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Persona moralis »

Reste à savoir ce que la notion de « personne morale » signifiait chez PUFENDORF. Pour l’instant, nous savons déjà qu’une personne morale doit toujours être dans un certain état, et que ces deux notions sont des êtres moraux.

En ce qui concerne cette fameuse persona moralis, là encore, il s’agit des modes considérés comme substances en vertu de leur fonction de base ou de support envers d’autres êtres moraux :

Texte latin de PUFENDORF Traduction de BARBEYRAC

De iure naturae et gentium, I, I, 12 : Entia moralia, quae ad analogiam substantiarum concipiuntur, dicuntur personae morales, quae sunt homines singuli, aut per vinculum morale in vnum systema connexi, considerati cum statu suo aut munere, in quo in vita communi

versantur.

Droit de la nature et des gens, I, I, 12 : Les êtres moraux que l’on regarde comme des substances, s’appellent des personnes morales ; et l’on entend par là les hommes

mêmes considérés par rapport à leur état moral, ou à l’emploi qu’ils ont dans la

société ; soit que l’on envisage chaque homme en particulier, soit que plusieurs réünis par quelques liaison morale ne composent ensemble qu’une seule et même idée.

A partir de cette définition, l’auteur a mis en avant tout un éventail de distinctions de personnes morales que nous présenterons bientôt. Entre temps, il faut, tout d’abord, se

rappeler de l’anticipation que BARBEYRAC a faite par la traduction « la personne des hommes », car celui-ci a, sous le terme « personnes morales », commenté que chez les Romains, seuls les libres étaient des personnes, les esclaves étant classés, quant à eux, comme choses ou biens. Cette remarque n’est-t-elle pas proche de celle de VULTEJUS portant sur sa comparaison de homo et de persona128 ? Cela veut dire que le traducteur avait toujours en tête le vocabulaire

de droit romain, dont les vieilles distinctions entre les libres et les esclaves, les personae et les

res. Ce classicisme nous empêche, par conséquent, de dégager le moindre nouvel usage du mot

« personne », même si, en l’occurrence, le texte français contient ce mot supplémentaire.

Ensuite, cette définition montre clairement, comme M. LIPP, historien du droit allemand, le souligne à juste titre, que le terme « persona moralis » de PUFENDORF est incomparable au terme contemporain de « personne au sens juridique » (Person im Rechtssinn). Il ne s’agit, selon lui, non plus d’un concept général de sujet de droit ou de capacité juridique. Il est évident que « persona moralis » s’applique, reprenons la terminologie moderne, aux personnes physiques et personnes morales ou juridiques à la fois. S’intéressant également à la note qu’a donnée BARBEYRAC, LIPP fait remarquer que même l’esclave est compris dans cette notion, car cette catégorie a un état comme les autres personnes morales, et était considéré, chez PUFENDORF, comme substance ; cette substance servirait à soutenir d’autres êtres moraux, par exemple, la propriété, dominium129.

En d’autres termes, il ne faut pas lire « persona moralis » à la lumière de l’opposition physique-moral, naturel-social ou bien phusis-nomos que l’auteur a mis en place dès le commencement de son ouvrage. En se bornant à une lecture positiviste, « persona moralis » de

128

Voir ci-dessus p. 47 et s.

129

Martin LIPP. « Persona moralis », « Juristische Person » und « Personenrecht » – eine Studie zur Dogmengeschichte der « juristischen Person » im Naturrecht und frühen 19. Jahrhundert. Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, 1982/83, 11/12, p. p. 233-236.

