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Profil et objectifs de Panjābī

Chapitre V Le mouvement conservateur (1950-60)

5.2 La revue Panjābī (1951-1960)

5.2.1 Profil et objectifs de Panjābī

Le format de Panjābī était similaire à celui de la revue Panjābī darbār de Joshua Fazal Din, mais aussi à celui des revues littéraires en ourdou de l’époque (Adab-e laṯīf, Adabī dunyā, Saverā) : chaque numéro comptait 50 à 60 pages, s'ouvrait sur un éditorial et contenait un mélange d’essais, de nouvelles, de pièces de théâtre et de poèmes. Financé par de généreux donateurs, Faqir Mohammad Faqir lui-même et les abonnés, Panjābī était tiré à 1000 exemplaires et visait non seulement un lectorat de panjabis cultivés mais aussi d’ourdouphones émigrés d’Inde désireux de se familiariser avec le panjabi, comme en témoigne le glossaire ourdou-panjabi intitulé Hindūstān toṃ ā’e paroṇyāṃ dī xāṯir « A l’usage de nos invités venus d’Inde » inséré à la page 56 du numéro de novembre 1951, et censé faciliter la tâche des lecteurs non-panjabiphones.

Le premier numéro de Panjābī, s’ouvre avec cette déclaration d’intention de Faqir Mohammad Faqir :

Risāla ‘Panjābī’ kaḍhaṇ dā xiyāl bahut sāre sajṇāṃ de dilāṃ vic ikk muddat toṃ sī. o jitthe Pākistān de do ṣūbyāṃ nāloṃ apṇe ṣūbe vic ai ghāṭā meḥsūs karde san othe panjābī bolī dī ais bunyādi loṛ dā vī onāṃ nūṃ har vele xiyāl rehndā sī ki jiveṃ hove pūrī kītī jāve. Kise bolī de mohḍyāṃ te jadoṃ tīkar ‘ilm te faẓal dī cādar na hove o akkhāṃ ucāṃ karke paṛhyā vic behṇ de qābil na’īṃ hundī (…)

Ais karke maiṃ apṇe andar vāne dī ṣafā’ī te dil dī pūrī tasallī nāl ais gall dā a‘ilān kar denā cāhṇā ki ais risāle de kaḍhaṇ dā maqṣad ṣirf panjābī zubān te panjābī qaum dī taraqqī te xidmat de sivā hor kujh na’īṃ. Panjābī dā ikk adīb te šā‘ir hoṇ dī ḥaiṡyat nāl panjābī te panjābyāṃ dī xidmat dā farẓ dūjyāṃ nāloṃ mere żimme bohutā ai (…)

Panjāb de ‘ilmī ṯabqe nūṃ jiṛā Panjāb dā dimāġ ai ikk vāri fīr baṛe adab nāl maiṃ ai ‘arẓ kardā āṃ ki o ‘Panjābī’ risāle de ijrā toṃ urdu dī muxālifat dā maṯlab kadī vī na kaḍhaṇ. Ai gall onāṃ dī ‘ilmī šān toṃ ai vī durāḍī. Sagoṃ vele kuvele ‘Panjābī’ dī madad la’ī apṇī koī na koī dimāġī paidāvār ‘Panjābī’ risāle de maẓmūnāṃ nāl ralāke panjābī adab vic vāhde dā

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maujib baṇaṇ jide nāl qudratī ṯaur te onāṃ de desī te qaumī adab vic vāhdā hovegā. Jiveṃ kujh panjābī ‘ālimāṃ ais gall dā irāda kar lyā ai.

« L’idée de publier la revue Panjābī était chère à beaucoup d’amis depuis un long moment. En comparant notre situation à celle des deux autres provinces du Pakistan nous ressentions un manque, et nous sentions également que la langue panjabie avait un besoin qui devrait être satisfait à n’importe quel prix. Car tant que le châle du savoir et de la connaissance ne vient pas orner les épaules d’une langue elle n’ose pas lever les yeux et s’asseoir avec les autres (…)

Pour cette raison, je veux annoncer avec toute ma sincérité et tout mon cœur que le but de cette revue n’est autre que de promouvoir et servir la langue et le peuple panjabi. Et en tant qu’écrivain et poète du panjabi j’ai plus encore qu’un autre le devoir de les servir (…) Je veux dire encore une fois avec tout mon respect, à la classe éduquée du Panjab qui se soucie du sort de sa province qu’elle ne doit pas imaginer qu’en publiant la revue Panjābī mon but est de m’opposer à l’ourdou. De telles pensées ne font pas honneur à leur éducation et à leur rang. Je veux en revanche leur demander de venir en aide à la langue panjabie en ajoutant le produit de leurs réflexions aux essais que notre revue publiera. Ils contribueront ainsi à l’enrichissement de la littérature panjabie ; grâce à cela la littérature de leur pays et la nation s’enrichiront elles aussi. C’est le but que se sont déjà fixés quelques érudits panjabis »710.

