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Contraintes sur l’acceptation des théories

9 La question du progrès scientifique

9.1 Contraintes sur l’acceptation des théories

9.1.1 Les types de contrainte

Puisque l’activité scientifique est une activité publique et humaine, elle s’effectue dans un contexte qui exerce des contraintes sur elle. En conséquence, il est légitime de se poser des questions sur la nature de ces contraintes et sur leur influence.

Quelles sont ces contraintes ? On peut tout d’abord remarquer qu’elles s’exercent à plusieurs niveaux : aux contraintes individuelles qui s’exercent sur un individu, s’ajoutent les contraintes collectives (qui ne jouent que pour un groupe d’individus) et les contraintes universelles, valables pour tout individu.

On peut classer les contraintes suivant plusieurs critères :

• Le type de l’origine des contraintes. On peut citer l’objet de l’étude (terme qui regroupe les données sensibles, les méthodes, le monde extérieur, …), la personnalité de l’individu, la structuration et le fonctionnement d’une communauté scientifique (organisation en laboratoires, en équipes, modes de dissémination du savoir – articles, livres, colloques, congrès -, recrutement et promotion, notions et valeurs dominantes imposées : vérité, efficacité, …)

• Le type de déterminisme associé aux contraintes. On distingue tout d’abord ici les contraintes contingentes et les contraintes nécessaires. La contrainte est nécessaire si elle est nécessairement imposée par la source. Si au contraire l’existence de la source n’implique pas obligatoirement celle de la contrainte, cette dernière est dite contingente. Dans un second temps, on distingue les contraintes conditionnantes et les contraintes absolument déterminantes.

Les contraintes conditionnantes sont celles qui ne font que participer au résultat, sans l’imposer complètement : d’autres effets auraient pu être observés. A l’inverse, les contraintes absolument déterminantes imposent de manière stricte le résultat, qui n’aurait pas pu être différent.

• La valeur conférée aux contraintes. On classe ici les contraintes suivant un jugement sur leur valeur : la contrainte est-elle bonne ou mauvaise ? Légitime ou illégitime ? Cette appréciation subjective dépend bien entendu des croyances de celui qui l’émet. Toutefois, les communautés scientifiques actuelles tendent à s’accorder autour des jugements suivants :

o Sont valorisées : les contraintes universelles, les contraintes nécessaires

o Sont dévalorisées : les contraintes contingentes, les contraintes psychologiques et sociales.

On le voit, le concept de science retenu aujourd’hui valorise fortement la référence à un monde extérieur autonome (réalisme), qui est perçu comme une garantie d’objectivité, ou au moins comme un moyen de se prévenir contre le développement de théories qui ne soient que de pures fictions. Tout ce qui provient du caractère humain de l’activité scientifique ou encore des aléas historiques est jugé négativement, car généralement considéré comme subjectif et contingent.

9.1.2 Une évolution strictement objective ? L’épistémologie naïve

L’évolution des sciences ne se ferait-elle que sous la pression de contraintes objectives, c’est-à-dire nécessaires et universelles ? C’est la thèse connue sous le nom d’épistémologie naïve. Il s’agit là d’un cas d’école, d’une position extrême qui aujourd’hui n’a plus de défenseur. Il est toutefois intéressant, car il correspond à une certaine vision de la science assez répandue dans le grand public.

Le postulat de base de l’épistémologie naïve est que la science, grâce aux méthodes qui sont les siennes, possède un moyen infaillible de retenir les meilleures théories.

Notons ici que l’adjectif meilleur renvoie à des critères différents suivant les épistémologues : à la vérité-correspondance pour un réaliste, à l’efficacité pour un antiréaliste. Pour l’épistémologie naïve, ne sont donc légitimes que les contraintes nécessaires et universelles. Les contraintes objectives entrent dans ces catégories, mais on peut aussi y ranger les contraintes subjectives universelles (celles qui sont liées à l’individu en tant qu’humain : limites physiologiques, ...)

Cette thèse est bien évidemment en contradiction avec les enseignements de l’histoire et de la sociologie des sciences, qui démontrent que de nombreuses autres contraintes ont agi et agissent encore sur le développement des disciplines scientifiques. En effet, pour l’épistémologie naïve, puisque seules les contraintes nécessaires et universelles influent sur les sciences, les contraintes sociales ne jouent pas et la sociologie des sciences ne peut que décrire le contexte au sein duquel se développe une discipline, sans permettre d’établir un lien entre les contraintes sociales et le contenu des énoncés scientifiques. Donc, pour l’épistémologie naïve, le contexte social est neutre.

9.1.3 Une évolution partiellement subjective ? Internalisme et externalisme

Venons en maintenant aux épistémologies qui considèrent que l’évolution des disciplines scientifiques n’est pas purement objective. L’internalisme et l’externalisme sont d’abord des méthodes de description appartenant à l’histoire des sciences : l’internalisme vise à décrire l’évolution des sciences en mettant l’accent sur les facteurs internes au champ scientifique, alors que l’externalisme consiste à faire porter l’analyse sur les facteurs externes au champ scientifique. Cette dichotomie est à rapprocher de celle déjà rencontrée au chapitre 1 lors de la discussion sur la théorie de la connaissance.

