de « notion » de « la personne » au singulier et en emploi absolu, alors que le milieu juridique préférait la division romaine en trois parties dont les personnes, au pluriel, occupaient toujours le premier lieu. De ce point de vue, les projets du Code civil ne nous suffisent pas pour affirmer que la répartition des matières en personnes, choses et actions soit due, non pas au traditionalisme, mais à quelque sorte d’émergence de la nouvelle notion de personne. Il faut, d’ailleurs, rappeler que les « attentats à la personne » et les délits « contre les personnes » que nous venons de rencontrer sont inscrits dans le langage de droit pénal. Or le premier terme s’applique par excellence au souverain, que ce soit une métonymie ou l’une des conséquences de la fameuse figure des deux corps du roi. Il correspond plutôt à la signification classique de « dignité » que nous avons vue dans l’Encyclopédie. En revanche, le second terme touche tous les individus, qu’ils soient vivants ou morts, français ou étrangers,

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et, en particulier, integris status ou morts civilement. De là, il faut constater que ces emplois demeurent bornés au registre pénal et n’influencent point le langage civiliste.

Il n’empêche que l’on relève des usages qui semblent aller dans l’autre sens. C’est, notamment, le cas de LOCRE lorsqu’il considérait, à l’égard de l’effet général de la mort civile, que « les individus frappés de mort civile ne sont plus, dans l’ordre civil, au rang des personnes : personam non habent »214. Il aurait pu traduire la formule latine ainsi : « Les

individus frappés de mort civile n’ont plus de personne ». Cela serait probablement moins élégant, mais resterait tout de même intelligible et cohérent avec ce qu’il exprime ailleurs dans son commentaire, notamment dans l’introduction du tout premier chapitre de son ouvrage. Celui-ci sera examiné avec les premiers ouvrages doctrinaux publiés après l’entrée en vigueur du Code Napoléon215.

L’absence du mot et de la notion de personne ainsi constatée, il nous faut encore quelques preuves positives afin de mieux comprendre comment le vocable « personne » s’emploie pendant la préparation du Code civil.