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Erreur dans la personne » en matière de mariage

Par rapport au titre du livre premier et à la mort civile, la question d’erreur dans la personne paraît plus éloignée de notre recherche. Aucun auteur contemporain ne l’a abordée, autant que nous le sachions, en ce qui concerne la notion de personne. En apparence, il ne s’agit que de la nullité du mariage, et cette question d’erreur fait partie de la plus éminente problématique de consentement. Le Code ne règle la question que par un alinéa, notamment l’al. 2 de l’art. 180. Le premier alinéa de cet article portant : « Le mariage qui a été contracté sans le consentement libre des deux époux, ou de l’un d’eux, ne peut être attaqué que par les époux, ou par celui des deux dont le consentement n’a pas été libre ». L’alinéa suivant, qui nous concerne, est ainsi formulé : « Lorsqu’il y a eu erreur dans la personne, le mariage ne peut être attaqué que par celui des deux époux qui a été induit en erreur ». Si l’on ne regarde que l’état définitif du Code, il peut sembler que cet article ne fasse que donner une précision au principe de consentement consacré par l’art. 146 du même code, et que cette précision ne doive produire aucune conséquence utile à notre étude. Néanmoins, la discussion sur le futur art. 180 précède chronologiquement celle sur l’art. 146. De plus, la première discussion renferme en effet une richesse dans laquelle l’on se sert non seulement du mot « personne », mais également d’un nombre d’expressions composées avec lui, parmi lesquelles, nous avons évoqué, celles de « personne physique » et de « personne morale ».

Consultons le procès-verbal de la séance du 4 vendémiaire an X (soit 26 septembre 1801)216. La discussion qui nous intéresse a eu lieu lorsque le Conseil d’Etat élaborait le

216

Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil / s. dir. Pierre-Antoine FENET. 15 tomes, t. 9. Paris, 1827, p. 26-79.

projet du chapitre IV intitulé des demandes en nullité de mariage du chapitre V, Livre I du futur. Non plus reconnaissable dans l’état définitif du texte, le projet doit à BONAPARTE les modifications considérables qu’il a subies. La séance était consacrée, dans un premier temps, aux formalités relatives à la célébration du mariage (chapitre II du titre, art. 165-171 du Code), et, dans un second, aux oppositions aux mariages et aux demandes en nullité de mariage. Ce qui nous concerne, c’est un article qui n’est devenu l’art. 181 qu’après un renvoi à la section de législation. Cet article, faisant partie d’une série de dispositions qui avaient pour but de préciser les causes de nullité de mariage, est ainsi conçu :

La nullité résultant de ce que, dans un mariage, il y a eu erreur sur la personne que l’une des deux parties avait intention d’épouser, n’appartient qu’à celui des

époux qui a été dans l’erreur ; elle est couverte par trois mois de

cohabitation217.

Le terme « erreur sur la personne » a suscité une vive conversation entre les trois consuls, les rédacteurs et les conseilles d’Etat. BONAPARTE, en particulier, a même pris six fois la parole à propos du choix de mot et de la portée de ce terme. Sa contribution à notre recherche, c’est sa définition en apparence minoritaire du terme « erreur sur la personne ».

La discussion a commencé par l’opposition classique entre le physique et le moral quand le conseiller d’Etat FOURCROY a exprimé que le délai de trois mois était trop long. Selon lui, le délai n’était pas nécessaire pour « reconnaître physiquement la supposition de personne », et, quand il y avait une « erreur morale », il était, disait-il, « difficile de fixer un terme à sa reconnaissance et à la faculté de se soustraire à ses effets ». BONAPARTE était de l’avis contraire, voyant, dans l’article discuté, d’un côté, « l’identité physique » et, de l’autre, « l’identité morale du nom, de l’état, et des autres circonstances qui ont déterminé le choix de la personne ». TRONCHET soutenait le Premier consul en proposant de supprimer le délai du

