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Isolationnisme et constructionnisme

7 La science nous apprend-elle quelque chose sur le monde ?

7.1 L’opposition réalisme/antiréalisme

7.4.1 Isolationnisme et constructionnisme

La démarche scientifique moderne est basée sur le réductionnisme de méthode (voir le chapitre 5.5.1): confronté au monde très complexe qui nous environne, le scientifique isole du reste de l’univers les objets et les phénomènes sur lesquels il souhaite travailler. Sans cette nécessaire séparation, qui apparaît explicitement dans les définitions de la science vues au chapitre 2, la démarche scientifique, telle qu’elle est conçue de nos jours, n’est pas concevable, car une trop grande complexité rend l’analyse impossible. C’est également cette démarche qui est à la base de la distinction entre les différentes disciplines et sous-disciplines scientifiques. Il faut également noter que l’accroissement des connaissances scientifiques rend aujourd’hui impossible pour une seule personne de connaître l’ensemble des résultats relevant d’

Figure 62: H. Poincaré

une discipline ou même d’une sous-discipline dans laquelle elle serait spécialisée, ce qui rend nécessaire en pratique, à la fois pour la recherche et l’enseignement, la définition de régions limitées du savoir scientifique. Aussi chaque discipline (ou sous-discipline reconnue comme telle) aborde-t-elle son domaine d’étude d’une manière qui lui est propre ; elle construit ses paradigmes et ses programmes de recherche.

Bien entendu, il existe des interactions et des échanges avec d’autres disciplines et sous-disciplines qui traitent de sujets proches ou qui utilisent des outils théoriques (les mathématiques ont ici un rôle privilégié, car toutes les sciences empiriques sont aujourd’hui mathématisées) ou expérimentaux similaires. Cette identification d’objets d’études propres correspond à la méthode réductionniste cartésienne (voir le chapitre 5.5.1) ; on parle d’isolationnisme76 ou encore de réductionnisme de méthode. Cette démarche est pratiquée dans toutes les disciplines, y compris les sciences humaines et sociales. Elle est considérée par beaucoup d’épistémologues, par exemple Karl Popper, comme fondatrice de la science moderne. Rappelons toutefois qu’un écueil pour le réductionnisme de méthode est la description des phénomènes émergents.

A cet isolationnisme global (puisque appliqué à l’échelle des disciplines scientifiques), il faut ajouter un isolationnisme local, interne à chaque sous-discipline, qui correspond au fait que chaque théorie scientifique est basée sur des objets (atomes, ondes, lois, principes, …) qui sont bien répertoriés et en nombre fini, et qui lui sont propres.

La méthode cartésienne comprend une seconde phase : la reconstruction. Une fois que le problème de départ a été scindé en plusieurs sous-problèmes plus simples, la solution globale est obtenue en combinant les solutions de chacun de ces sous-problèmes après qu’ils aient été résolus. On parle alors de constructionnisme.

La démarche scientifique est donc toujours écartelée entre une démarche s’ordonner en une imposante synthèse. La science marche vers l’unité et la simplicité.

D’autre part, l’observation nous révèle tous les jours des phénomènes nouveaux : il faut qu’ils attendent longtemps pour leur place et parfois, pour leur en faire une, on doit démolir un coin de l’édifice. Dans les phénomènes connus eux-mêmes, où nos sens grossiers nous montraient l’uniformité, nous aprcevons des détails de jour en jour plus variés ; ce que nous croyions simple redevient complexe et la science paraît marcher vers la variété et la complication. »77

Si le recourt à l’isolationnisme est couramment accepté, tant au niveau local qu’au niveau global, le constructionnisme, quant à lui, soulève de nombreuses questions.

76 Pour une discussion détaillée du réductionnisme, de l’isolationnisme et du constructionnisme et de l’évolution de la physique, voir « La quête de l’unité », E. Klein, M. Lachièze-Rey, collection

« essais », Albin Michel, 1996

77 cité dans « La quête de l’unité », E. Klein, M. Lachièze-Rey, collection « essais », Albin Michel, 1996

Au niveau global, le constructionnisme fait appel à la notion d’unité de la science.

