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Est-il possible de fonder la science sur les faits ?

5 La valeur des sciences empiriques

5.3 Est-il possible de fonder la science sur les faits ?

Les sciences empiriques entretiennent un lien particulier avec les faits. En effet, ceux-ci apparaissent aux deux extrémités du processus de la réflexion : leur observation suggère des hypothèses qui sont ensuite validées par une étape de vérification basée sur un test de concordance entre faits et hypothèses. C’est ce lien qui fait qu’on accorde de la valeur aux sciences empiriques, car elle sont supposées refléter une réalité extra-linguistique et donc ne pas être de pures fictions. La question de la valeur de la science est donc subordonnée à deux questions fondamentales : quelle est la nature des faits ? Quel est le lien entre faits et théorie ?

5.3.1 Carnap et l’empirisme logique

La première position philosophique concernant la question de la fondation de la science sur les faits est celle appelée empirisme logique, ou encore positivisme logique et parfois néopositivisme. Cette thèse, née dans les années 1920-1930 en Europe et principalement illustrée par les travaux menés à Vienne (le cercle de Vienne61) et Berlin, a compté le logicien et épistémologue Rudolf Carnap (1891-1970) parmi ses principaux défenseurs. Pour les défenseurs de l’empirisme logique,

Critère de scientificité de l’empirisme logique

est scientifique ce qui est vérifiable (c’est ce que l’on appelle le vérificationnisme), et est vérifiable ce qui peut être mis en rapport avec des perceptions partagées et incontestables.

Ce critère de scientificité, basé sur la vérité-correspondance, vise à établir une démarcation nette entre science et non-science. Les empiristes logiques vont plus loin, en soutenant que la seule connaissance qui mérite ce nom est la connaissance scientifique.

Pour comprendre les implications de cette définition, revenons sur la distinction faite entre énoncé d’observation, énoncé théorique et énoncé métaphysique. Par définition, les énoncés d’observation sont directement vérifiables. Ils formeront donc la base de la théorie scientifique. Pour Carnap, c’est en vertu de cette concordance que les énoncés d’observation peuvent être tenus pour vrais et qu’ils acquièrent un sens, lorsqu’ils sont vérifiés. Les énoncés théoriques ne sont pas directement vérifiables : ils ne peuvent être mis à l’épreuve que par le biais des énoncés d’observation que l’on peut déduire d’eux. Un énoncé théorique ne sera vérifié que si tous les énoncés

61 Le Cercle de Vienne a été fondé en 1929 par le philosophe Moritz Schlick, sur la base de l’association Ernst Mach créée un an auparavant. Ce fut un lieu de réflexion et d’échanges intenses pour de nombreux philosophes et mathématiciens comme Ludwig Wittgenstein, Rudolph Carnap, Heinrich Gomperz, Karl Popper, Alfred Tarski, Karl Menger, Hans Hahn et Kurt Gödel. L’assassinat de Schlick le 22 juin 1936 par son étudiant et activiste nazi Hans Nelböck sonna le glas du premier cercle de Vienne.

Figure 46: R. Carnap

d’observation qu’il induit sont vérifiés, sans exception. En conséquence, pour les empiristes logiques, une théorie scientifique doit pouvoir être ramenée à un ensemble d’énoncés d’observation, puisque ce sont eux qui permettent la vérification. Le contenu d’une science ne dépasse donc pas celui de l’ensemble des faits qu’elle considère pour vérifier les énoncés d’observation (d’où le terme empirisme dans empirisme logique). Pour réaliser un tel objectif, il est nécessaire, grâce à l’analyse logique du langage (d’où le terme logique dans empirisme logique), d’identifier le contenu factuel des énoncés synthétiques rencontrés dans la théorie.

L’empirisme logique est-il exempt de tout problème ? Non, car son examen soulève plusieurs problèmes.

Un des principaux problèmes est celui appelé problème de la complétude de la base empirique. La vérification, pour les empiristes logiques, est la pierre angulaire de la science. Or celle-ci est effectuée grâce à un ensemble de faits disponibles, qui forment ce que l’on appelle la base empirique, auxquels seront comparés les énoncés d’observation déduit de la théorie. Une telle vérification n’acquiert une valeur certaine qui si la base est complète, c’est-à-dire que si elle contient tous les faits possibles, sans quoi certains énoncés d’observation pourraient ne pas être vérifiés, faute de comparaison possible. Ce problème a été noté par l’épistémologue (empiriste logique) Carl Hempel (1905-1997) dans son livre Eléments d’épistémologie (1966) : « … une recherche scientifique ainsi conçue ne pourrait jamais débuter. Même sa première démarche ne pourrait être conduite à son terme, car, à la limite, il faudrait attendre la fin du monde pour constituer une collection de tous les faits ; et même tous les faits établis jusqu’à présent ne peuvent être rassemblés, car leur nombre et leur diversité sont infinis. Pouvons-nous examiner, par exemple, tous les grains de sable de tous les déserts et de toutes les plages, recenser leur formes, leur poids, leur composition chimique, leurs distances, leur température toujours changeante et leur distance au centre de la lune, qui change, elle aussi, tout le temps ? Allons-nous recenser toutes les pensées flottantes qui traversent notre esprit au cours de cette fastidieuse entreprise ? Et que dire de la forme des nuages et de la teinte changeante du ciel ? De la construction et de la marque de notre machine à écrire ? … »

