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Une mode définitoire propre aux sciences empiriques : la définition opératoire

3. Non-circularité : une définition ne peut pas faire appel à elle-même

3.3.2 Une mode définitoire propre aux sciences empiriques : la définition opératoire

Les sciences empiriques ne trouvent pas leurs objets « tout faits » dans la nature : la définition est une opération de construction intellectuelle. Partant de cette constatation, et du fait que c’est par la mesure que les sciences empiriques accèdent au monde, le physicien et philosophe Percy Williams Bridgman (1882-1961, prix Nobel de Physique 1946) proposa, dans ses ouvrages The logic of modern physics (1927) et Nature of physical theory (1936) le concept de définition opératoire (qui traduit le terme anglais operational definition). Selon Bridgman, dans les sciences empiriques, c’est la mesure, c’est-à-dire l’ensemble des opérations qu’il faut effectuer pour obtenir la valeur de la quantité mesurée, qui définit l’objet de la mesure : « La vraie

définition d’un concept ne se fait pas en termes de propriétés, mais en termes d’opérations effectives. » En conséquence, Bridgman proposait pour objectif pour les sciences empiriques de n’utiliser que des objets définis de manière opératoire. Cette vision est à rapprocher de celle défendue par le philosophe français Gaston Bachelard (1884-1962), qui, dans son livre Le nouvel esprit scientifique (1934) disait lumière une caractéristique importante du processus de mesure : il doit être régulier, c’est-à-dire pouvoir être répété par toute personne le désirant et conduire au même résultat. En anticipant sur le chapitre consacré à la mesure, on peut dire que le procédé à la base d’une définition opératoire doit être fondé sur des corrélations répétables.

Cette régularité est nécessaire pour pouvoir définir des objets stables, utilisables pour les théories scientifiques. Ce besoin de répétition, de stabilité, entraîne une sélection des objets des sciences empiriques. Toute séquence d’opérations de mesure ne conduit pas à la définition d’un objet acceptable pour le scientifique. Le physicien et philosophe allemand Ernst Mach (1838-1916) a exprimé cela en écrivant qu’il ne s’agit pas de « classer et de rassembler des faits qui sont individuellement donnés ; le savant doit avant tout trouver les caractères dont il faut tenir compte. »

Le programme de Bridgman (bâtir les sciences empiriques sur les seules définitions opératoires) se heurte toutefois aux limitations intrinsèques à cette approche.

Notamment, on peut noter que

• L’objet étant défini par un procédé de mesure, il se pose la question de sa persistance si l’on modifie le procédé de mesure (par exemple en employant des instruments différents).

• La répétabilité stricte est une abstraction de l’esprit : une expérience est toujours unique et ne peut pas être exactement reproduite, car l’ensemble des

Figure 13: P.W. Bridgman

interactions des composants du système de mesure avec le reste univers est toujours changeante. Par exemple, une pesée effectuée avec une balance de Roberval de donnera pas exactement la même valeur si elle est répétée à deux jours d’intervalle, car les forces d’attraction de la lune et du soleil auront changé (mais rassurons-nous, ces différences seront infimes et les variations de la mesure tout à fait négligeables pour la vie pratique et la plupart des besoins des scientifiques). Une certaine marge d’incertitude doit être incorporée à la définition opératoire.

• Quel est le degré d’identité de deux objets définis par deux procédés différents ? On peut par exemple définir la masse de plusieurs manières différentes, tout en espérant parler de la même chose. A quel point cela est-il possible en utilisant des définitions opératoires ?

• La définition opératoire indique comment il faut définir les objets et donne certains critères de recevabilité, mais ne dit pas quels sont les objets à définir.

C’est sur d’autres considérations que le scientifique doit se baser pour trouver ses objets.

3.3.3 Exemple 1 : Qu’est-ce que la masse ? Qu’est-ce qu’une force ?

Pour illustrer les propos précédents, considérons tout d’abord le problème de la définition de la masse inertielle (c’est la masse qui apparaît dans la mécanique de Newton). Comment définir ce concept pourtant familier à tout scientifique ? Nous allons voir que cela est loin d’être évident, car la masse ne peut pas être définie de manière isolée.

