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Intervention humaniste et réévaluation de l’avis de COING

Par ailleurs, cette tradition médiévale qui pesait sur DONEAU s’imposait également à d’autres. Elle les empêchait d’ancrer dans la littérature juridique toute proposition qui ferait équivaloir persona à homo. C’est, nous semble-t-il, la raison pour laquelle un certain Jakob SPIEGEL (1483-1547 ?), canoniste et humaniste allemand, n’a pas pu se fournir du moindre soutien auprès des grands jurisconsultes quand il a décidé de donner, dans son dictionnaire de droit, homo comme la première acception du mot persona : « Tam hominem, quam qualitatem

hominis et conditionem significat »118. Ce lexique, dont la première édition date de 1538 (quand DONEAU n’avait que 11 ans), citait à sa faveur l’humaniste italien Antonio Cortesi URCEO (1446-1500 ?), surnommé CODRO en italien ou CODRUS en latin119. C’est, d’après

SPIEGEL, CODRUS qui a proféré la signification propre du mot persona dans les échanges entre celui-ci et un soi-disant « jurisconsulte célèbre » dénommé Giovanni GARZONI120. Le

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Article « persona », dans Iacobus SPIEGELUS. Lexicon iuris civilis. Basilea : Hervagius, 1549, sans pagination. L’auteur naquit et mourut à Sélestat, Alsace. A Fribourg, il étudiait sous Ulrich ZASIUS, le numéro un de l’Usus modernus pandectarum dans le saint empire germanique. Entre 1504 et 1511, il travaillait auprès de la chancellerie impériale en tant que secrétaire. Ayant acquis son grade de docteur en droit à la faculté de Tübingen, il enseignait à Vienne à partir de 1513. Sa carrière administrative se poursuivait jusqu’en 1526. SPIEGEL était également ami de l’humaniste néerlandais ERASMUS DE ROTTERDAM. Pour sa biographie, voir Gustav KNOD. Spiegel, Jakob. Allgemeine Deutsche Biographie. T. 35, p. 156-158. Thomas BURGER. Jakob Spiegel. Ein humanistischer Jurist des 16. Jahrhunderts. Augsburg : Blasaditsch, 1973.

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L’on sait qu’il enseignait à Forlì et, dès 1482, à Bologne, chargé des cours de grammaire, de rhétorique, de poétique et plus tard de grec. Paul F. GRENDLER. The Universities of the Italian Renaissance. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2002, p. 218. Son décès devrait, selon l’Encyclopédie de DIDEROT (t. 14, p. 424), s’intervenir en 1516, alors que la plupart des notices bibliographiques semblent, pour la raison de nous inconnue, inclinées à la date antérieure. La référence principale sur sa vie a été rédigé il y a longtemps : Carlo MALAGOLA. Della Vita e delle opere di Antonio Urceo, detto Codro, studi e ricerche di Carlo Malagola. Bologna : Fava e Garagnani, 1878. Pour aller plus loin, voir W. Scott BLANCHARD. O miseri philologi : Codro Urceo’s satire on professionalism and its context. Journal of Medieval and Renaissance Studies, 1990, n° 20, p. 91-122. Loredana CHINES. Antonio Urceo Codro : un umanista tra favola della scienza e scienza della favola. Schede Umanistiche, 1987, 1, n° 1, p. 21-24. Lucia GUALDO ROSA. Cortesi Urceo, Antonio, detto Codro. Dizionario biografico degli Italiani. T. 29, 773-778. Ezio RAIMONDI. Codro e l’umanesimo a Bologna. Bologna : Mulino, 1987. Réimpression de l’édition de Bologna : Zuffi, 1950. L’on sait déjà que CODRO était alors un auteur connu et respecté. Voir Charles TRINKAUS. A Humanist’s Image of Humanism : The Inaugural Orations of Bartolommeo della Fonte. Studies in the Renaissance, 1960, 7, p. 92, note 99. Guido REBECCHINI. The Book Collection and Other Possessions of Baldassarre Castiglione. Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 1998, 61, p. 36.

