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Contrat de société

L’on admet généralement que le Code civil de 1804 garde son silence envers la question de « personnalité morale » au sens de notre temps des sociétés. Il est vrai que le Code, en son état définitif, n’a pas employé le terme « personne » pour les sociétés civiles. Le silence est susceptible de plusieurs interprétations différentes. S’agit-il, par rapport aux sociétés commerciales, de négation tacite de ce que nous entendons aujourd’hui de « personnalité morale », d’approbation du consensus préexistant sur cette question quelle qu’en soit la réponse, de marge d’appréciation accordée au juge pour les cas concrets, ou bien de simple omission, même d’oubli ? Sans examiner toutes les hypothèses, notre recherche dans les travaux préparatoires a relevé un double constat. D’un côté, l’on disait à l’époque qu’une société pouvait constituer, former, ou tout simplement « être » une « personne ». De l’autre, le terme précis était, non pas « personne » tout court, mais toujours « personne morale » qui doit, selon nous, être attribué à PUFENDORF et à WOLFF. Nous savons déjà

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que ni l’un ni l’autre n’a inventé notre usage et notre concept de « personne ». Autrement dit, la société, sous l’empire du Code civil, était, selon quelques-uns, une « personne morale » qui n’avait pourtant rien à voir avec la « personnalité morale ».

Si l’on descend dans les travaux préparatoires, une très rare occurrence peut être relevée, d’abord, dans le discours de G.-F.-C. GOUPIL-PREFELN. Dans son rapport fait au Tribunat le 29 nivôse an XII (20 janvier 1804), « chacune de ces compagnies (de finance, de commerce ou d’industrie) », disait-il, « est une personne morale qui agit, administre et régit les affaire de l’association d’après des statuts qui règlent le nombre, la qualité et les attributions de chacun de ses agents »235. Le tribun n’était pas seul. Le tribunal de Rouen a

également, à propos des contrats de société, énonce que « la société forme une personne fictive et morale, séparée des associés… »236. L’une et l’autre occurrence, malgré la rareté,

semble attester l’usage moderne.

Toutefois, il ne faut, à notre avis, pas croire que le tribun entende la même chose que le langage civiliste de nos jours, car cet emploi provient du vocabulaire de droit naturel moderne, c’est-à-dire des traductions de PUFENDORF et de WOLFF237. Nous verrons plus

tard pourquoi ni l’un ni l’autre n’ont inventé l’usage moderne du mot « personne ». Il suffit, pour l’instant, de préciser que la littérature moderne met plus l’accent sur la nécessité d’autorisation que sur l’existence de personnalité morale au sens contemporain. La mise en relief de l’autorisation administrative rejoint la critique d’un interventionnisme ou même d’un jacobinisme. Celle-ci étant l’un des thèmes récurrents dans la littérature, aurait dû être dirigée vers la reconnaissance automatique de personnalité morale à toute sorte de société civile dès qu’elle remplit certaines conditions préexistantes. Cependant, les protagonistes de cette

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Recueil complet (t. 11) / s. dir. FENET, p. 45. Notre insistance.

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Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil / s. dir. Pierre-Antoine FENET. 15 tomes, t. 5. Paris, 1827, p. 544.

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critique ne semblent pas aller jusqu’à demander la suppression de toute formalité administrative. Sachons que certaines sociétés pouvaient, sous l’empire du Code civil de 1804, se créer sans écriture, car l’art. 1834, al. 1, ne l’exigeait, à l’époque, qu’en ce qui concernait celles dont la valeur de l’objet dépassait cent cinquante francs. Il s’agit d’un choix délibéré des rédacteurs après la présentation du projet de ce chapitre au Tribunat. L’on voulait mettre fin aux sociétés dites « taisibles » ou communautés « tacites » formées, dans certains pays coutumiers, par la simple cohabitation de parents, à cause de l’« inconvenance » de ces

communautés aux mœurs du temps238. De plus, la rédaction définitive a supprimé une

disposition particulière. Dans le projet, les sociétés « contractées en foire ou pour affaires de foire » étaient également exemptées de l’obligation de mise en écrit sans avoir égard à la valeur de l’objet239. MALEVILLE nous a rapporté que cette exception avait été rejetée sur les

observations du Tribunat dont nous n’avons pas relevé d’occurrence précise dans le recueil de FENET240. En bref, il ne faut pas présupposer que le Code civil ait soumis toute société civile

à la dichotomie autorisation-dissolution. Au contraire, le Code a pris en compte les sociétés reconnaissables par un acte écrit ou, de nos jours, un statut, et, à la fois, celles occultes, c’est-à-dire fondées par un simple accord verbal ou tacite des associés. Celles-ci, parfaitement licites, n’étaient pas menacées de la peine de dissolution. Si le plafond de cent cinquante francs limite l’importance économique de cette espèce de société, il nous semble raisonnable de croire que celle-ci répondait aux besoinx de certains contrats existants à ces années lointaines.

