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Peut-on vérifier les énoncés scientifiques ?

5 La valeur des sciences empiriques

5.4 Peut-on vérifier les énoncés scientifiques ?

Passons maintenant à la question de la vérification des énoncés. Pour simplifier le problème, considérons une communauté scientifique idéale, ne parlant qu’une seule langue et qui possède une base empirique reconnue par tous comme étant fiable. Lui est-il possible de vérifier, de manière immédiate, justifiée et irrécusable les énoncés des théories qu’elle considère ? Peut-elle déterminer la valeur de vérité et la signification des énoncés ?

5.4.1 Vérification des énoncés d’observation

Commençons par le cas qui semble le plus simple, à savoir celui des énoncés d’observation. Sont-ils, puisqu’ils expriment des propositions qui peuvent être directement confrontées à nos perceptions sensorielles, trivialement vérifiables ? Non !

Le premier argument est de nature philosophique, et vient de ce que la correspondance entre un énoncé d’observation et les perceptions n’est pas logiquement justifiable, puisque ces deux entités n’ont pas le même statut théorique.

La correspondance entre un énoncé d’observation et des faits perçus est le fruit d’un sentiment de certitude immédiate (ce que j’énonce correspond à ce que je vois), ce qui ne suffit pas à justifier la conclusion de la vérification. En pratique, c’est le consensus entre les différents participants (vérité-consensus) qui est pris comme garantie que la correspondance est réelle. La vérification est donc subjective. Ceci est illustré par un exemple simple : Posons deux objets, un rouge et un vert, sur une table.

Enonçons la proposition « les deux objets sont de la même couleur », et soumettons là à deux observateurs, dont l’un est daltonien. Ils concluront bien évidemment de manière opposée. Donc, pour reprendre Karl Popper « aussi intense soit-il, un sentiment de conviction ne peut jamais justifier un énoncé ». Si l’expérience ne peut justifier un énoncé, elle peut, toujours selon Popper, « motiver une décision et par là l’acceptation ou le rejet d’un énoncé ». Le rapport à l’expérience est en quelque sorte

affaibli, mais la décision n’est pas complètement arbitraire : elle retient quelque chose des faits perçus.

Le second argument tient de l’influence des théories sur l’acceptation ou le rejet des énoncés de la base empirique. En effet, tout énoncé peut varier dans le temps, dans sa signification ou dans sa valeur de vérité, au fil des évolutions des connaissances théoriques et techniques. Par exemple, la proposition « la longueur de cette règle est égale à un mètre » verra sa valeur de vérité changer si l’on change le mètre-étalon de manière significative. En principe, valeur de vérité et signification d’un énoncé sont toujours révisables et ne peuvent jamais être considérées comme définitives.

Que conclure de tout cela ? Que les énoncés d’observation entretiennent des liens étroits avec les faits perçus, mais qu’ils ne tirent pas leur signification et leur valeur de vérité de ce seul lien ; ils ont également un lien avec les énoncés théoriques. C’est cette dépendance qui fait que l’on dit que « les faits sont chargés de théorie ». On entend par là que l’esprit rajoute quelque chose à la perception, ce qui est logique dans la pensée occidentale qui se base sur une opposition sujet/objet (il faut noter qu’ici théorie est à prendre dans un sens très large). Par ailleurs, il n’y a que des faits énoncés pour la science : un fait qui n’est pas rapporté sous forme d’un énoncé n’existe pas, sur le plan scientifique. Et, comme nous l’avons vu, les faits énoncés retenus par la science sont des énoncés vérifiés, et la vérification implique la théorie.

Ceci implique que la conception de la base empirique, telle que l’imaginait Carnap, n’est pas soutenable : les faits énoncés qui compose la base empirique comprennent tous une part de subjectivité. Leur sélection vient d’une décision humaine, qui ne peut être justifiée strictement, mais seulement motivée. La base empirique ne peut donc pas être le fondement de la connaissance, car elle lui est relative. C’est ce que résume Karl Popper62 : « La base empirique de la science objective ne comporte donc rien d’absolu. La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou donnée et, lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement. »

Faut-il en déduire que la science telle que nous l’avions imaginée est impossible ? Non. Car, à une époque donnée et dans une discipline donnée, les scientifiques arrivent en pratique à se mettre d’accord sur le contenu d’une base empirique suffisante pour leurs besoins, qu’ils font évoluer dans le temps.

