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Origine présumée du concept moderne de personne

Il n’est pas nécessaire pour notre étude, et par ailleurs impossible, d’établir un compte rendu global de toutes ses œuvres. Contentons-nous, pour l’instant, de discerner la formule suivante qui peut choquer les lecteurs imprégnés de la doctrine contemporaine : « homo

persona moralis est… », littéralement, « l’homme est une personne morale ».

Plus spécifiquement, WOLFF a évoqué deux termes semblables en deux lieux différents,

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Michael STOLLEIS. Christian Wolff. Dictionnaire des grandes œuvres juridiques / s. dir. Olivier CAYLA, Jean-Louis HALPERIN. Paris : Dalloz, 2008, p. 605.

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A la différence de PUFENDORF, les ouvrages de WOLFF sur le droit naturel n’ont pas été entièrement traduits en français. L’auteur a successivement publié huit volumes de textes latins sous le titre de Ius naturae entre 1740 et 1748. En 1750, soit quatre ans avant sa mort, il a fait éditer une version abrégée dudit monument, intitulée Institutiones iuris naturae et gentium, à laquelle le Ius gentium de 1749 a également été intégré. La traduction française de J. H. S. FORMEY datant de 1758 a été basée sur cette édition tardive. Outre cette traduction partielle du huguenot réfugié en Allemagne, l’on doit une traduction complète des Institutions à l’avocat hollandais Elie LUZAC. Nous nous citerons les volumes dont nous consultons.

notamment homo moralis, d’un côté, et persona moralis, de l’autre. Le premier se trouve dans le premier tome du Ius naturae publié en 1740, le second dans les Institutiones. La pertinence de ces deux termes s’explique par la convergence de trois mots qui se répètent au cours de la construction de notre concept juridique de personne, à savoir homo, persona, subiectum, autrement dit, homme, personne et sujet. Ce n’est pas tout. Ce n’est ni un verbe signifiant « porter » ni un « avoir » que WOLFF a employé pour lier ces mots-là. Au contraire, nous ne trouvons, sous la plume du philosophe allemand, que le simple verbe d’« être ». Aux yeux d’un juriste contemporain, tout serait là. L’on n’attendrait rien de plus pour la personne humaine qui est sujet de droits et d’obligations. Cet avis sera, de surcroît, soutenu par l’autorité d’un historien du droit, notamment COING. Selon lui, c’est le droit naturel moderne, qui a construit le concept moderne de « personne ». L’exemple privilégié, c’est la formule de WOLFF « homo

persona moralis est… »142. Il faut donc faire face à la question de savoir si la formulation de WOLFF est vraiment l’origine de notre conception de personne.

Le texte de WOLFF nous importe pour une autre raison : beaucoup d’intellectuels français, dont bon nombre de juristes, le citaient avant, pendant et après la codification de BONAPARTE. Plus concrètement, l’on s’est posé la question de savoir si la pensée de WOLFF avait influencé le Code civil. Une réponse affirmative récente à cette question nous a été fournie par J.-C. NABER lors du deuxième Congrès international de droit comparé en 1932143. Il s’agit

des art. 1984, al. 1, et 1599 du Code. Le professeur hollandais prétendait, en effet, que le premier, qui définissait le mandat, correspondait au § 551 des Institutions de WOLFF par la précision « en son nom » que son traducteur-commentateur avait soulignée, et que le second, contrairement « au droit romain, à POTHIER et à toute la pratique ancienne », a repris le § 593

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COING. Europäisches Privatrecht. p. 170-171.

143

Jean-Charles NABER. [Communication présentée au Congrès international de droit comparé de 1932]. Revue historique de droit français et étranger, 1933, 4e série, 12e année, p. 113-116.

dudit ouvrage de WOLFF144. Si H. THIEME, célèbre historien du droit allemand, partage avec

réservation l’eurêka de NABER selon lequel « il y a du WOLFF dans le Code civil » grâce à un

discours de PORTALIS145, M. THOMANN, professeur strasbourgeois et éditeur d’une

réédition récente des œuvres de WOLFF, a mis en cause cette affirmation qui, selon lui, n’avait pas de preuve concrète, et, tout en reconnaissant l’impact de la philosophie wolffienne sur certains intellectuels français du XVIIIe siècle, se montre sceptique à l’égard de la prétendue

découverte de NABER146.

