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La question de l’alphabet

Chapitre V Le mouvement conservateur (1950-60)

5.2 La revue Panjābī (1951-1960)

5.2.5 Naissance d’un normativisme : La contribution de Sardar Khan

5.2.5.1 La question de l’alphabet

Au début du processus de normativisation du panjabi pakistanais Sardar Khan doit d’abord résoudre la question de l’alphabet dans lequel cette langue devrait être écrite. Il y avait encore au Pakistan après la partition des auteurs qui pensaient que l’alphabet gurumukhi était le mieux adapté au panjabi, ainsi P.D. Rafael, dans son essai Panjābī ‘ilm « La science panjabie » 789 donne deux raisons à l’adoption de l’alphabet gurumukhi : il est plus phonétique que l’alphabet arabo-persan et son utilisation permettra de maintenir un échange avec les panjabiphones de l’autre côté de la frontière :

Panjābī la’ī kyoṃ gūrmukhī na vartī jā’e ? Panjābī likhaṇ paṛhaṇ vic gūrmukhī ḥarf kise nūṃ socaṇ dā samāṃ na’īṃ dende, jide toṃ lagdā ai pa’ī kise panjābī ‘ālim ne panjābī bolī la’ī hī ai ‘ilm kaḍhyā sī. Nāle asīṃ sokhī ṯarāṃ nāl apṇe panjābī bhrāvāṃ nāl jiṛe sarḥadoṃ pārle pāse vasde ne apṇā ‘ilmī mel milāp qā’im rakh sakde āṃ.

« Pourquoi ne pas utiliser l’alphabet gurumukhi pour écrire le panjabi ? En matière de lecture et d’écriture les lettres de l’alphabet gurumukhi ne nous font pas hésiter une seconde. Ce qui nous laisserait croire qu’un savant panjabi a inventé cette science. Et si nous adoptons le gurumukhi nous pourrons continuer des échanges intellectuels avec nos frères qui vivent de l’autre côté de la frontière. »790

Sardar Khan répond à cet essai dans son essai Panjābī luġat « Le dictionnaire panjabi »791

– son premier article paru dans Panjābī. Sardar Khan y énumère les faiblesses de

787 Khan, Sardar : 1953, 1955, 1956a, 1956b, 1956c, 1956d, 1957a.

788 Khan, Sardar : 1956e, 1957b.

789 Rafael 1952.

790 Rafael 1952 : 75.

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l’alphabet gurumukhi : il est phonétique, mais ce phonétisme est une entrave à la fixation d’une norme orthographique unifiée (chacun écrit comme il prononce), et en fin de compte, ce sera la prononciation du plus grand nombre (soit des ‘illettrés’) qui sera adoptée. D’autre part Sardar Khan voit en gurumukhi l’absence de lettres spécifiques pour transcrire les sons de l’arabe et du persan comme une faiblesse792 :

Gūrmukhī xaṯ nūṃ panjābī vāsṯe kaḍhyā gayā, par aidī sārī likhā’ī aisī ai ki jiḍḍāṃ tusīṃ urdu nūṃ roman angrezī xaṯ vic likh deo (…) Jis ṯarāṃ suṇyā ose ī ṯarāṃ likh dittā (…) Gūrmukhī likhā’ī dī ai ḥālat hoṇ dī vaja nāl panjābī dā koī vī lafẕ jiṛā thoṛe thoṛe āvāz de her pher nāl apṇe apṇe ‘ilāqe vic bolyā jāndā ai os ikk lafẕ de vī kaī kaī hijje baṇ ga’e (…) Kisī zubān de akharāṃ nūṃ ais ṯarāṃ ṣautī rang vic likhke hameša anpaṛhyāṃ de kirdārāṃ nūṃ ẕāhir kītā jāndā ai, jide m‘anī ai hove kī āsāṃ gūrmukhī likhā’ī vic pehle ī apṇī panjābī nūṃ anpaṛhyāṃ dī bolī farẓ kar lende āṃ.

Har ikk zubān vic jadoṃ kise bāharlī zubān dā akhar apnāyā jāndā ai tāṃ os bāharlī zubān de hijje dā kuch na kuch aṡar rehndā ai. Par gūrmukhī vic te ط, ع te غ vaġaira dī binā ī miṭ jāndī ai. Kyoṃjai gūrmukhī vic aināṃ ḥarfāṃ vāsṯe koī ḥarf ī na’īṃ ai.