Il s’agit donc – sans remettre en question le rôle et l’importance de l’ourdou - de développer la langue panjabie en enrichissant son corpus écrit. Cet objectif (qui est également – nous l’avons vu – un des principaux souhaits du mouvement conservateur) est atteint par la revue : entre septembre 1951 et mars 1960 145 nouvelles, 106 essais, 25 courtes pièces de théâtre (radiophoniques), 15 pièces autobiographiques (Haḍvartī), 318 poèmes, 77 ġazals, 48 chansons sont publiées dans Panjābī. Et si la poésie se taille la part du lion dans cette production (443 textes poétiques), la prose y est aussi bien représentée : 291 textes en prose (nouvelles, essais etc) sont publiés entre 1951 et 1960. La revue a donc produit un important corpus en prose.

Faqir Mohammad Faqir n’est par seulement le rédacteur en chef de facto de la revue, mais son plus grand contributeur. Entre 1951 et 1960, il y publie 49 essais, 42 éditoriaux, 92 poèmes et une nouvelle. Il devance de loin le second plus grand producteur d’essais, Abdul Majid Salik, dont 10 essais sont publiés entre 1951 et 1960, et le second plus grand producteur poétique Pir Fazal Din dont 36 ġazal et poèmes sont publiés entre 1951 et 1960.

Panjābī a ouvert un sous-champ littéraire parallèle à celui des marxistes. Ce sous-champ est à bien des égards un prolongement du sous-champ littéraire musulman-chrétien de l’avant partition (dont nous avons parlé dans notre première partie), car la revue accueille régulièrement des vétérans qui écrivaient en panjabi avant 1947 comme les poètes Firozuddin Sharf, Pir Fazal Gujrati, Syahposh, Karam Amritsari, Lal Din Qaisar, Maula Bakhsh Kushta, et le nouvelliste et romancier Joshua Fazal Din.

Mais le sous-champ ouvert par Panjābī présente une expansion de ce sous-champ initial : Panjābī publie aussi un grand nombre d’auteurs qui ont commencé à écrire en panjabi après la partition, ainsi les poètes Bashir Manzar, Ghulam Yaqub Anvar et Ghulam Mustafa Sufi Tabassum, les nouvellistes Shafi Aqil, Qasir amritsari, Akbar Lahori, Nur Kashmiri et Vaqar Ambalvi, les auteurs dramatiques Mirza Zafar Ali, Mehfuz ul Hassan

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Shah Naqvi, Nazar Fatima, et les essayistes Taj Mohammad Khiyal, Abid Ali Abid et Nizamuddin Tavakkuli.

Faqir Mohammad Faqir fait preuve d’une grande ouverture d’esprit : il ne publie pas seulement dans Panjābī des auteurs de son groupe mais aussi des auteurs du groupe marxiste tels que Sharif Kunjahi, Ahmad Rahi, Abdul Majid Bhatti, Qatil Shifai, Shafqat Tanvir Mirza, Munnu Bhai, Salim Kashir et Qamar Yorish. Entre 1951 et 1952, 8 poèmes de Sharif Kunjahi, 7 poèmes d’Ahmad Rahi et 3 poèmes de Qatil Shifai paraissent dans Panjābī.

Néanmoins on peut aussi remarquer qu’une certaine neutralisation est à l’oeuvre. Les poèmes des marxistes publiés dans Panjābī n’appartiennent pas à leur production ‘engagée’ ou ‘à message’ (ils ne relèvent pas du poème à thèse dont nous avons parlé dans le chapitre précédent). Et si les poèmes de Kunjahi et Rahi paraissent régulièrement dans les pages de Panjābī aucun de leurs essais n’y est publié, sans doute afin d’éviter que des conceptions marxistes ne soient exprimées dans les pages de la revue. Faqir Mohammad Faqir semble vouloir garder un contrôle absolu sur la ligne idéologique de la revue et ne publie pas d’articles qui s’en écartent.

Panjābī ne néglige pas non plus les auteurs indiens : la revue publie entre 1951 et 1960 44 textes (9 essais, 6 nouvelles et 29 poèmes) d’auteurs indiens tels que Dhani Ram Chatrik, Darshan Singh Avara, Amrita Pritam, Gurcharan Singh Tej, Man Mohan Singh Divana et Hira Singh Dard. Ils ont une part limitée à la contribution totale de Panjābī, mais qui démontre qu’en dépit des différences religieuses et idéologiques les ponts n’ont pas été tout à fait coupés entre Faqir Mohammad Faqir et les écrivains indiens. Mais une neutralisation s’opère ici aussi : les productions poétiques de non-musulmans sont publiées avec régularité, mais leur contribution est à peine ou pas du tout mentionnée dans les essais consacrés à l’histoire de la littérature panjabie711, et pendant les 9 années de publication de la revue Panjābī seuls deux essais consacrés à la contribution des sikhs au panjabi paraissent712.