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Voir le rapport du tribun L. BOUTEVILLE (1746-1821) et le discours de J.-L. GILLET (1759-1810) Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil / s. dir. Pierre-Antoine FENET. 15 tomes, t. 14. Paris, 1827, p. 406, 420. Voir Jacques de MALEVILLE. Analyse raisonnée de la discussion du Code civil au Conseil d’Etat. 2e éd. 4 tomes, t. 4. Paris : Garnery, 1807, p. 3.

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Recueil complet (t. 14) / s. dir. FENET, p. 359.

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A propos, il nous paraît intéressant de souligner les sociétés taisibles ou communautés tacites. L’associé de telle société ou communauté, le tribun J.-L. GILLET l’a bien dit, s’appelait « copersonnier ». Que veut dire ce dernier mot qui semble porter la racine de « personne » ? Est-ce que les co-personniers partagent une seule personne, qui est la société taisible que l’on croyait écartée par le Code civil ?

Commençons par la définition de la société taisible. POTHIER enseignait que cette espèce de société n’exigeait, en ancien droit français, aucun acte écrit, ni convention expresse, et se faisait présumer « par la seule cohabitation à pot commun par an et jour », autrement dit

par un simple fait241. MERLIN de Douai a observé, avec plus de détails, que telle

communauté, abstraction faite des différences entre les coutumes qui admettaient cette institution, avait lieu lorsqu’il y avait « une habitation et une vie commune pendant l’an et jour », et que ceux-ci ayant vécu ensemble ont agi « dans un esprit de société, en acquérant les uns pour les autres, et se communiquant leurs pertes et leurs profits »242. Il s’agissait d’une vie

« sous le même toit, et au même pot et feu »243. Sur le plan de la jurisprudence, la plupart des

coutumes ne retenait plus les sociétés taisibles après l’ordonnance de Moulins (1566) et de l’ordonnance de 1667244. Nous venons d’entendre BOUTEVILLE et GILLET évoquer ce type

de société, que le Tribunal de Paris a appelée « débris de nos institutions gothiques »245. Les

deux autorités en cette matière auxquelles l’on se référait étaient Guy COQUILLE, d’un côté,

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Robert-Joseph POTHIER. Traité des contrats de bail à rente, de société, de cheptels, de bienfaisance, du prêt à usage et du prêt de consomption. Nouvelle éd. 18 tomes, t. 5. Paris : Siffrein, 1821, p. 153.

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Philippe-Antoine MERLIN. Répertoire universel et raisonné de jurisprudence. 4e éd. 17 tomes, t. 2. Paris : Garnery, 1812, p. 583. POTHIER fait remarquer que la communication des pertes était une condition supplémentaire pour la présomption de société taisible dans la coutume de Berry. POTHIER. Œuvres de Pothier (t. 5). p. 154.

243

MERLIN. Répertoire universel (4e éd., t. 2). p. 583. Sous une forme un peu différente, l’expression est devenue le titre de : Henriette DUSSOURD. Au même pot et au même feu étude sur les communautés familiales agricoles du centre de la France. 2e éd. Paris : Maisonneuve et Larose, 1979.

244

Voir MERLIN. Répertoire universel (4e éd., t. 2). p. 582. POTHIER. Oeuvres de Pothier (t. 5). p. 154.

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et LEBRUN, de l’autre246. A. DURANTON (1783-1866) a, en outre, précisé que c’était la loi

du 30 ventôse an XII qui a abrogé formellement les coutumes qui conservaient explicitement les sociétés taisibles247. En somme, la littérature civiliste de l’époque croyait que l’art. 1834

du Code civil voulait les abolir248.

C’était pourtant contraire à la réalité. Un des exemples nous est fourni à l’égard des régions de Limousin et de Charente. A. GOURSAUD et M. ROBERT, ayant rassemblé des témoignages datés du début et du milieu du XXe siècle, estiment que ces sociétés-là « ont

subsisté, sous une forme plus ou moins apparente, pendant encore une centaine d’années »249.

D’ailleurs, la société taisible n’a pas disparu du vocabulaire juridique contemporain. Pendant les discussions sur ce que l’on connaît sous le nom de pacte civil de solidarité (« Pacs »)250, J. HAUSER s’en est notamment servi. La vieille institution lui semblait une

sorte de « troisième voie », à côté des deux autres modèles alors proposés au législateur251.

Puisque la littérature hésite sur l’origine des sociétés taisibles, l’origine du mot « copersonnier » est loin d’être claire. HAUSER évoque le terme « parsonnier », qui est, en fait, l’une des formes de ce mot. Deux étymologies ont été avancées. L’une remonte à pars, soit part ou portion, et s’appuie sur les mots latins parcenerius, percenarius, partiarius,

246

Voir Guy COQUILLE. La Coutume de Nivernais accompagnée d’extraits du commentaire de cette coutume. Nouvelle éd. Paris : Plon, 1864, p. 305-306. Denis LE BRUN. Traité des communautés ou sociétés tacites. Œuvres de M. Denis Le Bruns avocat au parlement / s. dir. Louis HIDEUX. 2 tome, t. 2. Paris : Nully, 1734, p. 15-58.

