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Sciences prédictives et sciences anticipatives

6 La science explique-t-elle quelque chose ?

6.2 Sciences prédictives et sciences anticipatives

6.2.1 Prédiction, anticipation et scientificité

Les distinctions qui viennent d’être effectuées permettent également de différencier les sciences selon la manière qu’elles offrent pour prévoir les phénomènes. Pour une science empirique, cette capacité de prévision à une valeur très forte aux yeux des scientifiques, et elle est considérée comme un critère de scientificité. La capacité de prévoir permet la production d’énoncés d’observation réfutables, ce qui est essentiel pour la méthode expérimentale et nécessaire d’après les falsificationistes. Elle confère aux sciences empiriques une grande valeur de vérité, car elle semble indiquer que les énoncés théoriques (théories, lois, …) ne sont pas de pures fictions, c’est-à-dire que, d’une manière ou d’une autre, elles ont un lien avec le monde réel. Sur un plan plus pratique, c’est la possibilité de prévoir les phénomènes qui fait des sciences empiriques des outils pour agir sur le monde, et qui donc leur confère une certaine efficacité.

Comme nous l’avons déjà vu, l’explication N-D fait intervenir des lois universelles qui, grâce au calcul, permettent de prévoir avec exactitude une évolution pour un ensemble de conditions initiales fixées, et donc de formuler des énoncés d’observation. Les sciences basées sur de telles explications, c’est-à-dire les sciences explicatives, sont en conséquence appelées sciences prédictives, et l’on dit que la méthode N-D est une structure prédictive.

Cela veut-il dire pour autant que les sciences interprétatives n’ont aucune capacité à prévoir les phénomènes ? Non. Mais, l’interprétation compréhensive conduit souvent à des prévisions plus vagues, plus difficilement quantifiables que la méthode N-D. On parle alors d’anticipation plutôt que de prédiction, et de sciences anticipatives.

6.2.2 Prévision = validation ? La découverte de Neptune

Un exemple célèbre de prévision à partir de la mécanique Newtonienne est celui de la découverte de la planète Neptune (la huitième planète du système solaire) par l’astronome français Jean Joseph Urbain Le Verrier (1811-1877).

La planète Uranus (la septième du système solaire) a été découverte en 1781 par l’astronome hollandais William Herschel (1738-1822). Il est le premier à identifier Uranus comme une planète et non comme une étoile. Mais l’on s’aperçoit très tôt que la trajectoire d’Uranus ne correspond pas aux prédictions que l’on peut faire grâce aux lois de Newton et de Kepler. De plus, les anomalies sont plus grandes que les erreurs de précision des télescopes d’alors et que celles des calculs manuels. Se pose donc la question : faut-il réviser ces lois, les compléter par d’autres, ou faire l’hypothèse qu’elles sont valides et qu’il faut trouver une solution compatible avec celles-ci ?

C’est la dernière solution qui sera tout de suite adoptée. Dès 1835, des astronomes comme l’anglais George Biddel Airy (1801-1892) et le français François Arago (1786-1853) ou encore l’allemand Friedrich Bessel émettent l’hypothèse que ces irrégularités proviennent de l’existence d’une neuvième planète qui, par attraction gravitationnelle, perturberait l’orbite d’Uranus.

En 1845, Arago persuade Le Verrier de s’attaquer à ce problème, qui est révolutionnaire : au lieu de justifier a posteriori les observations, il s’agit de prédire à l’avance l’existence d’un objet. Après 11 mois de travail et 10 000 pages de calcul, Le Verrier présente trois mémoires à l’Académie des Sciences. Le dernier, décisif, date du 31 août 1846, et s’intitule Sur la planète qui produit les anomalies observées dans le comportement d’Uranus. Détermination de sa masse, de son orbite et de sa position actuelle.

La prédiction théorique est réalisée. Il s’agit maintenant de la vérifier par l’observation. Le 18 septembre, Le Verrier écrit à Johann Galle, à l’observatoire de Berlin. Le soir même de la réception de la lettre, le 23 septembre, Galle pointe son télescope sur la position prédite par Le Verrier, et y découvre un objet jusque là inconnu : Neptune. Cette observation clôt le problème, et démontre la puissance prédictive des lois de Newton.

