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Perception de l’espace et géométrie(s)

4 Qu’est-ce que faire une expérience ?

4.4 Perception et fiabilité des observations

4.4.2 Perception de l’espace et géométrie(s)

On peut également voir des choses qui violent notre conception de la réalité, comme le montre l’image « impossible » ci-dessous. Bien que perçue, et ne relevant pas du domaine de l’illusion optique, cette image est « choquante » car elle ne correspond pas à notre intuition de ce qui est possible dans notre espace à trois dimensions.

Figure 41: le triangle de Penrose est une une image "absurde". Pourquoi ?

Notre perception intuitive de l’espace semble liée à la géométrie euclidienne52. Ou, plus précisément, la géométrie définie par Euclide dans ses Eléments53 procède de notre perception visuelle du monde. C’est ce que le mathématicien allemand David Hilbert disait lorsqu’il écrivait, dans son article sur Les fondements de la Géométrie (1899): « Ce problème [la géométrie] est celui de l'analyse de notre intuition de l'espace ». Pour comprendre cela, il faut se rappeler que la démonstration mathématique, depuis l’essor des mathématiques grecques jusqu’au développement de l’analyse, donc pendant près de 2 000 ans, a été basé sur la construction de figures géométriques sur un plan à l’aide d’une règle et d’un compas. La démonstration était donc subordonnée à la possibilité de dessiner et de voir des objets sur une figure. La géométrie euclidienne est donc subordonnée à la structure de l’espace telle que nous la percevons directement sans instrument de mesure.

D’autres géométries, qui seraient non-euclidiennes, existent-elles et sont-elles utiles pour décrire l’univers ? La réponse à ces deux questions est oui. Tout d’abord, rappelons que la géométrie euclidienne repose sur les cinq postulats suivants :

5 postulats de la géométrie euclidienne

1. Un segment de droite peut être tracé en joignant deux points quelconques.

2. Un segment de droite peut être prolongé indéfiniment en une ligne droite.

3. Etant donné un segment de droite quelconque, un cercle peut être tracé en prenant ce segment comme rayon et l'une de ses extrémités comme centre.

4. Tous les angles droits sont congruents.

5. Si deux lignes sont sécantes avec une troisième de telle façon que la somme des angles intérieurs d'un côté est strictement inférieure à deux angles droits, alors ces deux lignes sont forcément sécantes de ce côté.

Le cinquième postulat peut être reformulé sous la forme du célèbre postulat des parallèles :

Postulat des parallèles d’Euclide

Soient une droite d et un point p n’appartenant pas à d. Il existe une unique droite parallèle à d dans le plan engendré par d et p et passant par p.

C’est la violation du postulat des parallèles qui est sans aucun doute le caractère le plus spectaculaire des géométries non-euclidiennes, puisque le dessin sur une feuille de papier ne semble pas indiquer d’autre solution possible que celle d’Euclide.

Le développement de nouvelles géométries nécessite l’emploi d’outils mathématiques plus sophistiqués que la démonstration par construction de figures. Après le développement de ces outils, sous l’impulsion de savants tels que René Descartes et Pierre Fermat, il devient possible de s’abstraire des perceptions sensorielles pour construire des géométries. Ce sont ces nouveaux outils qui permettront de statuer sur

52 Cela semble vrai en première approximation. Les études récentes sur la perception montrent que la disposition des objets dans l’image reconstruite par nos schémas mentaux présente des distortions qui ne sont pas conformes à la géométrie euclidienne

53 Dans ses éléments, Euclide introduit 23 définitions, 5 notions communes et 5 postulats.

l’impossibilité de résoudre à l’aide d’une règle et d’un compas les trois grands problèmes de la géométrie euclidienne que sont : la quadrature du cercle, la trisection de l’angle et la duplication du cube. Mais il faudra longtemps pour que de nouvelles géométries voient le jour, bien que les géomètres aient été troublés par la complexité du 5e postulat d’Euclide pendant des siècles. Il y eu plusieurs tentatives pour tenter de le déduire des autres postulats, c’est-à-dire d’en faire un théorème.

