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Décrire ou expliquer ?

6 La science explique-t-elle quelque chose ?

6.1 Décrire ou expliquer ?

6.1.1 Que veut dire expliquer ?

L’opposition décrire/expliquer semble au premier abord simple à concevoir.

Pour le sens commun, décrire, c’est montrer, c’est-à-dire rapporter les faits de la manière la plus fidèle possible au moyen d’une suite d’énoncés d’observation. Décrire consiste à indiquer à une tierce personne comment les phénomènes se déroulent.

Expliquer, c’est dire pourquoi les phénomènes se déroulent de la manière observée.

Illustrons cela dans le cas de la dynamique des gaz parfaits. Décrire, c’est énoncer les lois associées au phénomène observé. Dans le cas d’une réduction du volume à température constante, le phénomène observé (hausse de la pression) est décrit par la loi de Boyle-Mariotte, qui dit que pression et volume varient en proportions inverses.

Mais la loi de Boyle-Mariotte ne dit pas pourquoi pression et volume varient de cette manière. Pour expliquer, il faut mener une analyse plus profonde. C’est ce que fournit le modèle de Maxwell en théorie cinétique des gaz : il explique le phénomène par l’augmentation de la fréquence des chocs entre les molécules du gaz sur les parois du contenant.

Mais cela est-il aussi simple ? Non. En effet, l’explication doit remporter la conviction de la personne à qui elle est fournie, et la valeur explicative d’une suite d’énoncés est donc en partie subjective, car de nature psychologique. La valeur explicative n’est donc pas absolue : elle dépend des croyances (au sens large) des individus. Une suite d’énoncés qui n’est pas reconnue comme étant une explication est assimilée à une description, peut être plus fine car faisant appel à des énoncés théoriques plus complexes que la description originale du phénomène. La valeur explicative est donc associée à l’appel du niveau de description le plus profond, c’est-à-dire celui qui est admis comme le niveau ultime par les individus. Le caractère relatif de la valeur explicative est donc évident, car ce niveau ultime peut varier suivant les individus, les époques et les disciplines scientifiques.

Par exemple, Newton et Descartes invoquaient Dieu comme cause première des mouvements naturels. Plus tard, le mathématicien et physicien Pierre-Simon Laplace (1749-1827), à la remarque Napoléon Bonaparte sur la place de Dieu dans son ouvrage Exposition du système du monde, « M. Laplace, on me dit que vous avez

écrit ce volumineux ouvrage sur le système de l’Univers sans faire une seule fois mention de son Créateur » répondit « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse», ce à quoi Napoléon répondit à son tour « Ah ! C’est une belle hypothèse ; elle explique beaucoup de choses ».

Il est convenu d’opérer une distinction entre explication au sens fort et explication au sens faible. On appelle explication au sens fort une explication qui fait intervenir des causes inobservables (dites encore métaphysiques), par opposition à l’explication au sens faible, qui ne fait intervenir que des causes observables. Cette distinction permet de rendre compte des différences d’opinion chez les scientifiques. Pour certains, il n’y a d’explication qu’au sens fort : l’explication doit faire intervenir un principe premier, métaphysique (Dieu, …), et l’explication au sens faible n’est pas considérée comme une explication, mais comme une description (comment au lieu de pourquoi). Pour les autres, seule l’explication au sens faible est recevable, et c’est bien elle qui est aujourd’hui très majoritairement considérée comme l’explication scientifique par excellence. Cette distinction n’est pas triviale : Pierre Duhem a défendu l’idée que la notion même d’explication était étrangère au champ scientifique, car elle repose nécessairement (selon lui) sur des concepts métaphysiques qui échappent à l’expérimentation.

Pour résumer la position la plus communément admise de nos jours chez les scientifiques, on peut dire que

à l’opposition description/explication, il faut substituer une hiérarchie de niveaux de description.

6.1.2 Explication nomologico-déductive (N-D)

Il existe, dans les sciences empiriques, un type d’explication qui occupe une place particulière : c’est l’explication (ou la méthode) nomologico-déductive (en abrégé, méthode N-D), qui consiste à déduire les phénomènes observables des conditions particulières et des lois (nomos en grec). Le schéma de ce type d’explication proposé en 1948 par Carl Hempel et Paul Oppenheim est

Explication ou méthode N-D

Explanans :

Loi universelle, dite loi de couverture (exemple : Boyle-Mariotte) Faits particuliers (exemple : on réduit le volume)

Explanadum : augmentation de la pression (ce qui est observé)

Ce type d’explication est dit légaliste, car il repose sur des lois, par opposition aux explications non-légalistes. En anticipant la discussion sur la notion de cause développée au chapitre 10, on peut remarquer que, dans l’explication N-D, on appelle souvent cause l’explanans et effet l’explanadum. On parle en conséquence d’explication causale. Les sciences empiriques qui se basent sur la méthode N-D sont dites explicatives. Elles sont également prédictives, car les lois permettent de prévoir ce qui sera observé avant que l’expérience n’ait lieu.