711L’essai Panjāb dī tārīx te adab « L’histoire et la littérature du Panjab » d’Abdul Salām Khurshid (Khurshid 1951) et l’essai de Faqir Mohammad Faqir Panjābī adab « La littérature panjabie » (Faqir 1956d) ne mentionnent pas la contribution des non-musulmans à la littérature panjabie. La description la plus ‘détaillée’ de la contribution des non-musulmans à la littérature Panjabie est due à Maula Bakhsh Kushta (Kushta 1951), et elle tient en 3 lignes :

Hindū’āṃ ne Pūraṇ Bhāgat, Rūp Basant, Gopī Cānd, Rājā Bhartrīhārī te rāje mahārājyāṃ de qiṣṣe likhe. ‘Isayāṃ ne injīl te hor apne mażhabi qiṣṣe kahānyāṃ nūṃ panjābī rang dā colā puwāyā, ikk luġat vī likhī te kujh tablīġī kavitāvāṃ likhyāṃ. Sikkhāṃ ne kujh dharmik te ṣūfyā’ī kalām racāyā.

« Les hindous ont écrit l’histoire de Puran Bhagat, de Rup Basant, de Gopi Chand, du roi Bhartrihari et des histoires de rois et de maharajas. Les chrétiens ont transcrit en panjabi la bible et certaines de leurs histoires religieuses, ils ont rédigé un dictionnaire et composé quelques poésies à des fins prédicatrices. Les sikhs ont composé quelques œuvres religieuses et spirituelles »

712. Il s’agit d’un essai de Gyani Pakistani intitulé : Vāhgā pār dī panjābī kavitā « La poésie panjabie de l’autre côté de la frontière de Wahga» paru en juin 1952 (p.17-24), et d’un bref essai de Faqir Mohammad Faqir consacré à Guru Nanak (Panjābī, aout 1957 p.30-32) et donnant quelques informations de base sur sa vie et son rôle.

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Au-delà de cet apport important sur le plan littéraire, Panjābī offre une grande contribution sur le plan de la défense de la langue et de la littérature (14 essais faisant l’apologie de la langue et littérature panjabi sont publiés entre 1951 et 1960) ainsi que sur le plan linguistique : c’est dans Panjābī que paraît une série d’essais du linguiste Sardar Khan présentant des propositions en vue d’une normativisation du panjabi pakistanais, et que Vaqar Ambalvi lance le concept de Pāk panjābī, ou version ourdouisée pakistanaise du panjabi. C’est aussi dans Panjābī qu’apparaissent les premières tentatives lexicographiques de Sardar Khan (auteur du premier dictionnaire panjabi publié au Pakistan après la partition).

Mais une comparaison avec le corpus d’essais sur la langue et littérature panjabie publiés dans Imroz nous révèle deux omissions : d’une part Panjābī ignore le folklore panjabi (En 9 ans de publication, seul un essai parait concernant les chants folkloriques713), et dédaignant la culture populaire, préfère traiter de questions linguistiques ou de la littérature classique, (entre 1951 et 1960 7 essais sont publiés sur Varis Shah et 5 sur Sultan Bahu, Maqbal Shah, Myan Mohammad Bakhsh, Hafiz Barkhurdar et Hashim Shah). Il était difficile de penser que les conservateurs allaient partager l’intérêt des marxistes pour les productions linguistiques populaires, car cet intérêt avait des racines idéologiques : les marxistes s’intéressent au folklore avant tout parce qu’il est une manifestation de la culture du peuple.

Une deuxième omission à remarquer est celle des parlers limitrophes (siraiki, pothohari), au folklore desquels Imroz consacre un nombre important d’articles. En 9 ans Panjābī ne leur consacrera que deux essais : dans le numéro de septembre-octobre 1959 sera publiée une traduction en panjabi de l’essai controversé de Sayed Ali Shāh paru dans Imroz entre Septembre et décembre 1958 sous le titre de Multānī, vādī-e Sindh kī muštarika zubān « La langue commune de la vallée de l’Indus » (que nous avons déjà mentionné dans notre chapitre précédent) ; dans le même numéro de le revue paraîtra aussi un essai de Faqir Mohammad Faqir sur les chants folkloriques pothoharis714, dans lequel Faqir Mohammad Faqir déclare que les différences entre le pothohari et le panjabi standard sont superficielles, et n’affectent pas la structure du pothohari, semblable à celle des parlers présents dans un continuum dialectal qui s’étend de Lahore à Peshawar715. Les parlers limitrophes ont sans doute été ignorés par Faqir Mohammad Faqir par souci de présenter un aspect normativisé et homogène du panjabi.

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