PUFENDORF est un terme asymétrique par rapport aux « êtres moraux ». Alors que ceux-ci s’opposent aux êtres physiques, persona moralis n’a pas pour contrepartie « persona

physica » – un terme qui, à notre avis, aurait été du non-sens, car, dans la représentation binaire

de PUFENDORF, il suffirait de dire « homme » pour un être humain pris au sens physique. Dans l’ordre physique, l’on ne parlerait plus des actions, mais des mouvements, dont les « soutiens », si l’on emprunte la traduction de BARBEYRAC, ne sont pas nécessairement humains, car les mouvements d’un homme n’ont rien de spécifique. Cela revient à dire que « persona » de PUFENDORF ne peut relever que de l’ordre moral, c’est-à-dire de l’ordre social. Qui dit social, dit rapport. C’est donc dans un cadre relationnel, ou plus précisément, un cadre d’inter-actions qu’il faut comprendre la raison d’être des personnes morales dans la théorie pufendorienne. C’est en ce sens qu’une personne morale peut servir de support pour d’autres êtres moraux, comme des actions et des choses. Cette fonction abstraite de « soutien »,

suppositiuum, peut, comme le jurisconsulte l’a lui-même mis en avant ailleurs, tout simplement

se traduire par « point d’imputation »130, « sujet d’action », « suppôt d’action » selon V.

DESCOMBES, ou, plus précisément, « sujet d’action intentionnelle », c’est-à-dire ce à quoi un verbe d’action intentionnelle se rapporte dans une phrase, un « complément de sujet »131.

Cela dit, il faut encore y ajouter trois remarques. Premièrement, il doit être suffisamment clair que nous ne pouvons pas attribuer à PUFENDORF la paternité de l’opposition entre les personnes physiques et les personnes morales. Deuxièmement, bien que

130

« Caeterum quod actio moralis ad aliquem pertinere, eique imputari possit, in quo formalem ejusdem rationem consistere diximus … ». De iure naturae et gentium, I, V, 5. L’auteur a notamment évoqué qu’une action morale peut ressortir, ou bien être imputée à une personne morale, qui constitue la raison formelle de celle-là. Cette idée de personne à laquelle l’on impute des actions ressemble à l’emploi du mot « persona » de HOBBS. Voir TODESCAN. Dalla « persona ficta ». p. 89. Il convient pourtant de noter que même chez HOBBES, l’on n’« est » pas une personne ; l’on « porte » (carrieth dans le texte anglais et sustinere dans la version latine) une personne. Voir Thomas HOBBES, Michael Joseph OAKESHOTT. Leviathan ; or, The matter, forme and power of a commonwealth, ecclesiasticall and civil. Oxford : Blackwell, 1960. Réimpression de l’édition de 1651, p. 112.

131

la « personne » soit, à un certain égard, un point d’imputation ou un sujet d’action, il ne s’agit pas de « la personne » moderne, une personne à « être » et non pas à « avoir » ou à « porter ». Nous verrons tout de suite pourquoi. Troisièmement, si la notion de « personne morale » de PUFENDORF ne s’oppose à rien dans le monde physique, elle se divise elle-même en plusieurs catégories.

Voici la ramification des personnes morales que contient le système pufendorien. Sous la plume du jurisconsulte, deux catégories principales apparaissaient au premier rang, à savoir les personnes morales simples (simplices) et les composées (compositae).132 Les simples n’ont

pas été décrites, tandis que les composées étaient formées, d’après l’auteur, « lors que plusieurs Individus humains s’unissent ensemble de telle manière, que ce qu’ils veulent ou qu’ils font en vertu de cette union n’est censé qu’une seule volonté et une seule action ».133 Toutes les deux

pouvaient être divisées en publicae et privatae : du côté des personnes morales simples, l’on disait que c’étaient les publiques et les particulières ; du côté des composées, il s’agissait, en revanche, des publiques et des « privées »134. Quant aux contenus de chaque catégorie, nous

comptons, parmi les personnes morales publiques, les souverains, magistrats, généraux, personnes ecclésiastiques, et d’innombrables personnes simples privées, comme le père de famille, le mari, la femme, les enfants, et ainsi de suite.

