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Première références d’Ancien Régime : POTHIER

Par rapport à l’ensemble de ses œuvres, le traité de POTHIER sur les personnes et les choses n’a d’importance particulière, ni en valeur doctrinale, ni en nombre de pages. Ce traité d’environ cent pages ne figure pas en tête du grand recueil posthume de ses ouvrages édité par un certain SIFFREIN. Celui-ci l’a rangé dans un treizième tome portant le titre secondaire

Traité des propres, des donations testamentaires, des donations entre-vifs, des personnes et des choses. Il ne semble pas non plus que l’auteur ait, dans ledit traité, la moindre ambition de

systématisation, ni une volonté d’annoncer un chapitre de prolégomènes pour la totalité de son immense connaissance juridique.

Si nous nous reportons à la table des matières du traité, nous voyons le jurisconsulte découper ses matières en sept titres ou divisions de « personnes » au pluriel. En effet, les personnes étaient divisées en ecclésiastiques, nobles, gens du tiers-état ou serfs (tit. I), en régnicoles ou aubaines (tit. II), en ceux qui jouissaient de la vie civile, ceux qui l’avaient perdue ou ceux qui l’avaient recouvrée (tit. III), en légitimes et bâtards (tit. IV), en fonction

de l’âge, du sexe et d’autres causes (tit. V), ou bien en ceux qui avaient le droit d’exercer les différentes puissances sur d’autres ou ceux sur lesquels s’exercent les différentes puissances (tit. VI). Le septième et dernier titre de cette partie, enfin, réservé aux communautés.

N’ayant défini nulle part ce qu’est une « personne », le professeur d’Orléans nous expliquait le statut des personnes qu’il divisait par les critères mentionnés ci-dessus. Il détaillait, à cet effet, comment ces statuts s’acquéraient, se perdaient et se modifiaient, ainsi que les droits, privilèges et les obligations respectifs de chaque statut. Conformément à ce que nous venons d’établir dans les chapitres précédents, ces personnes ne nous paraissaient pas avoir nécessairement une substance quelconque. En ce qui concerne les personnes du tiers-état, par exemple, notre juriste n’a « rien de particulier à remarquer ici sur cet ordre de personnes » car il les prenait en compte dans les cinq titres suivants175. Il se contentait de

signaler l’existence même de cette catégorie de personnes et annonçait qu’il appliquerait à ces personnes d’autres divisions. En outre, certains genres de personnes nous semblaient également compatibles avec d’autres. Autrement dit, un individu pourrait être, avoir ou bien porter plus de deux « personnes ». C’est notamment le cas des serfs, qui existaient alors, parmi d’autres, en Nivernais ou en Bourgogne. Ces serfs-là avaient, disait POTHIER, un état civil, étaient « citoyens », n’étaient pas « in dominio du seigneur » auquel ils appartienaient, et, enfin, n’étaient appelés serfs « qu’à cause de certains devoirs très onéreux dont ils [étaient] tenus envers lui »176. Pour la même raison, les bâtards jouissaient, selon l’illustre auteur, « de

l’état civil, commun à tous les citoyens »177. Bien entendu, nous pouvons dégager la

conséquence selon laquelle les hommes et femmes légitimes peuvent aussi être majeurs ou

175

Robert-Joseph POTHIER. Traités des propres, des donations testamentaires, des donations entre-vifs, des personnes et des choses. Nouvelle éd. 18 tomes, t. 13. Paris : Siffrein, 1823, p. 388.

176

Ibid. p. 389.

177

mineurs, ecclésiastiques ou nobles, citoyens ou morts civilement, ceux qui exercent la puissance maritale ou paternelle ou ceux sur lesquels ces puissances s’exercent, etc.

Si POTHIER parlait des personnes au pluriel, nous relevons, tout de même, quelques occurrences de l’usage au singulier de « personne ». Néanmoins, nous croyons que cet emploi relève toujours de la même opposition qui est très classique, à savoir celle des personnes et des choses. Le grand juriste n’a point hésité à nous rappeler l’origine de cette opposition lorsqu’il distinguait les serfs français des esclaves romains en écrivant que ceux-ci étaient « regardés comme des choses plutôt que comme des personnes, ut res, non ut personae erant

in domino heri »178. Nous lisons également que les femmes mariées passaient sous la puissance de leur mari, et que « cette puissance du mari sur la femme s’étend sur sa personne et sur ses biens »179. L’opposition a, de nouveau, été invoquée lorsqu’il s’agissait de la

puissance paternelle et du pouvoir des tuteurs, qui, d’ailleurs, se ressemblent : les père et mère vivant dans un pays de droit coutumier avaient, disait le jurisconsulte, le droit « de gouverner avec autorité la personne et les biens de leurs enfants, jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se gouverner eux-mêmes et leurs biens »180. Quant au tuteur, la loi lui donne, précisait

POTHIER, « un pouvoir sur la personne et sur les biens du mineur qui est sous sa tutelle »181.