Ce problème est abordé par le grand mathématicien et épistémologue français Henri Poincaré (1854-1912), dans son livre La science et l’hypothèse (1902). A propos de la possibilité de valider expérimentalement la seconde loi de Newton :

m désigne la masse inertielle, il écrit : « Cette loi peut-elle être vérifiée par l’expérience ? Pour cela, il faudrait mesurer les trois grandeurs qui figurent dans l’énoncé : accélération, force et masse.

J’admets qu’on puisse mesurer l’accélération, parce que je passe sur la difficulté provenant de la mesure du temps. Mais comment mesurer la force, ou la masse ? Nous ne savons même pas ce que c’est.

Qu’est-ce que la masse ? C’est, répond Newton, le produit du volume par la densité. – Il vaudrait mieux dire, répondent Thomson et Tait, que la densité est le quotient de la masse par le volume. – Qu’est-ce que la force ? C’est, répond Lagrange, une cause qui produit le mouvement d’un corps ou qui tend à le produire. – C’est, dira Kirchhoff, le produit de la masse par l’accélération. Mais alors, pourquoi ne pas dire que la masse est le quotient de la force par l’accélération ?

Ces difficultés sont inextricables. »

Et de conclure que « les masses sont des coefficients qu’il est commode d’introduire dans les calculs » et que « c’est par définition que la force est égale au produit de la masse par l’accélération ». Outre les implications profondes sur la possibilité de

vérifier la seconde loi de Newton par l’expérience (Poincaré conclut négativement, puisqu’il s’agit ici pour lui d’une définition de la force – ou de la masse – qui échappe à la vérification), ce texte fait clairement ressortir le problème de la circularité évoqué plus haut concernant la définition de la masse et de la force : on ne peut définir ces deux concepts isolément.

A cette conclusion, Poincaré ajoute que ce qui est important, ce n’est pas de proposer des définitions en soi de la masse ou de la force, mais de donner des définitions qui permettent de les mesurer, se rapprochant ainsi du concept (formalisé plus tard par Bridgman) de définition opératoire.

La définition opératoire de la masse au moyen de la machine d’Attwood29 est décrite par J. Ullmo (La pensée scientifique moderne, 1969). La machine d’Attwood est un dispositif simple qui permet de mesurer la masse d’un solide. Elle est composée (voir sur la figure) d’un fil et d’une poulie. A un bout du fil est attaché le solide dont on cherche à déterminer la masse, et à l’autre un solide de référence qui assure que le fil reste tendu. Le procédé de mesure est le suivant. On se munit d’un grand nombre (en théorie, un nombre infini) de solides (même taille, même composition, même forme que le solide dont on désire connaître la masse). On attache ensuite le solide au fil, et on le maintient en position basse. A l’instant initial, on lâche le solide, et on mesure le temps qu’il lui faut pour atteindre la position haute de référence. En faisant l’hypothèse que le solide est soumis à une accélération constante, on déduit celle-ci du temps de parcours. Puis on répète l’expérience en ajoutant un, puis deux, puis trois solides identiques au premier considéré, et l’on mesure les accélérations pour ces solides composés. On constate alors qu’il existe une relation répétable : le produit de l’accélération par le nombre de solides garde une valeur constante, si la différence de poids entre le solide de référence celui que l’on veut peser est très petite (c’est ce que l’on appelle une hypothèse de linéarisation). La constance de ce produit indique l’existence d’une propriété permanente de notre système, qui sera nommée (c’est une définition opératoire !) tension du fil ou encore la force qu’il exerce sur les solides et dont la valeur est mesurée par la valeur de la constante. Cette valeur est un paramètre, car elle dépend du solide choisi initialement : si l’on change sa composition, ou son volume, on constatera encore une fois l’existence d’une valeur constante, mais différente de la précédente.