Ainsi, en 1733, Giovanni Saccheri, en tentant de prouver la géométrie euclidienne, jeta les bases de ce qui serait plus tard la géométrie elliptique. Près d’un siècle plus tard, au début du XIXe siècle, Carl Friedrich Gauss (1777-1855) s'interroge sur le postulat des parallèles. Il écrit en 1813

: «

Pour la théorie des parallèles, nous ne sommes pas plus avancés qu'Euclide, c'est une honte pour les mathématiques ». Il semble que Gauss ait acquis dès 1817 la conviction qu’il est possible de développer des géométries non-euclidiennes, mais il ne publiera pas de travaux sur le sujet à cette époque. Entre 1820 et 1823, le mathématicien hongrois Janos Bolyai (1802-1860) travaille sur ce sujet. Il finalisera ce travail en 1826, et rédige un mémoire sur le sujet qui paraîtra en 1832. Il n’y démontre pas formellement l’existence d’une géométrie non-euclidienne, mais une forte présomption est acquise. Indépendamment, le russe Nicolaï Lobatchevsky (1792-1856) devance Bolyai sur la description d'une géométrie analogue en publiant ses travaux dans le journal russe Le messager de Kazan en 1829 (mais le tirage ne sera disponible qu’en 1831 !), puis en langue allemande en 1840.

Les travaux de Bolyai et Lobatchevsky, qui ouvrent la voie vers les géométries dites hyperboliques, n’auront cependant que peu d’échos à l’époque.

De nouveaux développements seront ensuite réalisés par le mathématicien allemand Bernhard Riemann (1826-1866), qui établit vers 1854 l'existence d'une autre famille de géométries non euclidiennes, les géométries elliptiques. Ce résultat est issu de ses travaux de thèse, effectués sous la direction de Gauss. Ici encore, l’impact à l’époque est faible, la thèse n'étant publiée que deux ans après sa mort.

Mais la situation est devenue confuse, et la possibilité de violer le cinquième postulat d’Euclide fait l’objet de controverses. Une théorie unifiée des différentes géométries sera proposée en 1872 par Felix Klein (1848-1925) lors de son discours inaugural pour sa nomination comme professeur à l’Université d’Erlangen. Les travaux sur la généralisation de la géométrie feront ensuite l’objet d’un effort continu. Mais il faut noter que la géométrie euclidienne continue de susciter l’intérêt. C’est ainsi que David Hilbert publie en 1899 ses Fondements de la géométrie, dans lesquels il propose de refonder la géométrie euclidienne au moyen d’une nouvelle base axiomatique (qui contient 21 axiomes) et en respectant les trois critères ci-dessous54 :

Etre minimale : aucun axiome ne doit pouvoir être retranché sans que soient alors possibles d'autres géométries que celle d'Euclide.

Etre complète : une démonstration doit pouvoir exister pour montrer la véracité ou non de toute proposition.

Etre intrinsèque : comme celle d'Euclide, la base axiomatique ne doit pas faire appel à d'autres notions mathématiques, comme par exemple les nombres réels.

54 Eliakim Moore démontrera en 1902 que la liste de Hilbert n’est pas minimale : le 21e axiome est redondant. La liste révisée est minimale. Il sera démontré plus tard par Kurt Gödel que la complétude n’est pas possible (voir à ce sujet la discussion au paragraphe 5.2.3)

Les caractéristiques marquantes des géométries non-euclidiennes sont présentées dans le tableau ci-dessous. Elles sont associées à la notion d’espace courbe, et non pas à un espace plan comme la géométrie euclidienne.

Tableau 4: principales caractéristiques des géométries euclidienne et non-euclidiennes. La géométrie euclidienne est une géométrie parabolique.

Type Géométrie

elliptique (Riemann)

Géométrie parabolique

(Euclide)

Géométrie hyperbolique (Bolyai-Lobatchevsky)

Date ≈ 1830 3e siècle av. JC ≈ 1830

Surface de référence sphère plan pseudo-sphère

Nombre de parallèles passant par un point

0 1 infini

Somme des angles d’un triangle

> 180o = 180o < 180o

Longueur d’une

droite finie infinie infinie

Nombre de droites

définies par 2 points infini 1 1

Les surfaces de référence sont illustrées sur la figure ci-dessous.

