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Le schéma triglossique

Chapitre II La situation linguistique au Panjab

2.2 La situation linguistique au Panjab après 1947

2.2.2 Le panjabi et son statut

2.2.2.2 Le schéma triglossique

Un schema triglossique s’était mis en place au Panjab après l’arrivée des anglais, schéma que l’indépendance du Pakistan et la promotion de l’ourdou avait peu affecté (et qui continue à l’heure actuelle) :

L’anglais est la langue ‘haute’, celle qui donne accès aux hautes études, à la haute fonction publique, à la magistrature, aux écoles d’officiers. Il continue à être enseigné dans des écoles prestigieuses issues du modèle anglais.

L’ourdou reste la langue de l’instruction primaire et secondaire, de la basse administration et des bas tribunaux. Son prestige, dû à son introduction à l’université et son utilisation au parlement, a quelque peu augmenté mais cette langue n’est pas l’outil d’une ascension sociale très élevée.

Le panjabi est la langue basse. Il n’est utilisé ni à l’école ni dans l’administration, n’est doté d’aucun capital symbolique ou matériel et reste relégué au bas de la pyramide. Néanmoins, pendant les années qui suivent la partition le panjabi se maintient comme la langue de communication orale des panjabis de tous milieux ; elle leur vient si spontanément qu’ils l'introduisent involontairement dans des contextes formels, dans lesquels le schéma triglossique recommanderait l’utilisation de l’anglais ou de l’ourdou :

Maiṃ schoolāṃ collegeāṃ vic vekhdā sāṃ ki master te professor paṛhānde te angrezī fārsī te urdu ne par ṯālib-e ‘ilmāṃ nūṃ samjhāṇde panjābī vic ne. Magistrate te vakīl ‘adālatāṃ vic angrezī bolde bolde panjābī bolaṇ lag painde ne. Collegeāṃ te universityāṃ de munḍe

306Gazdar 1997 : 6-10.

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kuṛyāṃ classāṃ toṃ nikalke urdu likhde paṛhde te bolde axīr panjābī nāl ī zubānāṃ dī ulī lāhnde ne jiṛī onāṃ nūṃ dūjyāṃ zubānāṃ dī gill nāl lag jāndī ai.

« Je voyais dans les écoles et colleges les maîtres et professeurs enseigner l’anglais, le persan et l’ourdou, mais pourtant fournir des explications aux étudiants en panjabi. Dans les tribunaux, les magistrats et avocats commençaient leurs plaidoyers en anglais et passaient au panjabi. Les garçons et les filles qui sortaient des college et universités savaient lire, écrire et parler l’ourdou mais utilisaient le panjabi pour nettoyer la moisissure que l’humidité des autres langues avaient communiqué à la leur »308.

Le panjabi est utilisé à l’oral par tout le monde, les plus pauvres comme les plus riches et les plus cultivés, à chaque rang de l’échelle sociale. Il s’agrémente d’anglais et d’ourdou lorsqu’il est parlé par l’élite. Mais le schéma triglossique dominant crée des situations paradoxales relevées par K.K. Azeez: Les intellectuels qui fréquentent le coffee house de Lahore parlent un panjabi anglicisé (nommé Punjlish par K.K. Azeez), mais dans certains contextes ils doivent parler ourdou devant le même auditoire que celui avec lequel ils conversent habituellement en panjabi au coffee house. Bien que leur communication orale s’effectue la plupart du temps en panjabi ils consacrent tous leurs efforts littéraires à l’ourdou :

The coffee house talked for 14 hours a day, in what we may call Punjlish, a unique mixture of two tongues which gave everyone the ability to express his toughts and feelings with enviable precision. Beyond that there were exasperating contradictions and fallacies. The Punjabi spoke punjlish with his family and friends and teachers. But the arrival or presence of a single Urda made him and his circle switch immediately to Urdu. He also wrote his literature in Urdu, and discussed its finer points also in Urdu, but only in the halqa309 or other formal causeries. The post-halqa meetings in the Coffee house and Tea House were conducted in punjlish310.

Néanmoins, on peut noter une tendance grandissante à parler aux enfants en ourdou dans les milieux éduqués, comme en témoigne Raja Risalu en 1957 :

Cange bhale gharāṃ vic vekhaṇ vic āyā ai ki jadoṃ myāṃ bivī gall karaṇ te panjābī bolaṇ te buḍḍhā pyo te javān putr gall karaṇ te panjābī vic bāhar sajnāṃ belyāṃ nāl gall karaṇ te panjābī vic par jadoṃ ghar vic nikke nikke bālāṃ nāl gall karaṇ te urdu vic !’.

« Nous avons remarqué que dans les familles « bien comme il faut » lorsque le père et la mère conversent ensemble ils utilisent le panjabi, lorsque un vieux père parle à son fils il parle panjabi, ils parlent panjabi avec leurs amis en dehors de la maison, mais lorsqu’ils s'adressent, à la maison, à de jeunes enfants, ils emploient l’ourdou »311.

