• Aucun résultat trouvé

La dynamique des sciences : continuité ou révolutions ?

9 La question du progrès scientifique

9.3 La dynamique des sciences : continuité ou révolutions ?

Deux points de vue s’opposent dans l’interprétation de l’évolution des sciences :

• Selon le schéma évolutif continu (thèse continuiste), les sciences progressent en suivant un processus cumulatif continu : les nouvelles connaissances s’ajoutent aux anciennes, donnant naissance à un processus régulier d’évolution. Cette analyse a été défendue par de nombreux philosophes et épistémologues positivistes au début du XXe siècle, dont Pierre Duhem.

• Selon le schéma évolutif discontinu (thèse discontinuiste), le développement des disciplines scientifiques fait apparaître des ruptures radicales, des discontinuités profondes, qui se traduisent par l’abandon de certains modèles ou certaines théories, qui sont remplacées par de nouvelles jugées très différentes, voire contradictoires. Cette thèse est celle aujourd’hui la plus couramment acceptée, et a été développée, entre autres, par des philosophes et des épistémologues comme Alexandre Koyré (1892-1962), Gaston Bachelard (1884-1962) et Thomas Kuhn (1922-1996).

Il est important de retenir que, ce qui oppose les défenseurs de ces deux thèses, c’est l’interprétation qui est faite de l’histoire des disciplines scientifiques : la très grande majorité des intervenants sont tout à fait d’accord sur la reconnaissance des faits, des dates, et des contributions des savants des siècles passés.

9.3.1 Evolution discontinue et révolutions scientifiques : Kuhn La thèse de l’évolution discontinue emploie le concept de

révolution scientifique pour représenter les ruptures qu’elle identifie dans l’évolution d’une discipline scientifique. Ce terme a été popularisé par l’épistémologue Thomas Kuhn (1922-1996) dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques (1962).

Mais qu’est-ce, au juste, qu’une révolution scientifique ? L’intuition permet d’identifier des étapes marquantes dans l’évolution des sciences, comme par exemple en astronomie le passage du modèle géocentrique (le Soleil et les planètes tournent autour de la Terre) au modèle héliocentrique (les planètes tournent autour du Soleil).

Ce passage est souvent appelé la révolution copernicienne, en référence aux travaux de Nicolas Copernic (1473-1543) qui y participa.

Il est difficile de donner une définition plus précise, car le concept de révolution scientifique est en partie subjectif : il repose sur un jugement portant sur l’importance d’un changement. Et, comme tout jugement, il est conditionné par les croyances (au sens large) de celui qui l’émet. Il faut également retenir que l’identification du moment où intervient une révolution scientifique est également problématique. En

Figure 70 : T. Kuhn

effet, faut-il dater la révolution du moment où une nouvelle idée, un nouveau modèle ou une nouvelle théorie est formulée pour la première fois, ou la faire remonter au moment de la prise de conscience de la communauté scientifique, c’est-à-dire au moment où cette nouveauté va être utilisée par la majorité des scientifiques qui vont reconnaître son caractère innovant ? Les deux solutions sont acceptables, et utilisées par les épistémologues. Dans le premier cas (critère de la première apparition), la révolution scientifique est considérée comme un élément objectif, la prise de conscience n’étant qu’un épiphénomène historique. Dans le second cas (critère de la prise de conscience), la révolution scientifique est avant tout un fait psychologique, donc subjectif. Mais reste encore à déterminer à qui appliquer ce critère de prise de conscience : à un seul individu ? A une communauté scientifique ? Aux historiens des sciences et aux épistémologues ? Ici aussi, le débat est ouvert.

Tout changement est-il une révolution ? Non, et c’est ici que se situe le point le plus délicat. En effet, la thèse continuiste admet aussi l’idée que les théories changent, mais sans parler de révolution. Le caractère révolutionnaire est le plus souvent attaché à la profondeur conceptuelle du changement, plutôt qu’à son « étendue ». Il peut donc y avoir des petites et des grandes révolutions : des bouleversements profonds peuvent intervenir sur des champs scientifiques très restreints, sans aucune répercussion sur les autres.

