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LOCRE : la personne opposée à la propriété

En revanche, LOCRE, le témoin oculaire de la codification, met en avant, dans son commentaire du Code, non pas « les personnes », mais « la personne ». Ce qui rend sa contribution encore plus particulière, c’est que la question y est entamée, non pas sous une disposition positive, mais dans l’introduction de l’ouvrage. A la rigueur, ce que le secrétaire général du Conseil d’Etat envisage, c’est, à la fois, la propriété et la personne264. De ces deux

notions opposées l’une à l’autre, LOCRE se met à raisonner d’une manière dialectique. Il prétend, d’abord, que « les hommes ne peuvent être utiles les uns aux autres, ils ne peuvent se nuire, que relativement à deux choses : la personne et la propriété ». En évoquant deux manières selon lesquelles que les hommes se nuisent, à savoir par « attentat » ou par « différend », LOCRE fait appel à l’expression d’« attentat à la personne », qui, nous l’avons vu, ressort au langage de droit pénal. Il exemplifie, ensuite, ce que veut dire « réclamer quelque droit sur la personne » dans un différend. « Comme le père », dit-il, « ou le tuteur qui attaque le mariage contracté par le mineur sans son consentement, comme le mari qui rappelle sa femme dans l’habitation commune, comme le maître qui exige qu’un journalier achève le travail pour lequel il a loué ses services ». Par ces exemples, il poursuit sa synthèse en insistant sur le fait que ces « contestations relatives à la personne, si l’on veut prendre garde, on trouvera que toutes aussi présentent des questions de propriété ». En fait, il ne s’agit pas d’une simple conjonction des deux notions, mais, pour ainsi dire, d’une sorte de subsomption

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Claude-Etienne DELVINCOURT. Institutes de droit civil français. 1e éd. 3 tomes, t. 1. Paris : Gueffier, 1808, p. 13.

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Jean-Baptiste-Victor PROUDHON. Cours de droit français. Première partie, Sur l’état des personnes et sur le titre préliminaire du Code Napoléon. 1e éd. 2 tomes, t. 1. Dijon : Bernard-Defay, 1809.

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de l’une par l’autre. L’on le constate dans cette explication : « Dans la demande », précise LOCRE, « en nullité du mariage d’un mineur, il s’agit de savoir si cet individu avait la capacité de disposer de sa personne, qui est la première des propriétés »265. L’auteur renforce

encore son argument : « La demande du mari qui réclame son épouse, n’est que la revendication des droits que donne l’engagement du mariage, et qui sont la propriété de ceux que le mariage unit. Il en est de même de la demande du maître ; les services que le journalier lui a loués, et dont le maître a payé ou promis le prix, sont devenus une propriété qu’il a droit de répéter, soit en nature, soit en une indemnité équivalente ». De là, il parvient à conclure de cette façon : « Pour régler les suites des rapports individuels, les lois civiles n’ont qu’à établir les règles de la propriété. La propriété est donc le sujet immédiat de leurs dispositions, et par conséquent leur matière ». Or cette prééminence de la propriété ne semble pas compatible avec le premier livre du Code, que LOCRE commente. A laquelle il répond en différenciant son acception de celle du texte positif : « Il est également vrai du livre Ier, qu’il n’est relatif

qu’à la propriété, quoiqu’il porte pour rubrique, Des Personnes. En effet, le mot personne n’est pas employé là dans le même sens que dans ce chapitre. Dans le Code, il est le synonyme d’état civil ; or, l’état civil se compose des diverses capacités et incapacités des individus par rapport à la propriété ».

Nous nous contentons, pour l’instant, d’isoler au sein de la proposition de LOCRE les acceptions du mot « personne » telles qu’il les donne. Du côté du droit positif, il est clair que « personne » signifie, pour lui, « état civil ». Du côté de la doctrine, c’est, en revanche, beaucoup plus obscur. Sous la plume de LOCRE, la notion de personne s’oppose, dans un premier temps, à la propriété, mais finit par se subsumer sous la propriété. Quelle est alors cette personne qui n’a pas, comme dans la conception contemporaine, de primauté par sa

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dignité ? Faute de réponse explicite, l’on peut procéder de la façon négative. La première chose à rejeter est de l’identifier avec l’homme, car cela serait, nous le savons déjà, non seulement une tautologie, mais n’éclaircirait point l’énoncé de LOCRE et le rendrait, au contraire, plus mystérieux. A notre avis, la personne et la propriété doivent être plutôt des attributs de l’homme ou des dimensions à envisager. Elles ne relèvent pas de l’ontologie ni de l’existence de l’homme, deux questions qui n’ont, par ailleurs, peu à voir avec le droit. Ensuite, cette notion de personne ne doit non plus signifier simplement le corps humain ni la force de travail, car ils sont facilement réductibles en propriété, comme dans le cas d’esclave, et ne permettent donc pas à LOCRE de maintenir son opposition. De plus, cette dernière raison exclut également que la notion corresponde vaguement au concept plutôt moderne de patrimoine, qui désigne l’ensemble des droits et les obligations présents et futurs. L’auteur lui-même n’emploie pas non plus la notion « personne » de la même façon que le Code, qui la fait dénoter « état civil ». A cette difficulté s’ajoute encore celle de trois exemples : si la tutelle du mineur et la vie conjugale rentrent tous les deux dans la case de droit des personnes telle que l’on connaît aujourd’hui, le rapport entre le journalier et le maître d’ouvrage ne l’est guère. Même à défaut du droit social au sens contemporain du terme, l’entreprise d’ouvrage relève quand même du droit des contrats et échappe donc, évidemment, au droit des personnes.

Il nous semble que LOCRE confond probablement deux oppositions classiques en proposant la sienne : l’une est celle existant entre personas et res, que nous avons lue chez GAIUS, D. 1, 5, 1, et aussi chez POTHIER ; l’autre est celle existant entre les actions in

personam et les actions in rem. Si la tutelle et le mariage se comprennent sans difficulté avec

la première, ce sera avec la seconde que le cas de litige entre le journalier et le maître d’ouvrage sera intelligible. La seconde opposition nous donne la distinction entre le droit

personnel et le droit réel. Or il faut admettre qu’aujourd’hui, plus personne ne raisonne du « droit personnel » au « droit des personnes ». Bien qu’ils soient de la même famille, la doctrine de notre temps ne voit aucun rapport entre le terme « personnel » et les « personas » opposées aux res. Néanmoins, comme la doctrine antérieure à LOCRE prend toujours les personnes au pluriel et souligne donc sa multiplicité, les droits qui regardent une personne ne peuvent qu’être aussi, pour ainsi dire, « relatifs ». C’est précisément dans cette perspective que la relation entre le droit personnel et les personas est compréhensible. Cette confusion atteste, encore une fois, de l’importance de l’écart entre les sens du mot « personne » à l’époque de la Codification et à nos jours.