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recours pour cause de défaut de consentement, « surtout », disait-il, « dans le système où l’on a égard à l’erreur sur le nom, sur l’état, enfin sur l’identité morale ». Jusque là, l’on était d’accord sur le fait que le consentement au mariage ne devait pas être taché d’erreur. Malgré le terme partagé « identité morale », BONAPARTE et TRONCHET ne parlaient, en effet, pas de la même chose. Les mêmes mots s’inscrivaient, pour ainsi dire, dans deux systèmes métaphysiques différents. Pour le consul, le terme « erreur dans la personne » ne convenait guère, car ce genre d’erreur ne portait, lui semblait-il, que sur la qualité, et, de plus, toute erreur sur la qualité ne justifiait pas la nullité de mariage, l’erreur sur les qualités « accessoires » ne valant surtout pas. Ainsi, l’article proposé lui paraissait poser faussement comme fondement principal « les formes physiques, les qualités morales et tout ce qui excite le sentiment et l’amitié animale »218. La « véritable erreur » que la loi doit admettre, c’est,

selon BONAPARTE, « quand un individu est substitué physiquement à un autre individu » 219,

une erreur rarissime qui, semblait-il, ne survenait pas sans individus extrêmement ressemblants comme dans le cas de gémellité monozygote. Tous les autres cas n’étaient, en revanche, que des erreurs de qualité, et le vice du mariage qui en résultait pouvait être « effacé par un consentement postérieur », c’est-à-dire le fait de vie conjugale, l’enfantement, etc. Il reproche donc l’inintelligibilité de l’article proposé : « On n’entend pas ce qu’il appelle erreur

de personne »220.

Le problème d’intelligibilité étant soulevé, Antoine-Claire THIBAUDEAU (1765-1854)221, avocat poitevin, est intervenu en mettant en avant le sens juridique du mot

218

Ibid. p. 44. L’éditeur FENET a complété le procès-verbal par des mots tirés des Mémoires de THIBAUDEAU, que nous citons immédiatement.

219

Ibid.

220

Ibid. p. 43.

221

Sur THIBAUDEAU, l’on peut consulter deux ouvrages récents, l’un de portée plus générale, l’autre consacré particulièrement à sa vie : Guillaume LEVEQUE, Emmanuel DION. Grands notables du Premier Empire. Paris : CNRS, 2000. Thérèse ROUCHETTE. Le dernier des régicides. Antoine-Claire Thibaudeau, 1765-1854. La Roche-sur-Yon : Centre vendéen de recherches historiques, 2000.

« personne ». Il laissait entendre que BONAPARTE avait tort d’avoir confondu les trois mots « individu », « identité » et « personne » :

Si l’on raisonnait d’un individu dans l’état de nature, dans l’ordre purement physique, on pourrait prétendre qu’il n’y a point erreur de personne quand on épouse la femme dont les charmes et les qualités physiques et morales ont déterminé le mariage, en un mot, identiquement celle que l’on a voulu épouser. Mais il en est autrement dans l’ordre social ; car cette femme, comme tous les individus, a des qualités essentielles qui constituent son existence, qui la

personnalisent, pour ainsi dire ; et si, croyant épouser l’individu qui a ces

qualités, on en a épousé une qui ne les avait pas, il y a véritablement erreur de personne. Du moins cela a toujours été ainsi entendu en droit ; et c’est dans ce sens que le mot personne a constamment été pris222.

Les propos de THIBAUDEAU nous paraissent un peu obscurs : quelles sont donc ces qualités qui peuvent « personnaliser » les individus mais ne sont pas les « qualités physiques et morales »223 ? La réponse se trouve dans le procès-verbal de la séance suivante, celle du 14

vendémiaire an X (6 octobre 1801), où le futur art. 146, qui consacre le fameux principe de consentement est soumis à la discussion. Nous y verrons de nouveau se heurter les conceptions de BONAPARTE et des juristes.

L’article que nous venons d’évoquer ayant été renvoyé à la section de législation, il a été partiellement intégré dans un autre article ainsi conçu :

Il n’y a point de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement.