« L’alphabet gurumukhi a été inventé pour écrire le panjabi, mais utiliser cette écriture donne la sensation d’écrire l’ourdou en caractères latins (…) On écrit exactement ce qu’on entend (…) Et si l’on utilise l’alphabet gurumukhi n’importe quel mot, s' il est prononcé de façon légèrement différente dans une région, sera écrit de façon différente (…) Lorsqu’on écrit ainsi une langue dans un alphabet phonétique on privilégie les illettrés, ce qui signifie que si l’on adopte le gurumukhi on définit d’abord le panjabi comme la langue des illettrés. Lorsqu’on introduit dans une langue des mots d’une langue étrangère ils affectent votre système de notation. Mais les sons représentés en ourdou par les lettres ط, ع et غ 793

disparaissent purement et simplement en gurumukhi. Car le gurumukhi n’a pas de lettre spécifique pour ces sons. »794

Puis Sardar Khan défend l’alphabet ourdou, invoquant son antériorité, et l'idée que son adoption facilitera l’intégration nationale :

Jai urdu dā aṣlī ghar Panjāb yā Sindh samjhyā jāve tāṃ jis ṯaraḥ sindhī nūṃ ‘arabī xaṯ vic likhde ne aise ī ṯarāṃ panjābī nūṃ vī urdu xaṯ vic likhnā cāhidā tāṃjai panjābī nūṃ sāḍḍī qaumī zubān urdu de neṛe lāke rakh dittā jāve.

« S'il est vrai que le lieu d’origine de l’ourdou est le Panjab ou le Sindh alors il nous faudra écrire le panjabi en alphabet ourdou, à la manière du sindhi qui est écrit en lettres arabes, et ainsi le panjabi restera proche de notre langue nationale, l’ourdou. »795

Sardar Khan écrira en 1956 un second essai pour défendre l’alphabet arabo-persan : il s’agit de Panjābī de ḥurūf « Les lettres du panjabi »796; il continue à se faire l’avocat de l’alphabet ourdou, développant l’argument d’antériorité esquissé dans son précédent essai : le système d’écriture utilisé pour s'exprimer en ourdou est purement indigène car, il a d’abord été utilisé pour noter le panjabi (avant que l’alphabet gurumukhi ne soit inventé). Et l’ourdou est né du panjabi.

Banda puche pa’ī urdu ne apṇā rasm-ul xaṯ kithoṃ lyā ? Ainūṃ yād na’īṃ ki aine janam kīhdī godī vic lyā. O din bhull ga’e jadoṃ aise ī Panjāb dī sarzamīn vic aināṃ panjābī hathāṃ vic ī aidā jampal šurū‘ hoyā sī. Os vaqt toṃ b‘ad ai tāṃ Dillī jāke nikhrī ho’ī urdu kehnāvaṇ lag pa’ī te panjābyāṃ ne apṇī ais nave jampal dī bolī nūṃ ode toṃ zyāda vadhaṇ na dittā (…) Dasṇā itthe ais gall dā ai pa’ī Panjāb de vic ai panjābyāṃ ne ī tāṃ fārsī rasm-ul xaṯ vic tinn ḥarf ٹ, ڈ , ڑ zyāda karke navāṃ rasm-ul xaṯ banāyā sī, jiṛā ki ajjkal urdu rasm-ul xaṯ

792Car c’est la capacité des locuteurs à prononcer ces sons qui les distingue comme ‘éduqués’

793 Lettres qui correspondent aux sons [tˤ], [ʕ] et [ɣ̞]

794 Khan, Sardar 1953 : 26.

795 Khan, Sardar 1953 : 31.

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kehvāndā ai. ai ajab loṛ ai pa’ī Panjāb ne ai rasm-ul xaṯ kaḍhyā hove te Panjāb ī ajj apṇī panjābī la’ī navāṃ rasm-ul xaṯ labhaṇ la’ī nikle (…) Eho ī rasm-ul xaṯ jinūṃ ‘ām ṯaur te urdu rasm-ul xaṯ kahyā jāndā ai aṣal vic panjābī rasm-ul xaṯ ai. Ai dūjī gall ai ki urdu ne ais xaṯ nūṃ kis ṯaraḥ apṇā banā lyā.

« Si l’on demande à l’ourdou où il a trouvé son alphabet il ne saura pas car il ne se souvient plus de quel ventre il est sorti. Il a oublié les jours pendant lesquels il a été élevé par le panjabi sur le sol du Panjab. Après cela il est parti à Delhi et s’est raffiné, s’est fait appeler l’ourdou et les panjabis ont promu davantage que la leur cette nouvelle langue qu’ils avaient élevé eux-même (…) Ce que je veux dire c’est que c’est au Panjab que les panjabis ont créé un alphabet, en rajoutant au persan trois lettres : ٹ, ڈ et ڑ 797. Et de nos jours cet alphabet est appelé alphabet ourdou. Il est bien étrange que ce soit le Panjab qui ait créé cet alphabet et qu’à présent ce même Panjab soit à la recherche d’un alphabet pour son panjabi (…) Cet alphabet que l’on appelle communément alphabet ourdou est en fait l’alphabet panjabi. Mais le fait que l’ourdou s’en soit emparé est une autre histoire. »798 5.2.5.2 Le choix du dialecte standard

La deuxième question à laquelle s’attaque Sardar Khan est celle du choix du dialecte qui deviendra la base du panjabi standard pakistanais. Comme nous l’avons vu précédemment, Faqir Mohammad Faqir avait dès décembre 1951 décidé en chef de file du mouvement conservateur que le panjabi standard devrait être établi à partir du dialecte du district de Gujranwala, du fait de sa position géographique et de l’existence d’un corpus littéraire dans ce dialecte.

