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Approches globales de la science et des théories

3 Eléments constitutifs d’une science empirique

3.2 Approches globales de la science et des théories

3.2.1 Paradigme et matrice disciplinaire : Kuhn

Nous allons maintenant voir le concept de paradigme (encore appelé matrice disciplinaire) introduit par l’épistémologue Thomas Kuhn (1922-1996).

Pour Kuhn, un paradigme est ce qui fait l’objet d’un consensus au sein d’une communauté scientifique (la mécanique de Newton, la théorie corpusculaire de la lumière, …). Le paradigme est un ensemble de plusieurs choses différentes :

Contenu du paradigme selon Kuhn

• Des contenus théoriques, que personne ne songe à remettre en question

• Des normes de la recherche scientifique, qui représentent un ensemble de valeurs de la communauté scientifique, et qui dérivent de ses critères de scientificité.

• Un savoir-faire théorique et pratique.

Cette structure multiple fait que, pour les sciences empiriques dures, on peut identifier dans un paradigme des généralisations symboliques (les équations qui traduisent des idées, comme les lois de Newton ou la loi des gaz parfaits) et un contenu métaphysique associé aux modèles et aux images employés par les scientifiques (exemple : les molécules sphériques et élastiques de Maxwell dans son modèle de théorie cinétique des gaz). Ce contenu métaphysique est soit ontologique, si l’on défend l’idée de la théorie-reflet, soit heuristique dans le cadre de la théorie-outil22. Enfin, selon Kuhn, on doit également y inclure les exemples communs employés par la communauté pour former ses membres et faire comprendre les lois. Outre leur fonction pédagogique, ces exemples ont également un rôle dans la recherche puisqu’ils permettent de raisonner par analogie.

Ainsi, le paradigme de la mécanique newtonienne est composé des éléments suivants : les trois lois de la dynamique et la loi de la gravitation de Newton, des méthodes pour appliquer les lois de Newton à divers problèmes (mouvement des corps célestes, chocs élastiques des corps rigides, mouvement des pendules). Le paradigme contient

22 Les notions de théorie-reflet et théorie-outil sont discutées au chapitre 7, dans la section consacrée à l’opposition réalisme/antiréalisme. En résumé, contentons nous de dire pour le moment que si une théorie scientifique décrit vraiment le monde tel qu’il est elle sera qualifiée de théorie-reflet (elle reflète le monde), alors que si elle n’est qu’une simple convention passée entre les scientifiques pour rendre compte demanière simple des observations effectuées, elle sera une théorie-outil. Dans ce dernier cas, les concepts auxquels elle fait appel (masse, énergie, onde,…) ne sont pas sensées avoir d’existence de le « monde réel ».

également les instruments de mesures et les techniques expérimentales adéquates, comme l’usage du télescope pour l’observation du mouvement des planètes, dans le cadre de l’application de la mécanique newtonienne à l’astronomie.

Les paradigmes de Kuhn ne se résument pas à des lois explicitement formulées et des prescriptions méthodologiques : la plus grande partie de la connaissance associée à un paradigme est tacite, c’est-à-dire qu’elle n’est jamais formulée explicitement. Cette connaissance tacite est très large, et est acquise au cours de la formation scientifique.

Un autre point important est qu’un paradigme n’est jamais parfait, au sens où chaque paradigme admet des problèmes (ou énigmes) non résolus appelés anomalies. Un exemple d’anomalie du paradigme de la mécanique newtonienne est la trajectoire de Mercure (qui est explicable au moyen de la théorie de la relativité d’Einstein).

Ces caractéristiques font des paradigmes de Kuhn des structures assez floues, qu’il est impossible de définir exactement avec précision. Pour expliquer cela, Kuhn établit une analogie avec le problème de la définition d’un « jeu » étudié par Ludwig Wittgenstein (1889-1951). Dans sa théorie du jeu, Wittgenstein a montré qu’il est impossible de définir un ce qu’est un jeu, au sens où dès qu’une définition exacte est donnée, elle conduit à définir comme des jeux choses qui n’en sont pas alors qu’elle ne reconnaît pas comme tel des choses qui en sont. Mais, pour Kuhn et ses partisans, cela n’interdit pas pour autant d’utiliser le concept de paradigme.

Quand un paradigme peut-il être qualifié de scientifique ? Ou, pour reformuler la question, quels sont les critères de scientificité associés à la théorie de Kuhn ? Pour Kuhn,

Critère de scientificité de Kuhn

un paradigme est scientifique s’il mène au développement d’une tradition de science normale.

Le concept de science normale sera développé au chapitre 9. Pour le moment, retenons qu’une science normale est une science mûre guidée par un paradigme unique. Dans une science normale, le nombre et la gravité des anomalies sont suffisamment faibles pour que les scientifiques puissent travailler de manière féconde et sereine sans remettre en cause les fondements du paradigme. On voit que le critère de Kuhn est basé sur une analyse historique du développement d’une science. Il s’agit donc d’une analyse a posteriori. En conséquence, Kuhn et ses partisans font un grand emploi de la méthode diachronique.

La position de Kuhn sur l’universalité de son critère de scientificité est-elle rationaliste ou relativiste ? Kuhn se considérait comme un rationaliste très attaché au progrès scientifique. Il défendait la thèse selon laquelle les théories récentes sont meilleures que celles qu’elles ont remplacées, mais il déniait que ce progrès soit associé à un progrès vers la vérité. Sa théorie est également analysée comme étant une théorie relativiste par certains commentateurs, du fait de la grande importance qu’il donne aux facteurs sociaux et psychologiques dans le processus d’évolution des théories scientifiques et à sa théorie de l’incommensurabilité des paradigmes23. Notons que la définition de la science de Kuhn a été critiquée par d’autres penseurs contemporains, comme Popper et Lakatos.