Figure 42: surfaces de référence pour la définition des géométries. Gauche: sphère pour les géométries elliptiques; Centre:plan pour les géométries paraboliques (comme la géométrie euclidienne); Droite: pseudo-sphère pour les géométries hyperboliques

Pourquoi rompre avec la géométrie euclidienne pour décrire le monde qui nous environne ? La géométrie euclidienne est intimement liée à la mécanique newtonienne, et nombre de ces développements sont inspirés par la mécanique du solide rigide. C’est ce qu’exprime le mathématicien Bela Kerekjarto lorsqu’il écrit :

« Les bases empiriques de la géométrie sont fournies par l'examen des mouvements des corps rigides.» Durant toute la période durant laquelle la mécanique newtonienne fût le modèle dominant en physique (c’est-à-dire jusqu’à la fin du XIXe siècle), la

géométrie euclidienne répondait aux besoins des physiciens. Le principal problème connu durant cette période était celui des géographes qui tentaient d’établir des cartes fidèles de la surface terrestre : passant d’une géométrie elliptique (la Terre réelle) à une géométrie euclidienne (le plan sur papier), il est impossible de conserver les distances et les angles55.

L’emploi des géométries non-euclidiennes en physique prendra son essor avec la théorie de la relativité générale d’Einstein (1915), qui établit la correspondance entre un mouvement accéléré dans un champ de potentiel le long d’une trajectoire courbe dans un espace euclidien et un mouvement libre le long d’une ligne géodésique dans un espace non-euclidien. Ainsi, on associe le champ gravitationnel à une courbure de l’espace-temps (voir aussi le paragraphe 4.2.8). Près d’un objet massif, cette courbure est telle que l’univers est localement décrit par une géométrie elliptique. L’expansion de l’univers depuis le Big-Bang fait que dans les régions sans matière la géométrie de l’espace-temps correspond à un modèle hyperbolique. Enfin, l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide et la règle de composition de vitesse qui en découle (la transformation de Lorentz) requiert l’emploi d’une géométrie hyperbolique.

Pour la physique moderne, l’emploi d’un type particulier de géométrie est lié à l’échelle des phénomènes que l’on étudie. On distingue ainsi quatre niveaux56 :

1. échelle microscopique ( < 10-18 mètre) : c’est le domaine des théories spéculatives d’unification et de la gravitation quantique. Ces échelles n’ont jamais été observées à ce jour (les moyens actuels ne permettent pas d’accéder à des échelles plus petites que 10-18 mètre). Les fluctuations quantiques de la géométrie de l’espace-temps sont estimées être de l’ordre de la longueur de Planck (2.10-35 mètre). Les différentes théories (cordes, supercordes, branes, théorie-M, géométrie quantique …) font également apparaître jusqu’à plus de 10 dimensions spatiales supplémentaires. Ces dimensions resteraient invisibles à notre échelle car l’univers serait « replié » à très petite échelle.

2. échelle locale (entre 10-18 et 1011 mètres) : les effets de courbure de l’univers sont le plus souvent négligeables. La géométrie euclidienne est un bon modèle. C’est le domaine d’application de la mécanique, de la physique classique et de la relativité restreinte.

3. échelle macroscopique (entre 1011 et 1025 mètres) : les effets de courbure sont importants. Il faut donc employer une géométrie non-euclidienne qui décrive les variations locales de courbure de l’univers. Les champs d’applications sont la cosmologie et la théorie de la relativité générale.

4. échelle globale (l’univers entier) : c’est le domaine de la topologie cosmique.

On s’intéresse non seulement à la courbure de l’univers, mais aussi à sa forme (c’est le domaine de la topologie), qui peut être très compliquée. On emploie la géométrie non-euclidienne.

55 Cette difficulté à donné naissance à de nombreuses représentations différentes, qui sont utilisées en fonction de besoins particuliers.

56 Voir « L’univers chiffonné », J.P. Luminet, Gallimard, coll. Folio Essais No 449, 2005