En renonçant à davantage de détails, nous nous contentons de faire une observation qui relève du plan syntaxique. C’est que, conformément à ce qui est souligné à maintes reprises, le système de PUFENDORF reconnaît non seulement le cumul d’états sur une seule et même personne morale, mais également le cumul de personnes sur un seul et même homme. Le

132

I, I, 12.

133

I, I, 12 : « Persona moralis composita constituitur, quando plura indiuidua humana ita inter se vniuntur, ut quae vi istius vnionis volunt aut agunt, pro vna voluntate, vnaque actione, non pro pluribus censeantur ».

134

second se heurte, évidemment, à la définition moderne de « personne – sujet de droit », puisque, selon celle-ci, tout individu est une personne, et ne peut être qu’une seule. Par rapport à la conception moderne, les mots suivants de PUFENDORF ont bien précisé son motif :

Texte latin de PUFENDORF Traduction de BARBEYRAC

De iure naturae et gentium, I, I, 14 :

… quemadmodum vnus idemque homo in

diuersis statibus, sibi inuicem non

repugnantibus, esse potest. Ita vnus idemque simul plures velut personas gerere potest, modo munia, quae personas illas comitantur, ab eodem simul obiri queant.

Droit de la nature et des gens, I, I, 14 : … un seul et même homme pouvant être en divers états moraux, lors qu’ils ne sont pas opposés les uns aux autres ; il peut aussi soutenir, à la fois, plusieurs personnages différents, pourvu que les fonctions, qui les accompagnent, soient de nature être exercées par la même personne.

Il faut faire attention à la discordance entre l’original latin et sa version française. Ce que nous traitons, ce n’est que personam gerere, une variante de « personam sustinere » que nous avons relevée ci-dessus, qui donne, en l’occurrence, « soutenir un personnage ». Quant au mot « personne » dans la traduction de BARBEYRAC, il est clair qu’il ne s’agissait que d’une variation, puisque le mot correspond au pronom latin idem désignant toujours « un seul et même homme ».

A propos de ce paragraphe, l’on hésiterait devant deux lectures possibles : « plures

personas gerere », est-ce une locution figée ou non ? Vu l’effort que l’auteur a consacré à la

notion de « personne morale », l’on peut être, à première vue, tenté de souscrire à la réponse

« représenter », exige un déterminant qui, en l’occurrence, n’existe pas. Bien entendu, le verbe « représenter » est transitif et attend un complément d’objet direct. Cela veut dire que l’on doit traduire l’expression soit par « soutenir plusieurs personnages » comme BARBEYRAC, soit par « jouer plusieurs rôles ». Ceux qui cherchent chez PUFENDORF un prototype de la notion de personne contemporaine peuvent préférer cette lecture disjonctive, car cela passe bien avec leur objectif. Néanmoins, il n’est pas moins plausible de s’attaquer à cette expression d’une perspective systématique : selon la théorie du jurisconsulte, une « persona moralis » est un être moral, un mode, quelque chose qui ne se manifeste pas tout seul, mais que sur une substance. De ce point de vue, l’expression en question ne signifie rien d’autre que « pouvoir exister dans plusieurs modes ». Bien que la locution figée « personam sustinere » requière normalement un déterminant, il est, en revanche, acceptable de dire qu’un sujet grammatical peut « jouer des rôles » sans en nommer le déterminant qui, évidemment, désigne plusieurs indéfinis.

Par conséquent, de deux choses une : il n’y avait rien de nouveau dans cette expression « plures personas sustinere », qu’il s’agisse de la lecture disjonctive ou conjonctive. Et ce classicisme n’introduit rien de substantiel dans un mot qui, employé hors la locution, n’aura normalement pas de sens. Cela ne dépend pas du système de PUFENDORF, mais c’est, au contraire, que l’auteur lui-même a repris la bonne vieille locution et, à la fois, son inconséquence ontologique qui contredit la doctrine moderne. L’Allemand n’a pas inventé un nouvel usage du mot « persona » en omettant le déterminant de l’expression en question.