29 George Attwood (ou Atwood) (1746-1807), mathématicien anglais. La première description de sa machine date de 1784.

Figure 14: principe de la machine d'Attwood

Pour atteindre la masse du solide, il faut procéder à un second jeu d’expériences. On considère maintenant un seul exemplaire du solide dont on veut connaître la masse, et on fait varier le nombre de solides de référence utilisés pour faire contrepoids (ici aussi, on considère une collection de solides identiques). On mesure, pour chaque cas (un, deux, … solides de référence) l’accélération du solide. On observe l’existence d’une nouvelle relation répétable : l’accélération du solide est directement proportionnelle au nombre de solides de référence employés (toujours en faisant appel à l’hypothèse de linéarisation). Cette répétabilité indique l’existence d’une propriété permanente de ce qui est resté inchangé, à savoir le solide soumis à l’analyse. Cette propriété sera définie comme étant la masse du solide, et sa valeur sera donnée par le rapport de proportionnalité entre accélération et nombre de solides de référence.

On le voit, cette définition (opératoire) est entièrement basée sur le procédé expérimental (et souffre des problèmes liés à toute expérience concrète), et ne dit rien sur une possible nature intrinsèque de la masse ou de la tension. Ces définitions évitent le caractère circulatoire de définitions non-opératoires basées sur la formule de Newton, mais elles impliquent, de manière sous-jacente, un certain nombre d’hypothèses, qui seront détaillées dans le chapitre consacré à la mesure. On peut, en utilisant ce procédé, mesurer la masse de tout corps solide, si l’expérience est réalisable en pratique. Pour mesurer la masse d’une planète, ou d’une étoile, il faut bien évidemment recourir à d’autres définitions.

3.3.4 Exemple 2 : Qu’est-ce que le mouvement ? Qu’est-ce qu’une déformation ?

Considérons maintenant le problème de la définition du mouvement. Comment définir le mouvement ou, de manière équivalente, quand peut-on dire qu’un corps solide c’est déplacé ? Nous allons voir que, pour un solide de dimensions finies (donc, pas un

point matériel dont le cas sera évoqué en fin de paragraphe), la notion de déplacement est indissociable de celle de déformation.

Un premier écueil est que le mouvement (du moins tel qu’il est accepté aujourd’hui) ne se conçoit que comme relatif à un repère de référence : c’est le relativisme galiléen.

Il n’y a pas de mouvement absolu, pas plus qu’il n’y a pour le mécanicien de repère absolu. Dans ce qui suit, on choisit un repère, pris comme référence. Dans ce repère, quand peut-on dire qu’un solide identifié, pris pour simplifier de volume constant, s’est déplacé ?

Considérons le cas d’un solide sphérique, de masse volumique uniforme (le centre de gravité du solide est donc confondu avec le centre géométrique de la sphère), initialement au repos dans le repère considéré, et appliquons-lui une force non-nulle à l’instant initial. Que se passe-t-il ?

Dans le cas d’un solide indéformable (encore appelé solide rigide), la déformation est par définition nulle, et le solide se mettra en mouvement, conformément à la seconde loi de Newton, qui indique que l’accélération initiale sera non-nulle. C’est-à-dire qu’il existera au moins un temps après le temps initial pour lequel au moins un point du solide n’occupera pas sa position initiale. Il faut prendre garde au fait que mouvement du solide n’est pas égal à déplacement de son centre de gravité : dans le cas d’une rotation autour de son centre de gravité, il y a bien mouvement de la sphère alors que son centre de gravité est fixe. Voici donc une définition qui semble satisfaisante, valable pour les solides indéformables et les points matériels (ces derniers étant de dimension nulle, il ne peuvent se déformer !).

Mais qu’en est-il de la définition de la déformation, qui est implicitement utilisée dans celle du mouvement donnée précédemment ? Considérons maintenant un solide déformable, et appliquons lui une force : il va se déformer, c’est-à-dire qu’il existe au moins un temps situé après le temps initial auquel la distance entre au moins deux points du solide aura varié par rapport au temps initial. Pour que la distance varie, il faut qu’au moins un des points se soit déplacé par rapport aux autres : on fait donc appel ici à la notion de déplacement, et apparaît le problème de circularité. De plus on constate que la définition « naïve » donnée plus haut du déplacement pour les solides rigides ne permet plus de différencier déplacement et déformation pour un solide déformable.