La base empirique ne peut donc pas consigner tous les faits. Il ne faut retenir que les faits significatifs, pertinents. Mais qu’est-ce au juste qu’un fait pertinent ? Dire d’un fait qu’il est pertinent est un jugement de valeur, et comme tel possède une part de subjectivité. Un fait est pertinent pour un but poursuivi, et les faits pertinents pour deux buts distincts peuvent être très différents. Par exemple, pour la dynamique des gaz parfaits, ce sont les chocs entre molécules qui sont importants, alors que pour le chimiste, ce sont les propriétés chimiques des molécules du gaz qui seront intéressantes. Ensuite, le jugement de pertinence est fait par un être humain en fonction de ses connaissances antérieures et de ses croyances. Une modification de celles-ci peut conduire à revenir sur le jugement.

En conséquence, l’idée de constituer une base empirique complète doit être abandonnée. Ce qui mène à la conclusion suivante : puisque la base empirique est partielle, et qu’elle est constituée de manière subjective, elle n’est strictement ni invariante ni irrécusable.

Mais faut-il pour autant complètement rejeter l’idée centrale de l’empirisme logique ? Pas nécessairement, car, en pratique, la communauté scientifique procède le plus souvent par extension de la base empirique qu’elle emploie (de nouvelles expériences viennent s’ajouter aux anciennes). C’est principalement un processus cumulatif. De plus, le rythme d’évolution des bases empiriques retenues par chaque discipline évolue lentement.

Un second problème, plus fondamental, est abordé dans la section suivante.

5.3.2 Quine et le relativisme ontologique

Une position très différente est soutenue par les défenseurs du relativisme ontologique, dont Willard V.O. Quine (1908-2000) est l’un des plus illustres représentants.

Cette thèse a pour prémisse la proposition suivante : tout langage est une théorie.

Détaillons-la. Pour Carnap et les empiristes logiques, le langage est un langage-reflet : le fait d’exprimer les énoncés d’observation dans une langue (français, anglais, …) est parfaitement neutre, et n’intervient en rien dans la correspondance entre les faits énoncés et les faits « réels » tels qu’ils existent en dehors de la science.

Ceci est-il parfaitement exact ? Non, car une analyse linguistique simple montre que toutes les langues humaines n’ont pas les mêmes mots, ce qui fait que toute traduction est également une interprétation. Donc, utiliser un langage, utiliser les mots d’une langue, c’est découper et hiérarchiser les faits tels que nous les percevons : nous exprimons les énoncés d’observation (exemple : le solide léger monte lorsque la machine d’Attwood est mise en fonctionnement) en utilisant les concepts attachés aux mots de la langue que nous employons (ici, dans l’exemple : solide, léger,

monter, machine, ..). Chaque langage est donc une grille de lecture, une grille de découpage conceptuel du monde. Or ce découpage n’est pas imposé par la réalité extra-linguistique, car il est variable suivant les langues. C’est ce que résume l’épistémologue autrichien Karl Popper (1902-1994) lorsqu’il dit, dans La logique de la découverte scientifique (1934) : « tout énoncé a le caractère d’une théorie, d’une hypothèse ».

Cette absence de neutralité du langage affaiblit considérablement le programme des empiristes logiques de fonder la science sur une base empirique invariante et irrécusable : puisque le langage impose des concepts, il devient possible que les mêmes faits conduisent à des énoncés d’observation différents, peut-être même

Figure 47: K. Popper

incompatibles. Cela aurait pour conséquence de permettre que des communautés scientifiques développent des théories vérifiées mais irréconciliables.

Quine a poussé cette logique à sa limite, en affirmant que la question « qu’est-ce qui existe » n’a aucun sens absolu, et ne peut être conçue que dans le cadre d’un langage.

C’est la thèse de la relativité de l’ontologie, qui donne son nom au relativisme ontologique. Selon Quine, le fait que les concepts inhérents à un langage soient efficaces en ce sens qu’il nous permettent d’agir sur le monde ne garantit en rien l’existence extra-linguistique des objets auxquels ils se réfèrent : il prouve seulement que les concepts sont bien adaptés à l’existence humaine. Une autre remarque (voir le paragraphe 4.4) va dans le même sens : les données sensibles que nous recevons sont transmises par nos organes sensoriels, qui ont des domaines de fonctionnement limités. Si nous possédions les organes sensoriels de la chauve-souris, ou la vision d’un insecte, aurions-nous identifié les mêmes objets et développé la même mécanique ? Un problème lié est celui de la fiabilité de nos perceptions brutes, qui est illustré par les illusions (voir le paragraphe 4.4).