Maintenant que nous avons mieux précisé le concept de révolution scientifique, intéressons-nous à la dynamique d’évolution des sciences telle que la conçoivent les partisans de la thèse discontinuiste. Selon cette interprétation, on peut distinguer plusieurs phases dans l’évolution historique d’une science.

Tout d’abord, rappelons-nous qu’une théorie est sensée rendre compte des faits sur laquelle elle est basée. Donc, après l’élaboration d’un modèle ou d’une théorie, tous les faits connus (la base empirique) sont compatibles avec l’ensemble des énoncés théoriques et des énoncés d’observation qui s’en déduisent. Sans quoi, la théorie ou le modèle ne seraient pas retenus. Ce nouveau modèle permet aux scientifiques, pendant un certain temps, de progresser et de rendre compte de nouveaux faits, qui n’étaient pas pris en compte dans la phase d’élaboration. C’est la phase dite de science normale. Mais, au fur et à mesure que la base empirique croît (de nouvelles expériences sont menées), des contradictions apparaissent : certaines observations nouvelles échappent à la théorie (elle ne peut les expliquer), ou entrent en contradiction avec elle. On entre alors dans une phase de complexification de la théorie ou du modèle : pour rendre compte des nouveaux résultats expérimentaux, certaines parties anciennes sont révisées, et d’autres lui sont ajoutées. Ce processus de complexification permet de continuer à progresser, mais au prix d’efforts de plus en plus lourds : la théorie est de plus en plus compliquée, son emploi est de moins en moins aisé. De plus, il est de plus en plus difficile d’assurer son unité et sa cohérence : les différents ajouts peuvent parfois induire des conséquences contradictoires. La théorie n’est alors plus vraie, au sens de la vérité-cohérence. Cette phase est appelée la conjoncture. Lorsqu’elle est devenue trop compliquée d’emploi, ou lorsqu’elle a atteint un degré de contradiction interne jugé intolérable, ou encore que l’on n’arrive plus à la modifier de manière satisfaisante pour rendre compte de nouveaux faits, la théorie entre dans une phase de crise, qui aboutira à une refonte très profonde de ses constituants : une révolution scientifique. On distingue plusieurs moments dans la révolution scientifique. Tout d’abord intervient la coupure épistémologique, qui correspond au passage par un point de non-retour : on ne cherche plus à revitaliser

l’ancienne théorie, dont il est acquis qu’elle ne peut plus être simplement modifiée ou étendue. Après la coupure épistémologique intervient la rupture épistémologique, qui est un processus irréversible d’invalidation et de réfutation de l’ancienne théorie.

Pendant ces deux dernières phases, la science est dite science révolutionnaire, par opposition à la science normale.

On arrive donc à la définition d’un processus cyclique, au cours duquel des phases d’évolution continue sont séparées par des changements radicaux.

Mais, par analogie avec les révolutions politiques, ces changements doivent-ils être brusques pour que l’on puisse parler de révolution scientifiques ? Non, pas forcément, puisque ce concept repose surtout sur la refonte des bases théoriques. De plus, le caractère instantané de la révolution peut également dépendre du critère employé pour définir la révolution : le critère objectif s’accorde parfaitement avec un caractère soudain, alors que le critère subjectif conduit généralement à l’identification de durée plus longue (il faut le temps de « convaincre » une communauté scientifique).

Le scénario discontinuiste est illustré par le diagramme ci-dessous.

Figure 71 dynamique des sciences selon la thèse discontinuiste

L’analyse de Kuhn de l’évolution des sciences fait donc apparaître deux types de dynamiques scientifiques : l’évolution en période de science normale, et la révolution scientifique.

La période de science normale n’est pas une période de stagnation : elle correspond à une phase du processus durant laquelle le nombre et la gravité des anomalies contenues dans le paradigme sont suffisamment faibles pour que la communauté scientifique puisse résoudre les énigmes qui se présentent à elle sans trop de difficulté.