Cette pratique est liée à une perception négative de la langue panjabie : on la parle avec les personnes de sa génération (ou plus âgées), par habitude, mais elle n’est pas digne d’être transmise aux enfants.

La nouvelle du caricaturiste Anvar Ali parue dans Imroz le 10 juillet 1955 Vāriṡ Šāh dī zubān kauṇ samjhe ? « Qui pourrait bien comprendre la langue de Varis Shah ? » dresse un portrait satirique de la situation triglossique que nous avons tenté de décrire. Cette nouvelle se présente comme le monologue d’un fonctionnaire panjabi anglophone dans lequel celui-ci décrit ses habitus linguistiques et le champ linguistique dans lequel ils se sont développés. Nous présentons ici quelques paragraphes de ce précieux témoignage

308 Faqir 2000b : 39.

309 Ḥalqa-e arbāb-e żauq 310Azeez, K.K. 2007 : 266-267.

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(nous avons conservé dans notre traduction les mots anglais utilisés dans le panjabi du texte pour faire sentir leur fréquence) :

‘Ai matter aiṇṇā complicate ho gayā ai pa’ī maiṃ koī way out hī na’īṃ find kar sakṇā’. Ai kehke bābū tuhāḍḍe muṃh vall takdā ai. Baṛe ghamanḍ nāl. Jai tusīṃ odī vaḍhyā’ī te paṛhā’ī na maṇo te o kehndā ai : ‘I told him so’ (…) Odī merī barādārī sāṃjhī. Maiṃ āpoṃ jadoṃ ṭelefon cukdā āṃ te pehlī gall ai ākhdā āṃ : ‘So and so speaking’. Bhāveṃ dūje pāse koī becāra anpaṛh caprāsī hī gall kardā hove. Aide vic sāḍḍā dohāṃ dā koī quṣūr na’īṃ. O becāra anpaṛh kī kare ? Te maiṃ paṛhyā likhyā angrezī na bolāṃ te lokāṃ te r‘ob kiveṃ pove ? Ai hor gall ai pa’ī baṛe baṛe velyāṃ ais firangī dī zubān ne maiṃnūṃ dhokhā dittā ai (…)

Āxir maiṃ bhī lokāṃ te r‘ob pāṇā hoyā nān ? Phīr ai bhī gall ai pa’ī bohutī vārī r‘ob pai bhī jāndā ai. Ḍāk-xāne dī tākī te jadoṃ maiṃ bābū nūṃ akhdā āṃ ‘Two mini order forms, six acknowledgement letters’ te bābū sab nūṃ chaḍke merā kamm pehle kardā. Maiṃnūṃ b‘ad bārī odī āndī ai jine kahyā sī ‘Do lifāfe aur ek javābī karḍ dijiye’. Sāryāṃ toṃ b‘ad bābū os tehmad vāle nūṃ puchdā ai ‘Hāṃ oe tūṃ kī kahiyā sī ?’. Tehmad vālā phir akhdā ‘Bābū jī maiṃnūṃ tin panj panj rūpe vāle ṭikeṭ te ikk havā’ī jahāz vālā lifāfā cāhīdā’ te bābū javāb dendā ai : ‘Oe tainūṃ dikhdā na’īṃ ? Maiṃ ḥisāb kitāb kardā piyā. Żara tākī toṃ pare hoke khaṛā ho lo !’. Vāre nyāre jā’ie firangī dī zubān toṃ kiḍḍe kamm dī cīz ai ! (…)

Phīr maiṃnūṃ kadī kadī o vaqt bhī yād ā jāndā ai jadoṃ muṃh anhere merī ākh khul jāndī sī. Te merā bāp harmonium te gā rihā hondā sī ‘Uṭh jāg Farīdā ciryāṃ boldyāṃ !’ Os vele maiṃnūṃ rabb yād ā jāndā sī. Saccī gall ai maiṃ apṇe kiṇṇe gavānḍhyāṃ nūṃ aisī āvāz te kalme paṛhdyāṃ suṇyā. Pata na’īṃ kī jādū sī Farīd dī gall de vic. Te maiṃ Allah Baxše apṇe dāde nūṃ vekhyā ai. Tī cālī bande āle duwāle te adh vicāle baiṭhā Bulle Šāh dyāṃ kāfyāṃ sunā rihā hondā sī. Sāre lokī adab de nāl baiṭhe kann lā’ī sunde honde san. Sārā moḥalla ‘izzat kardā sī mere dāde dī.(….)

Mere palle na Bulle Šāh te na maiṃ paṛhyā Farīd nāṃ hī Vāriṡ Šāh dī bolī kadī merī samajh āī. Huṇ maiṃ ‘izzat karāvāṃ te kis galloṃ ? Dūje ‘izzat karaṇ vāle bhī uṭh ga’e. Rabb bhalā kare thoṛī bohutī angrezī paṛhā gayā ai. Jadoṃ tā’ī sāh āndā ai lokāṃ te r‘ob pāndā rahwāṃgā. koī jhalle koī na jhalle. ‘You may swallow it you may not’.