Il n’y a pas de consentement lorsqu’il y a violence, ou erreur sur la personne.224

222

Recueil complet (t. 9) / s. dir. FENET, p. 45-46.

223

Par ailleurs, le verbe « personnaliser » signifie à l’époque, d’après l’Académie française, « lancer un trait piquant et injurieux contre une personne ». Le mot n’est pas enregistré dans le Dictionnaire, mais seulement dans un supplément. Personnaliser. Supplément au Dictionnaire de l’Académie, p. 417.

224

Le même terme « erreur sur la personne » revenant dans la discussion, BONAPARTE, bien qu’il ait compris que ses conseillers distinguent « l’erreur sur l’individu physique » et « l’erreur sur ses qualités civiles »225 – voici ce qu’entendait THIBAUDEAU – ne semblait

pas avoir accepté l’explication de celui-ci citée en haut. Au contraire, il qualifiait cet article d’« immoral » et l’accusait de son esprit de « castes »226. Car il s’attachait à l’idée selon

laquelle « il n’y a certainement pas d’erreur sur la personne, lorsque le consentement au mariage porte sur un individu présent »227. Autrement dit, l’erreur sur une qualité civile ne

devait, selon le Premier consul, pas faire casser le mariage. De quelque poids que les qualités civiles puissent être, prétendait-il, « c’est par le caractère, c’est par la figure que des époux se conviennent, s’attachent, se choisissent, et le législateur ne peut pas supposer qu’ils ne se connaissent que sous ce rapport, et qu’un engagement aussi sérieux que le mariage […] soit jamais contracté avec une telle légèreté… »228.

Certes, le sens du mot « personne » n’étant pas l’enjeu de cette discussion, nous ne pouvons pas en tirer de conséquence directe sur l’emploi du mot. Il est aussi vrai que BONAPARTE ne récusait pas, pour parler avec THIBAUDEAU, la « personnalisation » de l’individu par ses qualités purement civiles, mais seulement l’importance que le projet de loi leur accordait. Cependant, MALEVILLE a mis en avant la pertinence de ces discussions avec notre étude par les propos suivants :

Ce n’est point l’ancienne distinction des castes qui avait fait introduire la maxime que l’erreur dans la personne annulait le mariage ; puisqu’on jugeait bien constamment, au contraire, que ce mariage demeurait hors d’atteinte, quoiqu’on eût épousé une fille roturière croyant noble, ou une fille noble croyant riche ; mais on a toujours distingué l’erreur dans la personne même 225 Ibid. p. 100. 226 Ibid. p. 100, 102. 227 Ibid. p. 102. 228 Ibid. p. 102-103.

avec l’erreur sur les qualités de la personne. Cette dernière erreur n’a jamais été recueillie comme cause de dissolution de mariage ; mais il en est autrement de l’erreur dans la personne …

Ce serait même vainement qu’on voudrait réduire l’application de cette règle à l’erreur sur la personne physique ; car ce serait absolument l’anéantir, puisqu’il est bien évident que lorsqu’on se présente pour se marier, on agrée la personne physique avec laquelle on se présente : une règle si juste et si sage a donc nécessairement eu un autre objet, et cet objet, c’est la personne sociale229.

En d’autres termes, l’erreur sur la personne, telle que la comprenait MALEVILLE, portait sur la personne « sociale » et devait entraîner la nullité de mariage. Cette personne sociale se distinguerait de la personne physique, et les deux personnes pourraient coexister sur le même individu. Pris en ce sens, le mot « personne » pourrait aussi être considéré comme synonyme du mot « identité », qui était utilisé dans les deux séances de discussion exposées. La seule nuance qui divise les interlocuteurs, nous le voyons bien, c’est la question de savoir s’il faut, outre l’opposition classique entre le physique et le moral, reconnaitre une troisième catégorie de personne sociale ou d’identité civile à côté des personnes physique et morale ou, plus précisément, s’il faut subdiviser la catégorie morale en deux. Ceux qui sont pour, tels que THIBAUDEAU et MALEVILLE, soulignent la particularité des qualités morales d’ordre social, ou bien, des qualités civiles, par rapport aux qualités morales d’ordre naturel, tandis que leurs adversaires, à l’instar de BONAPARTE, ne la soutiennent pas.