Or l’on nous contesterait à l’égard des corps et des communautés quand on lit, dans le titre VII, qu’ils étaient « considérés dans l’état comme tenant lieu de personnes : veluti

personam sustinet »182. Cette formule, que nous allons rencontrer à maintes reprises dans l’étude actuelle, aurait suffi à établir que le langage juridique connaisse déjà, vers la fin de l’Ancien Régime, l’emploi absolu du mot « personne », comme dans la phrase « au regard du

178 Ibid. p. 389. 179 Ibid. p. 429. 180 Ibid. 181 Ibid. p. 441. 182 Ibid. p. 459.

droit civil, nous sommes des personnes »183. Certes, la grande autorité orléanaise cite

exactement la même formule dont presque tous les juristes de XIXe siècle se sont servis,

quelle que soit la nationalité ou la position prise sur la question de personnalité juridique. De surcroît, POTHIER appellait volontiers ces corps et communautés « êtres intellectuels »184,

voire des « personnes intellectuelles »185.

Toutefois, il faut tenir compte de l’explication qui suivait la formule romaine. Si certains corps et corporations tenaient lieu de personnes, c’était, estimait POTHIER, parce que ces corps pouvaient, à l’instar des personnes, « aliéner, acquérir, posséder des biens, plaider, contracter, s’obliger, obliger les autres envers eux ». Cette précision montre clairement que « tenir lieu de personnes » ne signifiait, pour Pothier, ni « être une personne », ni « jouir de la dignité humaine ». L’on n’a aucune affaire à la moindre personnification ni avec l’anthropomorphisation. Le jurisconsulte délimitait sans équivoque ce qu’il voulait entendre par la formule « veluti personam sustinet » : il s’agissait d’effectuer des opérations concernant les biens (aliéner, acquérir et posséder), d’ester en justice (plaider) et d’entreprendre des rapports contractuels (contracter, s’obliger et obliger les autres envers eux). Rien de plus. Cette énumération nous semble, en l’occurrence, limitative, et doit avoir pour but de souligner que les corps et communautés n’étaient envisagés, et ne pouvaient être envisagés, que par le biais du droit patrimonial. La perspective du droit de la famille n’y était, nous semble-t-il, pour rien, ce que POTHIER aurait pu estimer superflu d’expliciter. Il n’a même pas pris la peine d’avertir ses lecteurs que ces corps et communautés n’avaient, en droit civil, aucun rapport personnel – par opposition à ce qui était réel – avec personne, surtout pas avec ses membres. Puisque, croyons-nous, ce défaut de rapports personnels, d’une part, n’a

183

Voir ci-dessus Introduction, I.

184

POTHIER. Œuvres de Pothier (t. 13). p. 459.

185

guère été signalé dans le premier article de ce titre VII intitulé « En quelles choses les corps ont-ils moins de droit que les particuliers ? », ce qui, par ailleurs, est souvent mis en avant dans des manuels de notre temps ; d’une autre part, le rapport entre un corps et ses membres n’était, malgré son caractère de contrainte et d’obéissance, mis en parallèle avec aucun pouvoir sur les personnes, sur lequel porte le titre VI de l’ouvrage consulté. En effet, le savant français nous rappelait qu’un corps ou une communauté pouvait, par sa nature, se faire des statuts « pour sa police et sa discipline », auxquels tous les membres étaient « tenus d’obéir, pourvu que ces statuts ne contiennent rien de contraire aux lois, à la liberté publique et à l’intérêt d’autrui »186. En outre, ces corps et communautés auraient également « une espèce de

juridiction correctionnelle sur les membres, dans ce qui concerne la police et l’administration du corps et sa discipline »187. Or rien de tout cela n’a, pour POTHIER, justifié que les

membres d’un corps ou d’une communauté soient rangés à côté des femmes sous la puissance maritale, ni des mineurs sous la puissance paternelle, sans parler de la tutelle et de la curatelle.

Sans définir à la place du grand érudit le mot « personne », nous pouvons retenir deux points de son traité des personnes. Premièrement, il y a plusieurs divisions de personnes possibles faites par des critères qui ne ressortent pas au même plan, et qui ne sont, non plus, exclusives les unes des autres. Qui dit division, dit multiplication. Ces personnes existent donc au pluriel, car une division crée au moins deux catégories, deux ordres ou deux états de personnes. De là une autre impossibilité qui nous amène au second point. Secondement, l’on ne saurait pas concevoir l’emploi absolu de « la personne » au singulier qui s’abstrait de tout contexte. En d’autres termes, lorsque POTHIER n’évoquait que le mot « personne », il nous renvoyait à l’opposition des personnes et des choses.

186

Ibid. La clause « pourvu » paraphrase le fragment de GAIUS, 4 ad L. XII Tab., 47, 22, 4, que POTHIER cite tout de suite.

187