Sardar Khan approuve cette décision et présente des arguments la justifiant dans son essai Standard Panjābī’799.

Sardar Khan commence son essai par un long exposé sur la situation linguistique du Panjab, distinguant deux branches du panjabi : une branche occidentale (celle que Grierson appelle le ‘Lahnda’), qui comprend le siraiki, le pothohari et le hindko, et une branche orientale, dont le représentant est la Sant bhāšā ou Sikhī, et qui comprend le Mājhī « Langue du milieu » parlé à Lahore et Amritsar.

Sardar Khan explique que la rivière Chenab marque la frontière entre ces deux branches, et qu’une zone tampon existe, dans laquelle le Panjābī lahndā - mélange de Mājhī et de Lahndā - est parlé. Cette zone s’étend de Sialkot jusqu’au nord de la principauté de Bahawalpur en passant par Wazirabad, Gujranwala, Sheikhupura, Okara et Pak Pattan. Le dialecte qui servira de base au panjabi standard peut donc potentiellement appartenir à un de ces trois groupes : Lahndā, Mājhī ou Panjābī lahndā.

Sardar Khan élimine d’office le Mājhi, qui est à la fois la langue favorite des sikhs (liée à leur Sant bhāšā) et des missionnaires installés à Ludhiana qui l’ont utilisé comme base de leur dictionnaire et de leurs écrits et ont voulu en faire une langue standard. Mais, comme le note Sardār Khan :

Aṣal vic panjābī dī rūḥ ais angrezāṃ de parcār nūṃ gavārā na kar sakī, te kujh dair de b‘ad xūd hī ai m‘eyār xatam kar dittā gayā.

« En réalité l’âme du panjabi n’a pas pu tolérer le prêche des anglais et après quelque temps cette norme a été abolie. »800.

797 Lettres qui correspondent aux sons /ʈ/ /ɖ/ /ɽ/

798 Khan, Sardar 1956a : 6-7.

799Khan, Sardar 1956d.

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A ce stade de la démonstration, une fois éliminé le Mājhi Sardar Khan doit choisir entre le Lahndā et le Panjābī lahndā. Il écrit alors :

Ajj toṛī vekhaṇ vic vī eho hī āyā hai ki har panjābī likhārī ne apṇe adab vic lahndā dā rang ẓarūr chokhā vikhāyā ai te aiḍḍāṃ hove vī kyoṃ na ? Lahorī zubān ne ajj toṛī lahndā dī rūḥ na chaḍī, te panjābī likhārī ai rūḥ kiḍḍāṃ chaḍ sakdā hai ? Panjābī lahndā toṃ vakhrī zubān thoṛā hī ai. Ais cāšnī dī miṭhās ṣirf ose hī velā nikharke sāmne ā sakdī ai jadoṃ asīṃ panjābī lahndā nūṃ xāliṣ adab dī m‘eyārī zubān mith liye. Ais m‘āmle vic Graham Bailey jihe ustād ne xūb kahyā hai ki aināṃ ḥālatāṃ vic jai panjābī dī koī xāliṣ adabī m‘eyārī zubān ho sakdī hai te eho hī panjābī lahndā ho sakdī hai, xāṣ karke o jiṛī Vazīrābād de ‘ilāqe vic bolī jāndī hai.

« Jusqu’à maintenant on peut observer que chaque écrivain panjabi a utilisé abondamment le Lahnda dans ses écrits801, et pourquoi ne le ferait-il pas ? La langue de Lahore ne s’est pas débarrassée de l’âme du lahnda, alors comment un écrivain s’en débarrasserait -il ? Le panjabi n’est pas une langue différente du lahnda. Et toute la douceur de sa saveur ne pourra se manifester que si nous décidons d’en faire une norme littéraire. De ce point de vue un maître comme Graham Bailey a eu raison de dire que dans ces conditions si une langue peut prétendre à devenir norme littéraire c’est bien le lahnda, en particulier celui qui est parlé dans la région de Wazirabad. »802.

Sardar Khan choisit donc le Lahndā de Wazirabad – variante qui d’après la classification présentée en début d’essai, figure dans la catégorie du Panjābī lahndā. Et comme Wazirabad fait partie du district de Gujranwala, voilà que la boucle est bouclée : le raisonnement de Sardar Khan l’a amené tout naturellement à soutenir la décision de Faqir Mohammad Faqir en faveur de la ‘langue du district de Gujranwala’.

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