L’explication N-D est l’héritière d’une longue tradition scientifique qui remonte à Aristote, pour qui une connaissance scientifique doit être exprimée comme la conclusion d’un raisonnement. Elle est compatible avec la théorie aristotélicienne en plusieurs points : puisqu’elle est basée sur une loi, elle procède de connaissances universelles ; elle vérifie la contrainte de nécessaire généralité de la connaissance, puisque les conséquences de la loi de couverture sont nécessaires ; enfin, la connaissance scientifique est conçue comme la connaissance des causes. Toutefois, elle diffère de la théorie aristotélicienne en plusieurs points :

• Elle permet d’expliquer les faits singuliers, alors que pour Aristote les faits singuliers ne relèvent pas du champ de la connaissance scientifique

• Le rapport entre cause et explication scientifique n’est pas le même : alors que chez Aristote la théorie de la connaissance est fondée sur une théorie plus fondamentale de la causalité, la théorie N-D conçoit un lien plus faible, puisqu’il est seulement demandé que l’explication rende compte de la causalité.

L’explication N-D rencontre plusieurs problèmes.

• Un premier problème est le recours à une loi universelle, que l’on ne sait pas toujours distinguer d’une généralisation accidentelle (voir chapitre 3.1.2) dont la véracité n’est pas établie de manière universelle.

• Le deuxième problème vient de ce que le schéma d’explication N-D n’impose rien quant à la succession dans le temps des faits singuliers qui entre dans l’explanans (cause) et l’explanandum (effet) : c’est le problème de la précédence temporelle. Alors que le sens commun et la plupart des théories de la causalité imposent que la cause doit précéder l’effet, il est possible de construire des explications N-D rétroactives. Par exemple, connaissant les positions actuelles de la Terre, de la Lune et du Soleil, il est possible de retrouver les dates des éclipses qui ont déjà eu lieu, et donc de les expliquer en utilisant les lois de Kepler ou de Newton. Dans un tel schéma, on explique des évènements passés par le présent ! Il est possible de construire des exemples plus compliqués en faisant intervenir le principe de moindre action (voir Bromberger en 1966. La taille de l’ombre est parfaitement explicable à partir de la position du Soleil dans le ciel et de la taille de la tour dans le cadre d’un schéma causal N-D. Mais on peut également, à l’inverse, déduire la taille de la tour à partir de la taille de l’ombre, connaissant la position du Soleil. Mais ce raisonnement n’est pas satisfaisant comme « explication » de la taille de la tour ! La théorie N-D est donc incomplète en ce sens, puisqu’elle ne distingue pas ces deux cas.

• Un quatrième problème vient de l’identification faite par Hempel et Oppenheim entre explication et prédiction. Selon le modèle N-D, le même modèle logique s’applique dans les deux cas. Mais les deux procédés sont différents : dans le cas de l’explication, le sujet à connaissance de l’explanans et de l’explanandum, qui sont deux phénomènes ayant une existence concrète.

C’est le lien entre eux qui fait l’objet de l’explication. Dans le cas de la prédiction, on discute de quelque chose qui n’existe pas, ou pas encore (il s’agit d’une proposition contra-factuelle), et il n’y a donc pas de connaissance.

6.1.3 Explication inductive-statistique (I-S)

L’explication N-D repose sur l’emploi d’une loi déterministe. Hempel a également travaillé sur des schémas explicatifs basés sur des lois statistiques, qu’il nomme modèle inductif statistique (I-S).

Explication ou méthode I-S

Explanans :

Loi universelle statistique, probabilité P(A|B) Faits particuliers (x est A)

Explanadum : probabilité que x soit B

Le modèle inductif statistique est d’un maniement beaucoup plus compliqué que le modèle N-D, surtout en ce qui concerne le lien que l’on peut établir entre causalité et explication. Tout d’abord, il faut retenir que l’explanadum n’est pas déductible de l’explanans au sens où il l’était avec le modèle N-D ; on peut seulement dire ici que la vérité des prémisses rend probable l’explanans à un certain degré, cette probabilité étant souvent notée P(A|B). Ensuite, l’explication probabiliste (ou la causalité probabiliste) soulève de nombreux problèmes, parmi lesquels :

• Il existe des explications I-S qui conduisent à une explication et sa contradictoire à partir des mêmes prémisses. C’est pourquoi Hempel indiquait que les explications statistiques ne peuvent être considérées de manière isolée, et qu’elles doivent être examinées dans un cadre plus large qui permet de trancher. Il s’agit de l’exigence de spécificité maximale des prémisses par rapport à l’explanandum formulée par Hempel. Le problème non résolu ici est que la spécificité maximale peut demander une connaissance complète de l’état de l’univers, ce qui est impossible.