Dans sa version radicale ou ontologique, il s’agit d’arriver à une théorie scientifique unique qui couvrirait l’ensemble des champs disciplinaires actuels, allant des sciences de la nature au sciences humaines et sociales. Cette idée d’une « théorie ultime » peut être vue comme une survivance du programme mécaniste, qui visait à expliquer l’ensemble de l’univers, y compris le fonctionnement des êtres vivants considérés comme des automates, sur la base de la mécanique. Ce programme était énoncé de manière très simple par Descartes : « L’univers est une machine où il n’y a rien d’autre à considérer que les figures et les mouvements de ses parties ». Une telle théorie n’est plus jugée possible ni envisagée de nos jours : la biologie n’est pas une chimie appliquée, la psychologie et la sociologie ne sont pas réductibles à la biochimie. Dans sa version modérée, l’unité de la science est une unité méthodologique ; c’est dans le partage de méthodes d’acquisition des données, dans les procédures de validation des hypothèses ou encore dans l’emploi de certains outils théoriques (commes les mathématiques : les statistiques et les probabilités sont employées aussi bien par les sciences humaines que les sciences de la nature) que se trouvent les points communs aux disciplines scientifiques et que peut être comprise la notion d’unité du champ scientifique.

Au niveau local, c’est-à-dire au sein d’une discipline ou d’une sous-discipline, la portée du constructionnisme est également sujette à débat. On peut à ce niveau faire la distinction entre unification horizontale et unification verticale. L’unification horizontale résulte de la fusion de branches ou de sous-disciplines jusqu’alors séparées au sein d’une même discipline pour donner naissance à une nouvelle théorie plus puissante. Un exemple est la fusion de la théorie de la lumière et de l’électromagnétisme grâce à la théorie de Maxwell au XIXe siècle. L’unification verticale désigne l’émergence d’une nouvelle théorie dont l’impact déborde le champ couvert par les théories initialement fusionnées. Ceci est illustré par la mécanique quantique, qui unifie matière et rayonnement.

Une question longuement débattue est celle de l’unification de la physique : une unification locale totale de cette discipline est-elle possible ? Une première question qui se pose est celle de la définition de ce que l’on appelle la physique. Dans son sens le plus général, la physique est la science qui à pour objet l’ensemble du monde inanimé (bien qu’il existe une biophysique et une éconophysique !), et dont la chimie ou la mécanique ne sont que des sous-disciplines. Ce caractère flou des frontières de la discipline complique bien sur la réflexion sur son unité. Mais retenons que, même dans un sens très restreint, la physique comprend les sciences de la matière.

L’histoire de la physique présente plusieurs exemples d’unifications : outre l’unification des théories de l’électricité et du magnétisme par Maxwell au XIXe siècle, on peut citer l’unification de de l’électromagnétisme et de la dynamique par Einstein au XXe siècle. La physique quantique donnera un cadre descriptif unifié pour la matière et le rayonnement. Plus tard, la mécanique quantique et la relativité restreinte seront unifiées au sein de la théorie quantique des champs, qui permettra le développements de théories unifiées pour trois des quatres interactions fondamentales (interactions faible et forte, force électromagnétique). Est-il imaginable que la physique puisse être condensée en une seule et unique théorie fondamentale ? Tout au long de l’histoire, des penseurs ou des chercheurs ont cru pouvoir répondre positivement à cette question, principalement parce qu’ils pensaient que la théorie physique était complétée ou en passe de l’être. Ainsi Francis Bacon écrivait au XVIe siècle : « Il n’y a en réalité qu’une poignée de phénomènes particuliers des arts et des