Si nous suivons le point d’attaque de THOMANN en nous bornant aux travaux préparatoires, il faut admettre que WOLFF n’a été invoqué qu’une seule fois, et que c’est PORTALIS qui a cité le Ius naturae de l’auteur allemand lors de l’exposé des motifs du titre de

la Propriété devant le Corps législatif le 26 nivôse an XII (17 janvier 1804)147. Or THIEME a également le droit de rappeler que CAMBACERES avait, bien avant PORTALIS, déjà emprunté à WOLFF des inspirations en préparant son premier projet de code civil148.

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Ibid. p. 114-115. L’art. 1984, al. 1 : « Le mandat ou une procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom ». L’art. 1599 : « La vente de la chose d’autrui est nulle … ». Le § 551 des Institutions de WOLFF : « Mandatum dicitur contractus beneficus, quo alteri quid nostro nomine faciendum committitur et commissum ab eo gratis suscipitur … » ; ainsi traduit par LUZAC : « On appelle mandat un contrat bienfaisant, par lequel nous donnons la commission de faire quelque chose en notre nom, à quelqu’un qui s’en charge gratuitement … » Christian WOLFF. Institutions du droit de la nature et des gens, tr. par Elié LUZAC. 6 tomes, t. 3. Leide : Chez Elié Luzac, 1772, p. 174-175. Le § 593 : « … rei alienae venditio nulla est … » ; « … la vente de la chose d’autrui est nulle … » WOLFF. Institutions (Luzac, t. 3). p. 312-313. Avant que NABER ne soulignât l’expression « nostro nomine » (en notre nom), son compatriote LUZAC avait rappelé dans sa longue note que c’était là où la définition de WOLFF s’est distinguée de celle de droit romain. WOLFF. Institutions (Luzac, t. 3). p. 176-195.

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Hans THIEME. Ideengeschichte und Rechtsgeschichte : gesammelte Schriften. 2 tomes, t. 2. Köln : Böhlau, 1986, p. 822-870. Réimpression de Hans THIEME, Das Naturrecht und die europäische Privatrechtsgeschichte, Basel : Helbing und Lichtenhahn, 1947.

146

Son introduction à Christian WOLFF. Ius naturae. 2e éd. 8 tomes, t. 1. Hildesheim : Olms, 1972. Réimpression de Frankfurt, 1740, p. XXXIX-XL.

147

Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil / s. dir. Pierre-Antoine FENET. 15 tomes, t. 11. Paris, 1827, p. 118.

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THIEME. Ideengeschichte und Rechtsgeschichte : gesammelte Schriften. p. 847. Il s’appuie sur un auteur tchèque : CHARMATZ Hans. Zur Geschichte und Konstruktion der Vertragstypen im Schuldrecht : mit besonderer Berücksichtigung der gemischten Verträge. Brünn : Rohrer, 1937, p. 173, note 180a. Celui-ci estime que l’art. 1984 définissant le mandat a presque été repris mot à mot du premier projet de CAMBACERES, c’est-à-dire celui de 1793. Nous disposons encore d’un autre exemple. Un commentateur français de Grotius, P. PRADIER-FODERE, a, entre parenthèse, mis en relation la (quasi-) égalité successorale entre les enfants

En gros, la prudence ne nous interdit guère de concéder que l’ouvrage de WOLFF faisait partie des références consultées par les rédacteurs du Code, et de constater ainsi vaguement une certaine « influence ». D’un autre côté, vu la généralité de la question, il ne vaut peut-être pas la peine de rétablir des liens concrets entre quelques textes du Code et des écrits du jurisconsulte allemand. De toute façon, nous nous contentons de signaler seulement qu’un traité de droit civil ayant un grand succès dans la première moitié du XIXe siècle s’est référé à WOLFF pour

justifier son commentaire sur le titre « Des personnes » – un commentaire qui contredit pourtant l’avis de COING ci-dessus. Bien sûr, un auteur ancien n’a pas nécessairement plus de raison qu’un récent, et les anciens peuvent également se tromper. Cependant, un auteur ancien a le mérite de ne pas encore connaître la complication linguistique les plus tardifs doivent subir, et tout ce qui y a contribué. L’inversion d’interprétation ne s’expliquera pas sans revenir sur le point de départ, à savoir les textes de WOLFF.