THIBAUDEAU et MALEVILLE ne l’ont pas emporté. Enfin, c’est la volonté de BONAPARTE qui s’est imposée. L’alinéa sur la violence et l’erreur étant rejeté, l’article ne s’applique, d’après l’exposé qu’a fait PORTALIS au Corps législatif, qu’en cas de supposition de personne, soit un cas fort peu probable230. Toutefois, le déroulement des deux

229

Ibid. p. 104.

230

séances ne s’explique pas simplement par la volonté de BONAPARTE. Car celui-ci n’a fait que suivre la doctrine de POTHIER selon laquelle il n’y a pas de consentement donc non plus de mariage lorsque « je promets la foi de mariage à Jeanne qui se fait passer pour Marie »231.

Mais BONAPARTE n’était pas le seul dans la discussion qui connaissait l’ouvrage de POTHIER. En fait, MALEVILLE répétait également le même principe annoncé du jurisconsulte orléanais quand il opposait l’erreur sur la personne à l’erreur sur les qualités232.

La question se pose donc pour savoir comment les deux opinions tirées du même auteur peuvent se contredire.

La réponse à la question, c’est, à notre avis, que les deux parties ont laissé de côté les problèmes de casuistique qui suivent les principes dont ils se servaient eux-mêmes, problèmes qui, admettait POTHIER, défiaient le principe de la validité du mariage en cas d’erreur sur les qualité. Ces problèmes portaient, en effet, d’une part, sur l’esclavage ou, d’après POTHIER la servitude, et, de l’autre, sur l’état civil. Il défend ledit principe, d’un côté, par l’abolition de la servitude qui rend inapplicable les lois romaines et les canons reconnaissant la nullité du mariage avec un ou une esclave, et, de l’autre, par une série de jurisprudence rendue sous silence de la loi et favorable aux mariages contractés avec, soit un banni, soit un galérien évadé. D’ailleurs, le nom venait, enfin, s’ajouter à l’explication de POTHIER sur l’esclavage et l’état civil mais comme un élément peu important et indigne de faire casser le mariage233.

Nous n’avons pas à trancher les questions disputées au Conseil d’Etat et celles traitées par POTHIER. L’essentiel est de constater l’emploi qui permet à un seul individu de cumuler deux ou plus de « personnes » (et d’identités). Cette « personne » doit, croyons-nous, non pas être réduite à une qualité particulière, mais plutôt signifier un aspect, une dimension. Ainsi, le

231

Robert-Joseph POTHIER. Traité du contrat de mariage et de la puissance du mari. Nouvelle éd. 18 tomes, t. 7. Paris : Siffrein, 1822, p. 189.

232

Voir ibid. p. 189-190.

233

terme « personne physique » qu’a évoqué MALEVILLE désigne, non pas un individu être humain tel que notre terminologie le définit, mais l’aspect physique d’un individu. En outre, le mot « personne » employé de cette façon, en l’espèce l’« existence d’ordre social » de THIBAUDEAU et la « personne sociale » de MALEVILLE, est contourné par l’esclavage, la mort civile, le bannissement, le nom et, prenons l’exemple d’EMMERY, conseiller d’Etat moins important, l’acte de naissance234, et ainsi de suite. Ce sont, apparemment, des questions

que BONAPARTE et ses conseillers envisageaient à l’entrée des travaux préparatoires, c’est-à-dire des questions d’état des personnes, même des questions fondamentales sur la jouissance des droits civils. Il s’agit – nous le développerons plus tard – non pas d’« être » ou ne pas être une personne, mais de l’« avoir » ou ne pas l’avoir.