« Cette matter est si complicated que je ne peux pas find de way out. Une fois que tu as dit ça, ton interlocuteur te regarde fixement. Avec une certaine arrogance. Si tu ne sembles pas reconnaître sa supériorité et son éducation il te dit : I told him so (…) Nous appartenons à la même confrérie. Lorsque je réponds au téléphone je me présente toujours ainsi : So and so speaking. Même si la personne au bout du fil est un simple employé illettré. Ce n’est ni sa faute ni la mienne. S’il est illettré que puis je y faire ? Et si moi, personne éduquée, je ne parle pas anglais alors comment vais-je inspirer du respect ? C’est néanmoins un fait que cette langue de blancs m’a trompé à maintes reprises (…)

Car je dois impressionner mes interlocuteurs, n’est ce pas ? Et souvent ça marche. Lorsque, au guichet de la poste je dis : Two mini order forms six acknowledgement letters l’employé délaisse tout le monde et me sert en premier. Après vient le tour de celui qui dit (en ourdou) : ‘Donnez moi s’il vous plaît deux enveloppes et une carte’. Et une fois qu’il nous a servis l’employé demande à un homme en dhotī : ‘Oui, qu’est ce que tu m’disais là ?’. L’homme en dhotī répond (en panjabi) : ‘Monsieur, j’ai besoin de trois timbres de cinq roupies et d’une enveloppe pour envoyer le courrier par avion’. Et l’employé lui répond : ‘Tu n’vois donc pas qu’je suis en train d’faire les comptes. Pousse-toi du guichet et attend’. C’est un vrai miracle. La langue des blancs est vraiment une chose utile ! (…)

Je me souviens parfois du temps où je me réveillais tôt le matin au son de la voix de mon père, qui me chantait ‘Lève toi Farid, les oiseaux ont commencé à chanter ’en s'accompagnant à l'harmonium. A ce moment là je pensais à Dieu. Et en fait je n’étais pas le seul : J’ai entendu beaucoup de voisins faire leur prière lorsqu’ils entendaient mon père chanter ces vers. Je ne sais pas quelle magie contenaient les mots de Baba Farid. Et j’ai aussi vu mon regretté grand père. Trente ou quarante personnes étaient assises autour de lui et lui , au milieu récitait les poèmes de Baba Bullhe Shah. Toutes les personnes étaient

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respectueusement assises et écoutaient avec grande attention. Tout le quartier respectait mon grand père. (…)

Je n’ai jamais rien compris à Bulleh Shah ni lu Baba Farid, et je n’ai jamais compris la langue de Varis Shah. Alors comment inspirerai-je du respect autour de moi ? De toute façon ceux qui inspiraient du respect ne sont plus de ce monde. Grâce à Dieu j’ai appris un peu d’anglais. Alors tant que je respirerai j’inspirerai du respect. Que cela plaise ou non. You may swallow it you may not.

Quatre remarques s’imposent, à la lecture de ce texte :

1 L’utilisation du Punjlish (code switching et code mixing systématique entre le panjabi et l’anglais) entre panjabis éduqués répond aux nécessités du marché linguistique312. En truffant ses phrases de mots anglais même lorsque leur équivalent panjabi existe (code mixing) le narrateur montre son niveau social et scolaire. Son interlocuteur, pour démontrer qu’il possède un niveau similaire, a recours à une phrase anglaise toute entière (code switching). L’anglais n’est pas ici un outil de communication mais d’affirmation. 2 La scène de la poste présente de façon succincte le marché linguistique trilingue de Lahore, et la valeur accordée à chacune des trois langues qui y sont utilisées. L’anglais y a la plus grande valeur (le narrateur est servi en premier lorsqu’il s’adresse à l’employé de poste en anglais – la compétence linguistique en anglais donne du pouvoir), suivi par l’ourdou qui a une valeur inférieure, mais supérieure au panjabi. Le panjabi, quand à lui, inspire seulement du mépris. Le locuteur de panjabi est servi en dernier, et l’employé se comporte impoliment avec lui (le tutoyant et le faisant attendre).

3 Le panjabi, langue dominée et méprisée, n’est valorisée (sur un plan tout à fait symbolique) que dans les situations où elle se présente comme langue-patrimoine, véhicule de l’héritage littéraire et religieux soufi. Mais ce sont les personnes âgées, d’une génération disparue ou en voie de disparaître qui détiennent des compétences dans cette langue-patrimoine.

4 Le narrateur, qui ne peut pas tirer de bénéfice de cette langue-patrimoine car il ne la connaît pas (ou –par snobisme – refuse d'avouer qu’il la connaît), doit se plier aux lois du marché linguistique et continuer à utiliser l’anglais pour profiter d'avantages sociaux et s'élever dans l'échelle sociale.

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