La découverte de Neptune révèle également que la postérité peut être cruelle. Un brillant astronome anglais de 22 ans, John Couch Adams, avait entrepris le même travail mathématique à Cambridge. Il avait prédit la position de Neptune en septembre 1845, soit presque un an avant Le Verrier (qui ignorait ses travaux). Il écrivit d’abord à un astronome de Greenwich, puis, ne recevant pas de réponse, au directeur de l’observatoire de Greenwich, George Airy. Ce dernier, peu intéressé, demanda des précisions si futiles que Adams abandonna.

6.2.3 Et lorsque cela ne marche pas ? Les trajectoires de Mercure et de la Lune

Figure 55: Le Verrier

Figure 56. J.C. Adams

La découverte de Neptune est un argument en faveur de la validité des lois de Newton. Mais que penser lorsque la mécanique newtonienne ne parvient pas à expliquer un phénomène astronomique, au sens où les observations ne sont pas compatibles avec les énoncés théoriques et les énoncés d’observation déduits des lois de Newton ?

Un exemple similaire à celui de la découverte de Neptune est celui du déplacement du périhélie74 de Mercure, la première planète du système solaire, par rapport à la théorie newtonienne. Pour expliquer ces irrégularités, Le Verrier et d’autres tentèrent d’utiliser la même « ruse » que dans le cas d’Uranus : faire l’hypothèse de l’existence d’une nouvelle planète (nommée Vulcain) qui perturberait l’orbite de Mercure. Les calculs furent menés, mais cette hypothétique planète ne fût jamais observée. Il fallait donc se rendre à l’évidence : ces anomalies échappaient à la mécanique newtonienne ! Un second exemple est la trajectoire de la Lune : celle-ci se trouvait parfois légèrement en avance ou en retard par apport aux prédictions théoriques. De plus, les anomalies semblaient évoluer de manière hasardeuse et imprévisible.

Que déduire de ces deux cas où les calculs réalisés à partir des lois de Newton ne permettent pas d’établir une correspondance avec les faits observés ?

Dans le premier cas, celui de la trajectoire de Mercure, ce sont les phénomènes physiques mis en jeu qui échappent à la mécanique Newtonienne . Il a fallu attendre qu’Albert Einstein (1879-1955, prix Nobel de Physique 1921) révise la théorie de la gravitation dans le cadre de la théorie de la Relativité Générale en 1915 pour pouvoir expliquer la trajectoire de Mercure, après presque 50 années de mise en échec de la théorie newtonienne.

Le second cas est différent : la trajectoire de la Lune est bien gouvernée par la physique contenue dans les lois de Newton, mais c’est la prédiction (sur des temps de longueur arbitraire et avec une précision infinie) grâce au calcul mathématique qui est impossible ! Pour comprendre cela, il a fallu attendre 1890, année où Henri Poincaré (1854-1912) analyse la structure des équations et introduit les bases de ce qui est aujourd’hui appelé la théorie du chaos. La trajectoire de la Lune est chaotique, et n’est donc pas prévisible, au sens traditionnel du terme utilisé depuis Laplace (cela sera discuté plus en profondeur dans le chapitre 10).

Ces deux exemples montrent la complexité de l’interprétation de l’incompatibilité entre une théorie et des énoncés d’observation. Dans le cas de Mercure, c’est la théorie qui doit être étendue, pour rendre compte de nouveaux mécanismes. Dans le second cas, la théorie n’a pas besoin d’être étendue, mais c’est l’idée de prédiction qui doit être révisée !

74 Conformément aux lois de Képler, Mercure suit une trajectoire elliptique. Le périhélie désigne la rotation des axes de l’ellipse dans le plan de celle-ci. Pour Mercure, elle est de 42 secondes d’angle par siècle.

7 La science nous apprend-elle quelque chose sur le