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GARZONI (1419-1505), humaniste bolognais, n’est, en fait, pas juriste mais médecin. Voir Pearl KIBRE. Giovanni Garzoni of Bologna (1419-1505), Professor of Medicine and Defender of Astrology. Isis, 1967, 58, n° 4, p. 504-514. Roberta RIDOLFI. Garzoni, Giovanni. Dizionario biografico degli Italiani. T. 52. p. 440-441. L’on trouve deux lettres qui s’adressèrent à lui dans un recueil d’œuvres de CODRUS. L’objet de ces deux lettres

discours de CODRUS excellait, estimait SPIEGEL, le fragment d’ULPIEN qui aurait employé, d’une manière peu raffinée, ce mot même de persona au sens de statue de jardin121.

En reprenant les trois propositions annoncées plus haut, nous espérons avoir clarifié en quoi la petite légende de DONEAU est inacceptable. Premièrement, si le jurisconsulte a mis en relation l’homme et la personne, il l’a réalisé en faisant de la même façon que ses prédécesseurs médiévaux. Deuxièmement, il est vrai que cette façon partagée consiste à rapprocher le titre de statu hominum du Digest et de iure personarum des Institutes. Or les véritables sujets de discussion sont, non pas homo et persona en tant que tels, mais les statuts, d’un côté, et les droits correspondants, de l’autre. Troisièmement et enfin, le statut n’équivaut pas le ius personae, et n’est pas non plus la cause de « la persona », mais du « ius personae ». Si, ailleurs, DONEAU invoquait que la nature attribuait à chaque « personne » la vie, l’intégrité du corps, la liberté et l’estime, il tenait à signaler que celles-ci ne relevaient pas du langage des Pandectes. Le mérite dû au savant français ne doit, nous semble-t-il, concerner que l’approfondissement conceptuel moyennant son cadre de causalité. Le reste, nous l’avons vu, ressort, en effet, à une longue tradition civiliste. L’avis de COING, que partage ORESTANO et beaucoup d’autres, n’est pas soutenable dans la mesure où persona et homo au génitif ont été traités comme s’ils avaient été en nominatif. Sauf erreur de notre part, ce

n’a rien à voir avec le droit. CODRUS s’oppose à un autre humaniste et canoniste très célèbre, notamment Laurent VALLA (1405 ou 1407-1457) en ce qui concerne la conception boécienne de personne, que nous avons vue. Valla s’éloigne de BOECE en disant que persona signifie plutôt la qualité que la substance. CODRUS soutient en revanche BOECE en citant à cet effet CICERON comme preuve de sa thèse substantialiste: « … mea tamen persona ad istam pacem conciliandam minime fuit deligenda » (Phlippique 12, 17). Voir Antonio CODRO URCEO. In hoc Codri volvmine hec continentvr Orationes sev sermones vt ipse appellabat, Epistole Silve Satyre Egloge Epigrammata. Venetiis : Liechtensteyn, 1506, p. fol. 43. Laurentius VALLA. Elegantiarum Libri omnes apprime utiles, scholiis quibusdam ubi hactenus mendosi fuere. Colonia : Gymnicus, 1539, p. 510-512. Pour des écrits de GARZONI, voir Giovanni GARZONI, L. R. LIND. The letters of Giovanni Garzoni : Bolognese humanist and physician, 1419-1505. Atlanta, Ga. : Scholars Press, 1992. Giuglielmo MANFRÈ. La biblioteca dell’umanista bolognese Giovanni Garzoni (1419-1505). Roma : Palombi, 1960.

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ULPIEN, D. 19, 1, 17, 9 (32 ad ed.) : « Item constat sigilla, columnas quoque et personas, ex quorum rostris aqua salire solet, villae esse ».

sont plutôt chez certains humanistes, dont CODRUS, que l’on peut retrouver davantage d’exemples de l’usage du mot persona en nominatif.

Quoi qu’il en soit, le succès de la thèse de COING doit nous rappeler le poids des conjonctures d’après-guerre. La compétence de COING en matière de romanistique de l’époque moderne était reconnue. Par ce biais, les erreurs que nous venons d’identifier, ou bien, plus précisément, la surinterprétation qu’il a faite de DONEAU, suggère que l’influence du professeur allemand aurait largement dépassé le domaine du ius commune, et laissé des empreintes sur le paradigme de l’« histoire du droit européenne » à laquelle l’institut de recherche qu’il a fondé est dédié. Cette hypothèse nous amènera pourtant à des problématiques qui, malgré leurs intérêts scientifiques, nous concernent peu.

A part des questions sur DONEAU, ce qui doit maintenant nous concerner, c’est le Droit naturel moderne qui a énormément influencé les juristes de l’époque que nous étudions.