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La production fictionnelle

Chapitre IV : Les activités des marxistes (1947-1959)

4.4 La production littéraire du groupe marxiste

4.4.2 La production fictionnelle

La fiction apparaît comme un genre encore hésitant chez les progressistes, qui se concentrent avant tout sur la poésie. Néanmoins quelques uns produisent en 1951-1952 des nouvelles en panjabi qui suivent le canon progressiste.

Abdul Majid Bhatti écrit en 1951 la première nouvelle progressiste en panjabi : il s’agit de Bholī « La naive »571, qui reprend un thème déjà abordé par les marxistes en poésie, celui de la condition féminine dans les campagnes. Cette nouvelle narre l’histoire d’une femme devenue veuve et convoitée par un homme puissant de son village. Le syndicaliste Qamar Yorish écrit lui aussi en 1952 une nouvelle progressiste : Āṭe dā sair « Un kilo de farine »

572. Cette nouvelle dépeint un épisode de la vie d’un ouvrier : Rahim arrive en retard à l’usine, et est réprimandé et injurié par son contremaître, mais doit accepter l’humiliation car il ne peut pas perdre son emploi. Il doit nourrir sa famille.

Une longue interruption suivra, pendant laquelle aucune nouvelle de facture progressiste ne verra le jour, et il faudra attendre que la page panjabi d’Imroz redémarre pour que des nouvelles de facture progressiste fassent à nouveau leur apparition : ce seront les nouvelles de Navaz Šeryā ve šeryā « Lion, eh lion »573 et Pinḍ dā bāo « Le monsieur du village »574. Ces deux nouvelles se placent dans la continuité de Tirinjan et de Dil daryā, car elles traitent de femmes seules en contexte rural. Šeryā ve šeryā conte l’histoire de Taji, une femme qui a été abandonnée par son mari, parti à la ville et dont elle n’a plus de nouvelles. Elle élève seule sa fille, mais les villageois tentent de la chasser du village car ils ont le sentiment qu’elle est une femme de mauvaise vie. Le chef du village prend contre toutes attentes sa défense, mais une nuit il s’introduit chez elle, et, sous l’effet de l’alcool, tente de la violer. Elle résiste, tombe à terre et meurt. Le chef s’enfuit, et donne le lendemain aux villageois l’autorisation de chasser Taji, mais lorsque ceux-ci entrent dans sa maison ils trouvent seulement son cadavre, qu’ils considèrent comme impur et qu’ils n’osent pas toucher. Le balayeur (Jamādār) du village sera chargé de traîner le cadavre de Taji au cimetière, et élèvera sa fille.

La nouvelle Pinḍ dā bāo narre l’histoire d’une orpheline qui à force de travail est devenue maîtresse d’école – phénomène rarissime dans les campagnes où cette position est généralement occupée par des hommes - mais elle est sans cesse raillée par les villageois (on la nomme Bāo « Monsieur »). Ces deux nouvelles abordent les mêmes thèmes : ceux 569Imroz, 22 mai 1955. 570Imroz, 24 juillet 1955. 571Panjābī, Septembre 1951 p.36-39. 572Panjābī, Juin 1952 p.29-30. 573Imroz, 22 juillet 1958. 574Imroz, 25 octobre 1958.

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de la vulnérabilité des femmes dans les communautés villageoises et de l’hypocrisie de ces communautés.

Conclusion:

Les circonstances dans lesquelles les marxistes ont lancé leur mouvement en faveur du panjabi n’étaient pas favorables, et les pressions et interdictions ont vite eu raison du groupe marxiste, et privé le panjabi de son soutien continu. Ce mouvement a donc été étouffé sans avoir pu donner sa pleine mesure.

La position précaire des marxistes a constitué un handicap important pour leur mouvement en faveur du panjabi, mais ils ont subi un deuxième désavantage, l’absence de position claire et unifiée chez les marxistes en ce qui concerne le panjabi. Chez les progressistes, la position de Sharif Kunjahi (présentée pendant la conférence de 1949) ne faisait pas l’unanimité, et chez les communistes la position maximaliste de Firozuddin Mansur et Sayed Sibt-e Hassan n’était pas partagée. Les marxistes ne s’accordaient donc pas sur la place à accorder au panjabi. Et pour un grand nombre d’entre eux sans doute il n’était pas question que le panjabi assume le rôle qui était dévolu à l’ourdou depuis un siècle.

Il existait néanmoins un consensus sur la nécessité de ‘développer’ le panjabi, et d’enrichir son capital littéraire. La production d’une littérature marxiste en panjabi a donc été un objectif pour le mouvement. Et ce but a été atteint : la poésie, la fiction, l’essai, ces trois genres ont été substantiellement enrichis. Un sous-champ littéraire panjabi marxiste s’est petit à petit ouvert à partir de 1949. Et de toutes les langues régionales le panjabi est sans doute celle dans laquelle les marxistes ont le plus écrit à cette époque.

Le troisième handicap a été le choix d’une stratégie discrète (stratégie qui diffère énormément des stratégies adoptées par les autres mouvements pour les langues régionales). Les marxistes n’ont tenté de mobiliser ni les masses ni les hommes politiques en faveur du panjabi. Ni réunions publiques, ni manifestations, ni pétitions , ni projets de loi proposés à l’assemblée. Mian Iftikharuddin, proche des marxistes et défenseur du panjabi, siégeait à l’assemblée du Panjab, mais il n’y a pas joué le rôle de défenseur de la langue vernaculaire que GM Sayed a exercé à l’assemblée du Sindh pendant ces années là.

Pourquoi les marxistes ont-ils choisi une stratégie si discrète ? Nous ne pouvons malheureusement qu’avoir recours à des hypothèses pour l’expliquer. Nous supposons ainsi que :

1 Le panjabi n’était pas une priorité dans l’agenda des marxistes. La majorité d'entre eux considérait même les questions de langue comme secondaires (‘des diversions’)575. 2 Comme le mouvement bengali avait été critiqué par une grande partie de la société, et que l’accusation d’être anti-ourdou (Urdu-dušmanī) pesait sur toutes les initiatives de soutien aux langues régionales, les marxistes avaient adopté une certaine prudence et limité leur mouvement à des activités éditoriales et littéraires

575Raza Kazim - membre du parti communiste pakistanais entre 1948 et 1950 - était de ceux-là, qui a déclaré dans un entretien qu’il nous a accordé à Lahore le 31 mars 2019 qu’il considérait à l’époque que les questions de langues ne devraient être étudiées qu’une fois que les conditions de vie des masses seraient améliorées et que les garanties de base d’un système démocratique seraient obtenues (droit de former un parti politique ou un syndicat), et qu’un grand nombre de marxiste de Lahore partageaient avec lui cette conviction.

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3 Le schéma diglossique avait été intégré à un tel point par les intellectuels marxistes que ceux-ci ne trouvaient pas le panjabi ‘assez développé’ pour assumer le rôle de langue administrative et de langue d’instruction. Ils considéraient donc que cette langue ne méritait pas qu’un mouvement d’ampleur lui soit consacré.

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