La résolution de ces énigmes au moyen des lois universelles du paradigme conduit à un enrichissement continu et cumulatif de celui-ci. Le point important est que les

science
normale


conjoncture:


acquisition
de
faits
 nouveaux
et
évolution
de


la
théorie


coupure
épistémologique:


théorie
peu
pratique
ou
 en
désaccord
prolongé


avec
les
faits
 rupture
épistémologique:


refonte
de
la
théorie


prémisses du paradigme ne sont jamais remis en question durant cette phase, et que seules des hypothèses auxiliaires peuvent être remises en question.

Le passage de la période de science normale à la période de crise est pour Kuhn un changement majeur. Les fondements du paradigme sont remis en question, et s’ouvre alors pour les scientifiques une période de grande incertitude. La révolution est achevée lorsqu’un nouveau paradigme est apparu et a remplacé le paradigme en crise.

Mais quels sont les critères qui permettent tout d’abord de décréter qu’un paradigme est en crise et que la période de science normale est finie, puis de choisir de le remplacer par un autre paradigme ? Pour ces deux questions, Kuhn admet qu’il n’existe pas de critère objectif. Il cite de nombreux critères : « la précision de la prédiction, en particulier de la prédiction quantitative ; le rapport entre le nombre de sujets quotidiens et de sujets ésotériques ; et le nombre de problèmes différents résolus » mais aussi « la simplicité, l’étendue et la compatibilité avec d’autres spécialités ». Dans sa théorie, les facteurs psychologiques et sociaux occupent une grande place. Plus précisément, Kuhn considère que des paradigmes concurrents sont incommensurables, au sens où leurs concepts sont si radicalement différents qu’il est impossible de « traduire » un paradigme en utilisant les concepts de son rival. Il ne peut donc pas y avoir de comparaison à proprement parler entre deux paradigmes, et le choix des scientifiques est assimilé par Kuhn à une « conversion religieuse » (il utilise lui-même cette analogie). L’analyse des révolutions scientifiques relève donc autant de la psychologie et de la sociologie que de l’analyse scientifique. Le changement de paradigme est le résultat d’une dynamique complexe, qui, selon les termes de Kuhn, provient « d’une modification croissante de la distribution des persuasions professionnelles »89. Toujours selon lui, « aucun argument ne saurait être rendu contraignant sur la plan de la logique ou même des probabilités » et, en définitive, il n’existe « aucune autorité supérieure à l’assentiment du groupe intéressé ». Le moyen par lequel les critères qui vont guider le choix entre deux paradigmes rivaux est imposé doit « en dernière analyse, être psychologique ou sociologique. Autrement dit, il doit être une description du système de valeurs d’une idéologie, en même temps qu’une analyse des institutions à travers lesquelles ce système se renforce. »

9.3.2 La thèse continuiste

Encore une fois, il est important de se rappeler que ce qui oppose les thèses continuiste et discontinuiste, c’est le jugement portant sur la radicalité du changement, et non la reconnaissance de son existence. Quelle continuité peut-on identifier dans les évolutions historiques des sciences ?

Les partisans de la thèse continuiste identifient deux types de continuité :

• La continuité structurale : la structure du formalisme mathématique employé reste la même. Cette continuité est en effet observée, et l’on remarque que dans certains cas les équations associées aux énoncés théoriques de l’ancienne théorie sont retrouvées comme des cas limites des équations de la nouvelle théorie.

89 T. Kuhn « La structure des révolutions scientifiques », cité par A. Chalmers, « Qu’est-ce-que la science ? », Coll. Biblio essais, Livre de poche

• La continuité ontologique : les entités physiques (masse, force, …) restent les mêmes. Cette continuité est aujourd’hui difficile à défendre dans le cas général, au vu des développements de la mécanique quantique, dont les objets sont très différents de ceux de la mécanique classique. La continuité ontologique est également peu compatible avec la notion d’incommensurabilité des paradigmes.

9.4 Falsificationisme, progrès et évolution des théories