5.4.2 Vérification des énoncés théoriques

62 K. Popper, « La logique de la découverte scientifique », Payot, 1984, p.111

Passons maintenant à la vérification des énoncés théoriques. Comment, à partir des énoncés d’observation qui en découlent, peut-on les vérifier ? Là aussi, nous séparons les problèmes en admettant que les problèmes liés à l’existence de la base empirique sont résolus : nous considérons une communauté scientifique qui possède une base empirique qui ne pose pas de problème, et nous supposons que les énoncés d’observation sont vérifiables de manière satisfaisante. Dans ces conditions, est-il possible de vérifier un énoncé théorique ? Ici encore, la réponse est négative, si l’on reprend ce qui a été dit plus haut : un énoncé théorique est vérifié si tous les énoncés d’observation qui lui sont attachés le sont. Mais le problème est qu’il existe le plus souvent une infinité d’énoncés d’observation déductibles de l’énoncé théorique.

C’est notamment le cas des lois, dont on rappelle la structure logique : Quel que soit x, si x est A, alors, x est B

Une loi a une portée universelle : elle énonce une propriété vraie pour tous les éléments qui « sont A », ce qui entraîne qu’un énoncé d’observation peut être déduit pour chaque x possible. Examinons le cas de la forme la plus simple de la loi de Boyle-Mariotte : PV= constante. Pour chaque gaz parfait, une observation peut être faite pour chaque valeur de la pression et pour chaque valeur du volume. Ces deux variables sont réelles, donc continues. Elles génèrent donc un ensemble infini (et indénombrable !) de possibilités. La loi de Boyle-Mariotte n’est donc pas vérifiable, au sens strict du terme. Mais comment s’assurer qu’elle n’est pas une pure fiction ? Revenons sur la démarche qui a conduit à sa proposition : elle a été formulée en se basant sur une cohérence, une stabilité observée sur un nombre fini et important d’observations (plus précisément un nombre suffisamment élevé pour emporter l’adhésion de la communauté scientifique).

Comment passer d’un nombre restreint d’exemples à une proposition universelle ? Cette démarche se nomme l’induction amplifiante (introduite par Francis Bacon, par opposition à l’induction complète d’Aristote qui est basée sur l’ensemble des faits possibles): on suppose que ce qui a été vérifié sur tous les cas connus est vrai de tous les cas possibles. Cette démarche n’est pas logiquement valide : rien ne permet d’affirmer qu’il n’existe pas un contre-exemple (et il en suffit d’un et un seul pour invalider l’énoncé théorique) qui n’a pas encore été rencontré. De manière plus générale,

on nomme induction l’inférence qui permet de passer du particulier au général, par opposition à la déduction, qui est le passage du général au particulier.

Il existe donc une dissymétrie fondamentale entre la déduction et l’induction.

L’induction est nécessairement vraie si ses prémisses le sont également, ce qui n’est pas le cas de l’induction amplifiante. L’induction amplifiante ne justifie pas, elle emporte la conviction. Plus le nombre d’exemples employés pour l’induction est grand, plus l’énoncé théorique nous semble plausible, moins la découverte d’un contre-exemple nous paraît probable.

La vérification de nouveaux énoncés d’observation relatifs à un énoncé théorique ne mène pas à sa vérification, mais à sa confirmation, à sa corroboration.

Ils « vont dans son sens », mais ne garantissent pas sa valeur de vérité. Carnap, dans la dernière phase de ses recherches, avait noté ce problème, et visait à développer une logique inductive (et non pas déductive, comme la logique classique), car il proposait d’identifier le degré de confirmation d’un énoncé théorique à la probabilité pour que celui-ci soit vrai.

La corroboration tient d’une conviction basée sur la régularité des faits observés. Mais cette régularité peut être trompeuse, comme le souligne Bertrand Russell avec l’exemple suivant : « L’homme qui a nourri le poulet tous les jours de sa vie finit par lui tordre le coup, montrant par là qu’il eut été bien utile audit poulet d’avoir une vision plus subtile de l’uniformité de la nature. » Le point souligné ici est la caractère psychologique et non logique de la corroboration. Comment expliquer notre croyance que les évènements futurs ressembleront à ceux du passé ? Puisqu’il n’existe pas de démonstration logique, David Hume propose que notre conviction doit être basée sur deux autres principes psychologiquement aussi important : l’habitude et l’accoutumance engendrées par la régularité observées dans les expériences passées.