247

Alexandre DURANTON. Cours de droit français suivant le Code civil. 22 tomes, t. 17. Paris : Gobelet, 1833, p. 337, note 332.

248

Outre les ouvrages cités, voir Raymond-Théodore TROPLONG. Du contrat de société civile et commerciale. 2 tomes, t. 1. Paris : Hingray, 1843, p. 200.

249

Albert GOURSAUD, Maurice ROBERT. La société rurale traditionnelle en Limousin : Ethnographie et folklore du Haut-Limousin et de la Basse-Marche. 4 tomes, t. 1. Paris : Maisonneuve et Larose, 1976, p. 137. Il a cité deux exemples rapportés au début du XXe siècle. Voir ibid. p. 138-141.

250

Voir la loi n° 99-944 du 5 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité. Journal officiel n° 265 du 16 novembre 1999, p. 16959.

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partionarius, etc., qui donnent en français « perçonnier », « parçonnier » ou « percener »252. L’autre étymologie est, en revanche, penchée à persona, et se fait étayer par personarius dont l’on relève moins d’occurrences253. D’ailleurs, les mots « copain » et « compagnon »

ressortent également au même rapport communautaire. La littérature des praticiens du XVIIIe

siècle nous apprend que ce terme a plusieurs significations, à savoir 1) « dans quelques coutumes », « celui qui est associé avec un autre pour tenir un ménage en commun » ; 2) « dans d’autres coutumes », de plus, « copossesseur d’un même héritage sujet aux mêmes droits de taille, ou autres redevances » ; 3) « dans d’autres, il signifie des associés en même trafic ou négoce, qui sont convenus d’avoir en commun tous les meubles et toutes les acquisitions qui seront faites par chacun d’eux durant leur société » ; enfin, 4) « en quelques coutumes », un cohéritier ou « complice d’un forfait »254. Les quatre significations ont l’idée

commune de partage : il s’agit d’une famille, d’un héritage imposable, d’une affaire commerciale ou délictuelle que plusieurs individus portent, ou mieux dire « supportent » ensemble. De toute façon, la signification de partage d’un tout par plusieurs et l’emploi du mot « copersonnier » avec la succession font penser que les copersonniers portent ensemble la

persona de la société ou de la communauté au sens de la règle évoquée par l’Encyclopédie de

DIDEROT dans l’article de « personne » en théologie, notamment celle de « le père et le fils sont réputés en droit une même personne »255.

Comme la société taisible et ses copersonniers ne sont point décisifs pour l’emploi et la signification de notre mot-clé, contentons-nous d’annoncer quelques hypothèses pour des recherches futures. En tout premier lieu, il faut souligner que la société taisible ressemble

252

Charles du FRESNE, Sieur du Cange. Parcenarii. Glossarium mediae et infirmae latinitatis. T. 6. col. 167a.

253

Charles du FRESNE, Sieur du Cange. Personarii. Glossarium mediae et infirmae latinitatis. T. 6. col. 286a.

254

Claude-Joseph de FERRIERE. Dictionnaire de droit et de pratique, contenant l’explication des termes de droit, d’ordonnance, de coutume et de pratique, avec les jurisdictions de France. 4e éd. 2 tomes, t. 2. Paris : Saugrain, 1758, p. 333-334.

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davantage à la Genossenschaft allemande que le compagnonnage, par lequel le terme allemand est souvent traduit256. La Genossenschaft et la société taisible acquièrent l’une et

l’autre un caractère normatif par une sorte de vie commune de fait, dans laquelle des usages s’établissent au fur et à mesure en se répétant et se faisant approuver. Tandis que la société taisible était considérée archaïque en France dans les années de la codification, la

Genossenschaft s’est imposé dans la seconde moitié du XIXe siècle, d’abord en Allemagne, et a, ensuite, connu son rayonnement aux autres coins du monde comme le grand pilier de la théorie de personnes257. Nous verrons plus tard que J. HAUSER n’est pas le premier civiliste

renommé qui a rappelé le lecteur de la fameuse institution rurale, et que celle-ci a effectivement joué un rôle non négligeable dans les débats d’ordre politique et social.

256

Ce n’est pas le compagnonnage au sens de groupement d’artisans faisant un « tour de France » qui est en question Voir par exemple Jean-Pierre BAYARD. Le Compagnonnage en France. Paris : Payot, 1977.

257

A cet égard, il convient de signaler que la langue anglaise connaît la même confusion du mot parson et du mot person en matière religieuse. Un auteur que nous consulterons plus tard prétend que le premier vient du second. Ernst Hartwig KANTOROWICZ. The King’s Two Bodies : a Study in Mediaeval Political Theology. Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1957, p. 394, note 270.