Mais, décrire l’évolution d’une discipline en choisissant de mettre en lumière les facteurs internes et les facteurs externes, c’est implicitement accorder plus d’importance à l’un ou l’autre type de contraintes. C’est donc également faire des hypothèses sur les contraintes les plus importantes qui influent sur l’évolution des sciences.

Pour les défenseurs de l’internalisme, ce sont les facteurs internes qui guident l’évolution des sciences. Les facteurs extra scientifiques (économiques, sociologiques, religieux, …) n’ont alors pas d’importance ou n’ont qu’un rôle très mineur. Dans sa version la plus extrémiste, l’internalisme est donc très proche de l’épistémologie naïve. Les partisans de l’externalisme, quant à eux, donnent une importance réelle

aux facteurs externes. Dans sa version la plus extrême, l’externalisme fait de la science le simple produit des contraintes économiques, sociales, religieuses et politiques.

Entre les deux extrêmes que constituent l’internalisme pur et l’externalisme radical se situe la thèse aujourd’hui la plus répandue, dite thèse faible, selon laquelle c’est la somme des contraintes externes et internes qui fait avancer les sciences. Elle est dite faible, car elle soutient que les facteurs externes ne sont que des contraintes conditionnantes, et donc que le contenu des théories scientifiques n’est pas réductible aux facteurs sociaux. Cette thèse faible a été défendue, entre autres, par Alexandre Koyré, Thomas Kuhn et Gaston Bachelard.

9.1.4 La notion d’obstacle épistémologique selon Bachelard Gaston Bachelard a beaucoup travaillé sur le problème du

progrès de la connaissance.

Il a développé une philosophie originale, communément appelée « la philosophie du non ». Cette appellation fait référence à l’idée de Bachelard selon laquelle « Deux hommes, s’ils veulent s’entendre vraiment, ont dû d’abord se contredire. La vérité est fille de la discussion, non pas fille de la sympathie. » L’évolution scientifique se fait donc par rupture avec les théories admises antérieurement : « On connaît contre une connaissance antérieure. » Il rejoint ici le philosophe français Alain (de son vrai nom Emile Chartier, 1868-1951) qui écrit : « Penser, c’est dire non. » Partant de ce principe, Bachelard identifie les facteurs qui vont à l’encontre de l’évolution scientifique, c’est-à-dire ceux qui retardent ou bloquent le développement de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine.

Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » , mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser. La pensée empirique est claire après coup, quand l’appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même fait obstacle à la spiritualisation.

Figure 69: G. Bachelard

L’idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse.

Mais devant le mystère du réel, l’âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d’un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu’on croit savoir offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas ; elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier en des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes.

C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique.

Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit.

Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner. La question abstraite et franche s’use : la réponse concrète reste. Dès lors, l’activité spirituelle s’invertit et se bloque. Un obstacle épistémologique s’incruste sur la connaissance non questionnée. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à la longue, entraver la recherche. « Notre esprit, dit justement M. Bergson, a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l’idée qui lui sert le plus souvent ». L’idée gagne ainsi une clarté intrinsèque abusive. A l’usage, les idées se valorisent indûment. Une valeur en soi s’oppose à la circulation des valeurs. C’est un facteur d’inertie pour l’esprit. Parfois une idée dominante polarise un esprit dans sa totalité. Un épistémologue irrévérencieux disait, il y a quelques vingt ans, que les grands hommes sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la seconde moitié. L’instinct formatif est si persistant chez certains hommes de pensée qu’on ne doit pas s’alarmer de cette boutade. Mais enfin l’instinct formatif finit par céder devant l’instinct conservatif. Il vient un temps où l’esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit, où il aime mieux les réponses que les questions. Alors l’instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s’arrête. »

Pour Bachelard, la notion d’obstacle épistémologique recouvrent les contraintes non-techniques, c’est-à-dire les contraintes psychologiques et culturelles.

Plus particulièrement, il identifie :

L’expérience immédiate, c’est-à-dire l’expérience menée sans cadre théorique digne de ce nom pour l’interpréter. Il fait référence ici aux

expériences purement ludiques réalisées pour le grand public ou les élèves, qui donne toute la place au spectaculaire sans donner d’information sur les éléments d’interprétation scientifique. Bachelard cite l’exemple suivant : « En 1748, Franklin et ses amis tuèrent un dindon par la commotion électrique, le firent rôtir avec un tournebroche électrique, devant un feu allumé par la bouteille électrique88 : ensuite ils burent à la santé de tous les électriciens célèbres d’Angleterre, de Hollande, de France et d’Allemagne, dans des verres électrisés, et au bruit d’une décharge d’une batterie électrique. »