Nous espérons que cette esquisse du système de PUFENDORF facilitera la compréhension des formulations de LEIBNIZ (1646-1716), de WOLFF et de KANT (1724-1804) que nous verrons. En dépit de tous les reproches que LEIBNIZ, WOLFF et, entre

eux, Christian THOMASIUS (1655-1728) ont lancés contre PUFENDORF135, son système des

êtres moraux était partagé dans la mesure où les « personnes physiques » et « personnes morales », dans leur acception moderne, ne faisait surgir aucune substance de quoi que ce fût. Ils n’étaient considérés « comme des substances » que relatifs aux actions, droits et obligations auxquels ils servaient de soutiens, de supports ou, pour emprunter le terme de V. DESCOMBES, de suppôts. Le cadre métaphysique binaire de substance et de modes demeurait présent et pouvait intervenir même dans les rapports entre deux modes. Ces idées-là ne datent pas toutes de 1672. Chronologiquement, la conception de personne pufendorfienne précédait son système d’êtres moraux, car elle s’était presque achevée dans une publication de 1660 alors que l’auteur était emprisonné pendant huit mois à Copenhague et n’avait, par conséquent, pas accès à aucune bibliothèque136. Au fond, le terme « être moral » permettait à l’érudit allemand,

non pas d’altérer ce qu’il avait auparavant construit à propos des actions, personnes et choses morales, mais, au contraire, de présenter un système de pensées plus général et plus clair.

Par ailleurs, il n’est pas choquant, de ce point de vue, de trouver chez LEIBNIZ les phrases telles que « subiectum qualitatis moralis est persona et res » (la personne et la chose sont des sujets de qualité moral), « persona est substantia rationalis… » (la personne est une substance de raison), et « res […] subiectum iuris est et obligationis » (la chose est un sujet de droit et d’obligation)137. Abstraction faite de tous les autres points intéressants, ce qui nous

importe davantage, c’est de noter que par « sujet de qualité morale », LEIBNIZ, alors très jeune,

135

Voir GOYARD-FABRE. Pufendorf et le droit naturel. p. 241-244.

136

Samuel PUFENDORF. Elementorum iurisprudentiae universalis, libri II. Editio novissima et emendatissimae. Cantabrigiae, 1672, p. 19-22, Def. IV.. L’on y trouve, entre autres, l’essentiel de ce que nous avons exposé sur les actions volontaires, les états, l’analogie avec l’espace, etc. Là, l’auteur n’a pas encore nettement mis en avant le concept « être moral », mais a déjà évoqué que l’action morale est un « être positif qui est du genre, non pas naturel, mais moral » (moralis actio ens positivum (in genere moralium, non naturalium) dici potest). Definitio I, 5, p. 4. Les divisions des personnes morales étaient presque identiques à celles dans de iure naturae et gentium, la seule variante étant personae seorsim consideratae au lieu de simplices. D’ailleurs, il convient de noter que PUFENDORF y a rappelé le mot caput, tête, qui était réservé aux libres chez les Romains.

137

Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Willy KABITZ. Philosophische Schriften : 1663-1672. t. 1. Berlin : Akademischer, 2006, p. 301, § 315.

n’entendait rien d’autre que suppositiuum de PUFENDORF138. Ensuite, l’expression

« substance rationnelle », qui fait allusion à BOECE, ne s’est pas éloignée, par son application à Dieu également, de ce que PUFENDORF avait dit, notamment, une base sur laquelle d’autres êtres moraux, ou bien, selon les termes de LEIBNIZ, d’autres qualités morales s’appuyaient.

Prolongeons encore un peu cette excursion : il nous semble que c’était également au sens de PUFENDORF que KANT a écrit son célèbre passage portant sur l’homme qui juge lui-même. Il faut, d’après celui-ci, un jugement qui assure le respect d’un devoir, et pour un devoir qu’un homme a envers lui-même, il passe devant tel tribunal, à savoir la Conscience, qui, selon le philosophe, est une « personne morale »139.