• La théorie de l’explication statistique est basée sur une exigence de probabilité élevée (la cause statistique étant associée avec une probabilité élevée de produire l’effet observé). Or le critère de probabilité élevé est subjectif, et de plus il existe des exemples où de telles probabilités ne sont pas pertinentes.

• Il existe des situations dans lesquelles prédiction et causalité sont découplées : l’explanans n’est pas assimilable à la cause, pas plus que l’explanandum à l’effet. Il faut parler donc d’indices de causalité plutôt que de lien causal au sens strict lorsqu’on tente de donner une explication.

6.1.4 Classification de Halbwachs

Il est possible de distinguer plusieurs types d’explication dans les sciences empiriques, en fonction des éléments invoqués. L’épistémologue contemporain

Francis Halbwachs71 propose ainsi de distinguer trois sortes d’explications dans les sciences empiriques :

Les 3 formes d’explication selon Halbwachs

• L’explication homogène (aussi appelée explication formelle), qui ne fait intervenir aucun élément extérieur au système dont on cherche à expliquer l’évolution. L’explication portera donc sur des variables internes de ce système et sur les relations, les lois, qui lient ces variables. Le plus souvent, de telles explications font appel à la notion de conservation d’une quantité (énergie, masse, …) ou de propriétés de symétrie du système considéré.

• L’explication causale (encore appelée explication hétérogène), qui est basée sur l’interaction entre le système et le monde exérieur, ou précisément une sous-partie du monde extérieur représentée par un ou plusieurs objets.

L’explication repose alors sur la notion d’échange entre les différents objets en interaction.

• L’explication bathygène (du grec bathus, « profond »), qui consiste à se référer à un autre niveau de description. Il s’agit ici de faire référence à un autre modèle du même système physique, qui le plus souvent repose sur une description à une échelle plus petite.

Illustrons maintenant cette classification.

Nous avons déjà rencontré une explication homogène, dans le cas du gaz parfait : à température constante, la variation de pression est expliquée par la constance du produit de la pression et du volume (loi de Boyle-Mariotte). Cette explication ne fait pas intervenir le monde extérieur : seules des quantités associées au gaz (pression, volume) sont invoquées.

Un exemple fameux, utilisé depuis des siècles par de nombreux philosophes et physiciens pour illustrer la notion de relation causale est celui du choc de deux boules de billard, l’une étant initialement au repos. Qu’est-ce qui cause le mouvement de la seconde ? La réponse classique est le choc avec la première boule. Lorsque l’on considère la seconde boule, l’explication de sa mise en mouvement lui est extérieure : c’est son interaction avec le monde extérieur (en l’occurrence la première boule) qui est évoquée pour expliquer le changement de ses paramètres internes (quantité de mouvement, énergie cinétique).

L’explication bathygène est parfaitement illustrée par l’exemple de la théorie cinétique des gaz. Les variations des quantités macroscopiques (pression, température, masse volumique) du gaz sont expliquées en faisant référence aux changements dans le comportement des molécules qui forment le gaz. L’explication réside ici dans le passage d’une description macroscopique (le gaz, milieu continu) à une description microscopique (le gaz, ensemble de molécules en interaction).

Ces types d’explication sont-ils fondamentalement opposés ? Non. Il faut retenir que le choix d’un type d’explication pour un phénomène observé n’est pas imposé par l’explication : il résulte d’un choix du scientifique. En modifiant par exemple sa

71 Article « causalité linéaire et causalité circulaire en physique », dans « Les théories de la causalité », PUF, 1971

définition du système dont on suit l’évolution, il est possible de changer de type d’explication. Reprenons l’exemple du choc des boules de billard. En ne considérant que l’une des boules, nous avons affaire à une explication causale. Mais que se passe-t-il si maintenant nous considérons le système formé par les deux boules ? La description du système ne fait plus intervenir d’éléments extérieurs à celui-ci, et les propriétés des deux boules (quantité de mouvement, énergie cinétique) peuvent être à tout moment décrites au moyen de lois de conservation (ces deux quantités sont des invariants). D’une explication causale nous sommes donc passés à une explication homogène !