23 ce concept est développé au chapitre 9. Pour le moment, il suffit de retenir que, pour Kuhn, deux paradigmes différents sont incommensurables en ce sens qu’ils ne peuvent pas être comparés.

3.2.2 Les programmes de recherche : Lakatos

La réflexion de l’épistémologue Imre Lakatos est fondée sur le concept de progamme de recherche. Tout comme la théorie de de Kuhn dont elle représente une évolution, celle de Lakatos est construite de manière à rendre compte du caractère évolutif des théories scientifiques en fonction du temps. Un programme de recherche lakatosien est une structure qui permet (du moins selon Lakatos) de rendre compte du développement des théories scientifiques et d’expliquer leur évolution. Un programme de recherche est composé de quatre éléments :

Structure d’un progamme de recherche selon Lakatos

• Un noyau dur, qui est formé d’hypothèses théoriques très générales. C’est ce noyau qui caractérise le mieux le programme de recherche. Le noyau dur est arbitrairement considéré comme infalsifiable (au sens de Popper) par

« décision méthodologique de ses protagonistes »24, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être remis en question.

• Une ceinture protectrice, qui est composée d’hypothèses auxiliaires explicites qui complètent le noyau dur, d’autres hypothèses sous-jacentes à la description des conditions initiales et en des énoncés d’observation.

• Une heuristique négative, qui consiste en ce que le noyau dur est considéré comme infalsifiable.

• Une heuristique positive, qui selon Lakatos25 « consiste en une série partiellement forrmulée de propositions ou d’indications sur la façon d’opérer des transformations, de développer la ceinture protectrice réfutable ».

Un point important ici que le caractère irréfutable du noyau dur du programme. Toute inadéquation entre un énoncé d’observation et la théorie doit donc mener à une modification de la ceinture protectrice, c’est-à-dire par l’ajout de nouvelles hypothèses ou le remplacement d’anciennes.

Prenons l’exemple du programme de développement de la mécanique de Newton : son noyau dur est composé des trois lois de Newton et de sa loi de la gravitation. Le but de ce programme était d’expliquer l’ensemble des phénomènes connus (chute des corps, chocs de corps solides, mouvement des planètes, …). La ceinture protectrice (a un instant donné, puisque celle-ci évolue constamment) est l’ensemble des hypothèses auxiliaires et des observations disponibles qui lui sont relatives (par exemple, les observations astronomiques sur le déplacement des planètes).

Il faut également noter le caractère arbitraire de la définition de ce noyau pour un programme donné, puisqu’il résulte d’une décision. Il a donc un caractère subjectif.

Changer ou modifier le noyau dur, c’est quitter le programme de recherche et en définir un nouveau. Des exemples de changement de programme de recherche sont le passage de la mécanique médiévale à la mécanique newtonienne, puis de la

24 I. Lakatos « Falsification and the methodology of scientific research programmes », 1974, cité par A.

Chalmers, « Qu’est-ce que la science ? », Coll. Biblio essais, Livre de poche, p.136

25 I. Lakatos, Ibid.

mécanique newtonienne à la mécanique relativiste d’Einstein, et enfin le passage à la mécanique quantique. Un autre exemple tiré de l’histoire de l’astronomie est le passage du modèle de Ptolémée (modèle géocentrique, dont le noyau dur est « le Soleil et les planètes gravitent autour de la Terre ») au modèle de Copernic (modèle héliocentrique, qui a pour noyau dur « toutes les planètes gravitent autour du Soleil »).

Quand peut-on qualifier un programme de recherche de scientifique ? Ou, pour reformuler la question, quels sont les critères de scientificité associés à la théorie de Lakatos ? Selon Lakatos, un programme doit vérifier les deux conditions suivantes pour être scientifique :

Critères de scientificité de Lakatos

• Le programme de recherche doit avoir un degré de cohérence suffisant pour lui permettre d’inclure un programme pour la recherche future

• Un programme de recherche doit être fécond, c’est-à-dire mener de temps en temps à la découverte de phénomènes nouveaux

Tout programme de recherche n’est pas scientifique au sens donné ci-dessus. Lakatos cite le marxisme et la psychologie freudienne comme exemples de programmes de recherche qui vérifient la première condition mais pas la seconde, et la sociologie moderne comme exemple d’un programme qui vérifie la seconde condition mais pas la première.

La position de Lakatos concernant le caractère universel des critères de scientificité est clairement proche du rationalisme (au sens défini au chapitre 2). Lakatos rejette vigoureusement l’approche relativiste de la science. Pour lui, le problème central de la philosophie des sciences est celui de l’établissement de critères universels de scientificité. Autrement, il n’y aurait « pas de moyen de juger une théorie autrement qu’en évaluant le nombre, la foi et la puissance vocale de ses partisans ». La conséquence serait qu’alors la « vérité se trouverait dans le pouvoir » et l’évolution de la science se réduirait à un phénomène de psychologie des foules. Il faut toutefois noter, et Lakatos le reconnaissait lui-même, que ce critère de scientificité est un critère a posteriori, au sens ou il permet seulement de dire si un programme de recherche déjà mature est scientifique ou non. Il n’offre pas de guide aux participants qui leur permette d’assurer le caractère scientifique de leurs travaux au démarrage du programme.