sciences. La découverte de toutes les causes et de toutes les sciences ne serait qu’un travail de quelques années. »78 A plusieurs siècles de distance, après l’avènement de la physique newtonienne, de l’électromagnétisme et la naissance de la physique statistique, Lord Kelvin, à la fin du XIXe siècle, pensait que la physique était complétée. Environ trente ans plus tard, après le développement de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, un des pères de cette dernière, le prix Nobel de Physique Max Born, écrivait à la fin des années 1920 que « La physique serait achevée dans six mois. » La réponse moderne est négative. La raison principale est que la description du monde par les différentes branches de la physique fait appel à des niveaux de description différents (allant de l’échelle cosmologique à la physique des particules, en passant par la mécanique des milieux continus, la chimie et la physique nucléaire) pour lesquels des théories et des modèles adéquats ont été bâtis.

Une unification totale signifierait qu’il est possible de déduire toutes les lois aux différents niveaux de description employés au sein des différentes branches de la physique à partir du niveau de description le plus fondamental, celui de la physique des particules. Or ceci est impossible. C’est ce que notait le physicien A.J Legget en 1983, lors d’une conférence internationale consacrée au réductionnisme : « Même dans le cas où selon un croyance largement répandue une théorie « de niveau supérieur » peut être réduite à une théorie « de niveau inférieur », par exemple la physique du solide à la physique atomique et à l’électromagnétisme, il s’agit d’une complète illusion. Par exemple, je défie quiconque dans cette salle de prouver rigoureusement la loi d’Ohm pour un échantillon réel, à partir de la théorie atomique et de l’électromagnétisme ».79 Outre les difficultés techniques, le problème rencontré ici est un problème d’intelligibilité (et donc d’utilité en pratique) d’une telle théorie

« totale ». C’est ce que notait Dirac en 192980 : « Les lois physiques fondamentales nécessaires pour la théorie mathématique de la plus grande partie de la physique et de la totalité de la chimie sont ainsi complètement connue, et la difficulté est seulement que l’application de ces lois conduit à des équations beaucoup trop compliquées pour qu’on puisse les résoudre ». Les modèles et les théories ne sont pas de simples poupées russes, emboitées les unes dans les autres et déductibles les unes des autres par des procédés mathématiques. Chaque niveau de description fait appel à des objets qui lui sont propres, et qui sont pertinents pour fournir un cadre explicatif pour les phénomènes qu’il étudie. Par exemple, la température, la pression et la masse volumique d’un gaz définies en mécanique des milieux continus sont plus utiles que les particules élémentaires pour décrire le comportement d’un gaz. Mais il existe des liens entre les différents niveaux de description de la nature : même si le chimiste n’utilise pas la physique des particules pour construire sa description des ions et des molécules, les résultats de la physique fondamentale lui offrent des concepts et des résultats qui peuvent le guider dans sa propre recherche. De même, certains concepts théoriques et outils mathématiques sont partagés par de nombreuses branches de la physique : théorie des groupes, symétries, statistiques et probabilités, théorie des bifurcations et des catastrophes … Il existe donc bien une unité de la physique, mais plus floue et complexe qu’une simple hiérarchie de théories gigognes.

78 cité dans « La quête de l’unité », E. Klein, M. Lachièze-Rey, coll. « essais », Albin Michel, 1996

79 cité dans « La quête de l’unité », E. Klein, M. Lachièze-Rey, coll. « essais », Albin Michel, 1996

80 cité dans « La quête de l’unité », E. Klein, M. Lachièze-Rey, coll. « essais », Albin Michel, 1996

Figure 63 schéma de l'évolution de la physique par le biais d'unifications successives. Les théories en rouge sont encore en développement ou à développer, et les flèches en pointillé représentent les liens espérés (adapté d’après « L’univers des particules », M. Crozon, coll. Points Sciences, Seuil, 1999)

Notons que le réductionnisme est neutre vis-à-vis du réalisme et de l’antiréalisme : la démarche réductionniste est envisageable dans les deux cas.

7.4.2 Un exemple issu de la physique moderne : le modèle