Il est bien sûr possible de donner une explication bathygène pour le choc des boules de billard. Ce problème, qui est associé à celui du rebond élastique d’une sphère solide est un phénomène très complexe pour le physicien moderne.

En mécanique quantique, la condition de non-pénétration entre les corps rigides élastiques résulte du principe de Pauli, qui interdit aux atomes de se recouvrir. Mais le choc fait intervenir plusieurs forces, comme celle due à l’électrification et les forces de van der Waals.

La description du choc élastique selon le modèle de la mécanique des milieux continus fit une avancée considérable avec les travaux de Heinrich Rudoflf Hertz (1857-1894) qui, en 1881 proposa une description de la déformation d’une sphère élastique appuyée sur un plan rigide avec une force arbitraire. Cette solution, connue sous le nom de contact de Hertz, montre que la surface de la sphère s’aplatit pour former un petit disque autour du point de contact initial. Le rayon de ce disque est proportionnel à la racine carrée du produit du rayon initial de la sphère et de l’écrasement (défini comme la variation de la distance entre le point de contact et le centre de la sphère). Les résultats de Hertz prédisent également d’autres propriétés du choc élastique. Ainsi, le choc élastique ne dissipe presque pas d’énergie (et les lois de conservation globales employées par Huygens et Leibniz pour l’énergie cinétique et la quantité de mouvement restent valables) si la vitesse relative au moment de l’impact est petite devant la vitesse du son dans le solide72, et la dissipation d’énergie est partiellement due à la propagation d’ondes élastiques au sein du solide. La durée du choc élastique est du même ordre de grandeur que le temps mis par une onde sonore pour traverser la sphère, multiplié par le quotient entre la vitesse d’impact et la vitesse des ondes sonores élastiques à la puissance 1/5. Par exemple, un choc élastique entre la Terre et la Lune durerait environ … une journée73.

6.1.5 Explications non-causales

Notons que toutes les explications scientifiques ne sont pas des explications causales.

Voyons quelques exemples :

• En mathématiques, les explications tirées à partir de théorèmes ou d’axiomes sont complètement étrangères au schéma causal N-D

• Il existe des explications légalistes non-causales, comme celles basées sur la loi de Boyle-Mariotte. En effet, cette loi s’écrit PV = constante, et la pression

72 Rappelons que la vitesse du son dans l’acier est de l’ordre de 5000 mètres par seconde, contre 340 mètres par seconde dans l’air « aux conditions normales de température et de pression ».

73 B. Audoly et Y. Pomeau, « Contact et impact de sphères », dans « La sphère sous toutes ses formes » Dossier Pour La Science No 41, 2003

et le volume sont mesurés au même instant. Il n’y a donc pas de notion de précédence temporelle lorsqu’on déduit la valeur de l’une de ces deux grandeurs à partir de la loi de Boyle-Mariotte et de la mesure de l’autre.

Comme il a été vu plus haut, le caractère explicatif d’une proposition revêt un caractère psychologique, puisqu’une explication doit être jugée satisfaisante pour être prise comme telle. Se pose donc le problème du niveau auquel le caractère satisfaisant est reconnu, un esprit infiniment critique n’étant jamais satisfait. On rencontre ici un problème analogue au problème de la régression épistémique déjà rencontré au chapitre 1.

Cette dimension psychologique de l’explication a conduit certains philosophes a élaborer des théories de l’explication très différentes de la théorie logique de Hempel et Oppenheim. Un exemple est la théorie des épisodes explicatifs de Bromberger.

L’explication est analysée comme le résultat d’épisodes d’interactions localisés dans l’espace et le temps entre un tuteur et un auditeur. D’après Bromberger, le tuteur aura donné une explication à l’auditeur lors de cette interaction communicative si les conditions suivantes sont remplies :

3 critères de Bromberger

• Le tuteur est rationnel et connaît la réponse à la question de l’auditeur au moment de l’interaction

• le tuteur présente à l’auditeur les faits qu’il juge nécessaires pour que ce dernier acquiert une bonne connaissance de la réponse à sa question

• le tuteur instruit l’auditeur de la manière qu’il juge adéquate

Cette théorie, tout comme la théorie N-D, n’est pas exempte de problème. Un exemple soulevé par Bromberger lui-même, est celui des ornières-p . Une ornière-p est une situation dans laquelle toute les explications que l’on peut fournir à l’auditeur sont en contradiction avec des objections décisives que celui pourrait formuler.