La connaissance générale, qui consiste à généraliser de manière inadéquate un concept, menant à un usage inapproprié et au masquage des vrais éléments d’interprétation. Bachelard illustre cela en parlant de la manière dont la théorie des corps flottants est enseignée : « L’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreurs. D’une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l’on essaie avec la main d’enfoncer un morceau de bois dans l’eau, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à l’eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d’Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l’on a pas d’abord critiqué et désorganisé le complexe des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps complètement immergé obéissent à la même loi. »

La connaissance pragmatique, qui consiste à vouloir expliquer les phénomènes par leur utilité au sein d’un monde gouverné par un principe supérieur. Bachelard cite ici Voltaire, lorsqu’il raille Newton : « Loin que les comètes soient dangereuses … elles sont, selon (Newton), de nouveaux bienfaits du Créateur… (Newton) soupçonne que les vapeurs qui sortent d’elles sont attirées dans les orbites des planètes, et servent à renouveler l’humidité de ces globes terrestres qui diminue toujours. Il pense encore que la partie la plus élastique et la plus subtile de l’air que nous respirons nous vient des comètes… Il me semble que c’est deviner en sage, et que si c’est se tromper, c’est se tromper en grand homme. »

L’obstacle substantialiste, qui consiste à chercher une substance comme support de tout phénomène. Par exemple, au XVIIIe siècle, on a tenté d’expliquer les propriétés du fer aimanté par l’existence d’une sorte de colle, le « flegme », qu’il contiendrait. Et on a cru voir ce flegme lorsque le fer incandescent est trempé dans l’eau.

L’obstacle animiste, qui consiste à attribuer aux objets inanimés des propriétés des êtres vivants : maladie, vieillesse, mort ou encore des intentions ou des sentiments. Ainsi, au XVIIIe siècle, la rouille était considérée comme une maladie du fer, qui pouvait être guérie ! Autre exemple : à cette époque, lorsqu’on fermait une mine, on y semait de la limaille de fer, pour féconder la terre et faire germer de nouveaux minerais !

L’obstacle psychanalytique. Selon Bachelard, l’inconscient a une influence sur la réflexion, et suggère des métaphores, notamment à connotation sexuelle.

• Enfin, on peut citer l’obstacle de l’autorité : la soumission aux idées reçues pour la seule raison qu’elles sont enseignées ou défendues pas des scientifiques connus est dangereuse. Ce que traduit Bachelard par : « les

88 Il s’agit de la bouteille de Leyde, qui est l’ancêtre de la pile électrique.

grands hommes sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la seconde moitié. » Il rejoint en cela Cicéron, qui écrivait : « A ceux qui veulent apprendre, c’est souvent une gêne que l’autorité de ceux qui leur donnent leur enseignement. »

9.1.5 Un cas d’école : l’affaire Lyssenko

Un exemple célèbre d’influence externe sur l’évolution scientifique est fourni par

« l’affaire Lyssenko », qui se déroula en Union soviétique. C’est le cas le plus spectaculaire de mystification politique qui ait affecté la communauté scientifique au XXe siècle. Trofim Lyssenko commença sa carrière de biologiste en 1926 en Ukraine, où il travaillait sur la vernalisation du blé pour accroître les récoltes. Après avoir obtenu un soutien fort du pouvoir politique (Staline le soutient publiquement), il voit ses théories sur la culture du blé appliquées à grande échelle en 1935. Dès 1936, il attaque les théories « bourgeoises » et remet en cause le rôle des chromosomes et des gènes dans l’hérédité, et esquisse une nouvelle théorie qu’il juge plus conforme au matérialisme dialectique et au marxisme. L’intérêt du pouvoir politique est double : en soutenant Lyssenko, il tente de briser la résistance des paysans au collectivisme forcé et celle des intellectuels qui refusaient l’embrigadement idéologique. En 1937, la plupart des adversaires de Lyssenko sont arrêtés et fusillés. En 1938, le congrès mondial de génétique prévu à Moscou est annulé. Lyssenko reprend l’offensive dès la fin de la seconde guerre mondiale. La génétique est officiellement bannie d’Union soviétique en 1948 au profit d’une « science prolétarienne de l’hérédité », qui nie la réalité du gène et du chromosome. La génétique est présentée comme une science

« bourgeoise » fondée par « le moine autrichien Gregor Mendel ». Puisque les nazis avaient exploité la théorie de l’hérédité, et que celle-ci avait également permis au biologiste américain Thomas Morgan d’introduire la notion de mutation en 1910, la génétique est présentée comme une pensée « cléricale, nazie-mystique et américaine ». La théorie de Lyssenko est fondée sur l’idée « la concurrence n’a lieu qu’entre espèces : le loup mange le lièvre, les lièvres ne se mangent pas entre eux : le lièvre broute l’herbe. Le froment n’étouffe pas le froment ». Il faut donc planter les cultures « par nids » et attendre que les pousses les moins fortes se sacrifient pour le bien de l’espèce. Ceci conduira à un désastre agricole à partir de 1949-1950. Mais la carrière de Lyssenko ne s’arrêtera pas là : après celui de Staline, il recevra le soutien de Khroutchev et le lyssenkisme restera la doctrine officielle en Union soviétique jusqu’en … 1965 !