On peut rendre les définitions plus rigoureuses en procédant comme suit. Tout d’abord, il convient de distinguer les solides rigides et leurs mouvements.

On dira qu’un corps évolue comme un solide rigide si, à tout instant, la distance entre chacun de ses points demeure inchangée. Mathématiquement, cela se traduit par le fait que les positions de chacun de ses points a un instant donné peuvent être déduites de celles occupées à un autre instant au moyen de la combinaison d’une rotation et d’une translation. On dira que ce solide rigide s’est déplacé si cette rotation ou cette translation est non nulle.

Un solide sera dit déformable si il n’est pas rigide. Dans ce cas, déformation et déplacement ne sont pas dissociables, car la déformation implique le déplacement d’au moins certaines parties du solide. Il est possible alors de décomposer arbitrairement (c’est-à-dire que cette décomposition n’est pas unique) l’évolution à un

instant donné comme la somme d’un déplacement de corps rigide et d’une déformation. Si il existe deux points dont la distance relative n’a pas changée par rapport à l’instant initial, on peut identifier la rotation et la translation nécessaires pour établir la correspondance avec leurs positions initiales. La déformation est alors définie comme l’opération qu’il faut ajouter à cette rotation et cette translation pour obtenir la position de l’ensemble des points du solide.

Dans le cas où il n’existe pas deux points dont la distance reste fixe, on peut se contenter de choisir un point de référence (par exemple : le centre de gravité), de trouver la translation qui permet d’associer sa position à sa position de référence, et de définir la déformation comme la transformation complémentaire à cette translation.

Cet exemple montre que, même pour des notions qui paraissent intuitives et qui sont d’emploi courant en mécanique et en physique, il est très difficile de parvenir à des définitions objectives qui ne posent pas de problèmes. Le mouvement est parfaitement défini pour des solides rigides strictement indéformables, ou pour l’abstraction que représente le point matériel. Mais pour des corps « réels », la définition garde une part de subjectivité.

Notons enfin que la notion de mouvement est une notion intrinsèquement relative : un corps se déplace par rapport à quelque chose. C’est le principe de relativité, parfois appelé principe de relativité de Galilée. Un problème fondamental de la mécanique newtonienne est de savoir si il existe des référentiels privilégiés pour définir le mouvement, et, si oui, de savoir comment les identifier. Cette question, qui a été très longuement débattue à la fin du XIXe siècle pour déboucher sur la théorie de la relativité d’Einstein et ses prolongements, est abordée dans le dernier chapitre.

La relativité du mouvement est aisément illustrée par l’exemple suivant. Considérons un lecteur de ce paragraphe, assis sur une chaise. A la fin de sa lecture (qui dure environ une minute), sur quelle distance se sera-t-il déplacé ? Une distance nulle par rapport à la chaise. Mais la Terre tourne autour de son axe à la vitesse de 0,5 km/s (soit 1800 km/h) à l’équateur30. En 1 minute, notre lecteur aura parcouru 30 km. De plus, la Terre tourne autour du Soleil à la vitesse moyenne31 de 29,7 km/s (soit 106 920 km/h). En 1 minute, notre lecteur s’est donc déplacé de 1782 km ! On peut poursuivre le raisonnement, en prenant en compte que notre système solaire tourne comme le reste de notre galaxie (la Voie Lactée) à la vitesse32 de 217 km/s (soit 781 200 km/h). Donc, en une minute, le trajet parcouru dans le repère galactique par notre lecteur est égal à 13020 km. On pourrait y ajouter encore le mouvement propre du système solaire par rapport à la galaxie : 19,5 km/s (soit 70 200 km/h) en direction de la constellation d’Hercule. Notre lecteur est-il immobile ?

3.4 Définir un objet (suite) : complexité et frontières floues