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Peut-on trancher le débat ?

7 La science nous apprend-elle quelque chose sur le monde ?

7.1 L’opposition réalisme/antiréalisme

7.1.4 Peut-on trancher le débat ?

Y-a-t-il un moyen décisif de départager réalisme scientifique et antiréalisme ? Non.

Mais examinons les arguments du débat.

Tout d’abord, il faut noter qu’il n’existe pas, par définition, de moyen direct de prouver le réalisme, puisque la réalité extérieure autonome, si elle existe, n’est pas accessible directement. Elle n’est appréhendée qu’au travers des théories. C’est ce qu’exprime Albert Einstein (1879-1955, prix Nobel de Physique 1921) dans sa lettre

75 Cité dans « La quête de l’unité », E Klein, M. Lachièze-Rey, coll. Biblio essai, Albin Michel, 1996

du 19 juin 1935 à Erwin Schrödinger (1887-1961, prix Nobel de Physique 1933) :

« La physique décrit la réalité. Or nous ne savons pas ce qu’est la réalité, nous ne la connaissons qu’à travers la description qu’en donne la physique. » Nous avons déjà évoqué les principaux points qui interdisent la démonstration directe :

• Les énoncés d’observation ne sont pas vérifiables au sens strict. Leur acceptation ou leur réfutation est une décision, un jugement, qui n’est que motivé et non imposé par l’expérience.

• Les énoncés théoriques de portée universelle ne sont pas vérifiables au sens strict. Ici aussi, les accepter ou les rejeter relève d’un choix.

• Pour les tenants du holisme épistémologique, la question de la valeur de vérité d’un énoncé pris isolément n’a pas de sens.

Puisqu’il n’existe pas de preuve directe en faveur du réalisme, peut-on trouver des preuves indirectes ? Oui, répondent les réalistes, en invoquant l’argument du miracle de l’efficacité prédictive : si une théorie est capable de prédire à l’avance les phénomènes, c’est qu’elle correspond à la réalité extérieure. Ce postulat est parfois appelé principe de réalité d’Einstein, car il a été formalisé dans les critiques d’Einstein sur la mécanique quantique (voir le chapitre 11.4). L’efficacité prédictive apparaîtrait alors comme un critère empirique de la vérité d’une théorie. Cet argument a d’ailleurs aujourd’hui beaucoup de poids chez de nombreux scientifiques. Non, répondent les antiréalistes, en faisant remarquer qu’il existe des théories empiriquement équivalentes, qui ont des efficacités prédictives très semblables, mais qui sont très différentes, voire contradictoires . C’est le cas des théories corpusculaire et ondulatoire de la lumière. L’argument de l’efficacité prédictive ne clôt donc pas le débat, car il n’impose pas le consensus. De plus, le contre-argument de l’existence de théories contradictoires ayant la même base empirique peut être contré en invoquant l’imprécision des lois : puisque les instruments de mesure sont d’une précision limitée, les énoncés théoriques qu’on en tire souffrent de cette imprécision, et c’est elle qui permettrait cette coexistence, en générant une marge floue sur l’exactitude des prédictions. La vraie théorie-reflet, elle, serait exacte et unique.

Le débat reste ouvert, chacun étant libre de se forger ses propres convictions.

7.2 Le phénoménisme

La science peut-elle aller au-delà des faits qu’elle décrit ? Non, répondent les partisans du phénoménisme, pour qui

la science doit se limiter à représenter les phénomènes sans aller au-delà de l’expérience.

La première (et lourde) conséquence du phénoménisme est que l’explication n’est pas du ressort de la science. Celle-ci doit se restreindre à la description des faits. Cette position a par exemple été défendue par le mécanicien et épistémologue Ernst Mach (1838-1916), qui soutenait une version dite sensualiste du phénoménisme. Dans cette

Figure 59: A. Einstein

variante rigoureuse, la science doit se borner à ne considérer que les faits sensibles, les lois n’étant que des résumés commodes pour rendre compte d’un grand nombre d’expériences (La mécanique, exposé historique et critique de son développement, 1883):

« Les notions abstraites qui constituent l’outillage de la physique, les concepts de masse, force, atome, qui n’ont pas d’autre rôle que de rappeler les expériences systématisées dans un but d’économie, sont dotées par la plupart des investigateurs de la nature d’une existence réelle, en dehors de la pensée. Bien plus, on en arrive à croire que ces masses et ces forces sont les choses essentielles à rechercher […] L’homme qui ne connaîtrait l’univers que par le théâtre, et qui viendrait à découvrir les trucs et les machinations de la scène, pourrait penser que l’univers réel a aussi des ficelles et qu’il suffirait de les tirer pour acquérir la connaissance ultime de toutes choses. Nous ne devons pas considérer comme bases de l’univers réel des moyens intellectuels auxiliaires dont nous nous servons pour la représentation du monde sur la scène de la pensée. » Ainsi « il n’existe pas de loi de la réfraction, mais rien que de multiples cas de ce phénomène. » Pour Mach, seules les perceptions directes ont une existence : « ce ne sont pas les lesquels le physicien allemand Ludwig Boltzmann (1844-1906), qui remarque que les équations utilisées par la physique font appel à des cas simplifiés, idéalisés, et qu’elles ne permettent pas de décrire les phénomènes réels dans toute leur complexité. Cette phase d’idéalisation dépassant la simple perception, le phénoménisme intégral n’est pas tenable.

La science peut-elle décrire le monde réel, conçu comme autonome et extérieur à l’observateur, selon les phénoménistes ? Oui et non. Non, en ce sens que le phénoménisme est incompatible avec le réalisme essentialiste : puisque le physicien doit se restreindre à décrire les phénomènes, l’idée d’une théorie qui reflète parfaitement le monde réel et ses mécanismes n’a pas de sens. Oui, en ce sens que les perceptions, elles, peuvent se rapporter à la réalité extra-linguistique. Il s’agirait alors d’un réalisme à propos des perceptions et non de théories. Et, bien sûr, le phénoménisme est parfaitement compatible

Figure 60: E. Mach

Figure 61: L. Boltzmann

avec l’antiréalisme.

7.3 Le conventionnalisme

Le conventionnalisme, dont on attribue la fondation à Henri Poincaré (1844-1912), est la thèse qui soutient que

les théories, les énoncés scientifiques sont des conventions passées entre les scientifiques par raison de commodité ou d’efficacité, et elles résultent de décisions arbitraires. Les lois, les théories ne sont pas obligatoires, et elles auraient pu être autres.

Pour le conventionnalisme radical (illustré par exemple par Pierre Duhem), les observations ne contraignent en rien le scientifique, et les théories sont purement arbitraires, ce qui le rend incompatible avec le réalisme scientifique. Pour le conventionnalisme modéré, défendu par Poincaré, si l’expérience n’impose rien, elle guide en revanche le scientifique. Une théorie n’est donc pas complètement arbitraire, elle ne peut pas dire n’importe quoi, car les énoncés d’observation permettent d’exclure les théories aberrantes.

L’argument de Poincaré pour défendre le conventionnalisme dans les sciences empiriques repose sur le fait qu’il est impossible de vérifier au sens strict les énoncés d’observation. Comme on l’a

déjà vu, ceux-ci ne peuvent que guider le scientifique dans ses choix. Cette forme de conventionnalisme modéré est compatible avec le réalisme scientifique : une théorie, même partiellement subjective, peut retenir quelque chose du monde autonome extérieur.

7.4 Le réductionnisme