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La place du panjabi dans la vie publique après 1947

Chapitre II La situation linguistique au Panjab

2.2 La situation linguistique au Panjab après 1947

2.2.2 Le panjabi et son statut

2.2.2.1 La place du panjabi dans la vie publique après 1947

La partition entraîne un changement radical dans la population de Lahore, réduisant à néant les populations hindoues et sikhes qui constituaient en 1931 respectivement 30% et 5 % de la population totale de la ville (429747 habitants287). L’importance économique des communautés sikhes et hindoues a été soulignée par un certain nombre d’auteurs288; ces populations, bien que minoritaires, étaient plus éduquées que la population musulmane. Parmi les étudiants du prestigieux Forman Christian College en 1946-47 les hindous constituaient 56 %de l'ensemble, les sikhs 24 % et les musulmans 17 % (le reste étant chrétiens et parsis)289.

Le panjabi en gurumukhi était enseigné dans les écoles et les colleges gérés par les sikhs, comme le Sardar Bahadur Bhagat Singh Khalsa High School et le Sikh National College (fondé en 1938), ainsi qu’à l'Oriental College depuis 1877. Avec le départ des sikhs le Sardar Bahadur Bhagat Singh Khalsa High School devient Islamia High School et le Sikh National College devient Maclagan Engineering College (maintenant UET). Et le département de panjabi de l'Oriental College est fermé.

Lahore était aussi le siège de plusieurs revues littéraires qui paraissaient en panjabi gurumukhi, telles Panj daryā « Les cinq fleuves » de Mohan Singh Mahir ou Prītam « L’aimé » de Pritam Singh Safir. Le gurumukhi était aussi présent dans les pages spéciales de la prestigieuse revue Rāvī du gouvernment college Lahore. Le gurumukhi (tout comme l’hindi) disparaît du jour au lendemain, et l’ourdou (et dans une moindre mesure l’anglais) se réserve donc l’exclusivité du domaine de l'écrit.

283Qureishi, Mohammad.Arif. 1966 : 463-466.

284Nizami, Majid 1958 : 7-9.

285Qureishi, Mohammad Arif. 1966 : 467-485.

286Nizami, Majid 1958 : 10.

287Chattha 2012 : 197.

288Chattha 2012 et Talbot 2007

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Un autre facteur a définitivement affecté la visibilité du gurumukhi : pendant les pillages, les ouvrages disparaissent des maisons et des bibliothèques, vendus à des chiffonniers (pour être recyclés/réutilisés), jetés à la rue ou brûlés :

Pākistān banaṇ toṃ b‘ad sārā ‘ilm risālyāṃ, axbārāṃ te kitābāṃ de rūp vic fūṭpathāṃ te ā gayā sī. Lahore chaḍke jāṇ vāle hindūāṃ sikhāṃ de gharāṃ nūṃ ehl-e żauq sajnāṃ pharolyā te jo kamm dī šai hath ā’ī o le ga’e (…) Jai kise ghar vic kitābāṃ yāṃ risāle pa’e san o raddī de bhā vecke paise vaṭ liye te risāle te kitāb fūṭpathāṃ te ā gayāṃ. Hinduāṃ te sikhāṃ dyāṃ schoolāṃ collegeāṃ dyāṃ libraryāṃ nūṃ vī annhe vāh luṭyā gayā te kitābāṃ fūṭpathāṃ te ā gayāṃ…Sanātan Dharam High School dī library nūṃ pharolyā gayā, jide vicoṃ kujh kitābāṃ ṭakar utte rakhke raddī vic vech dittyāṃ gayāṃ te bahutyāṃ kitābāṃ nūṃ saṛak utte rakh ke agg lā dittī ga’ī…

« Après la création du Pakistan tout le savoir qui était contenu dans les revues, journaux et livres s’est répandu sur les trottoirs. Les personnes de goût ont passé au crible les maisons des hindous et sikhs qui avaient quitté Lahore et pris tout ce qui leur était utile (…) S' ils trouvaient dans une maison des livres ou revues, ils les vendaient aux chiffonniers au prix du papier et ainsi les livres et revues se sont retrouvés sur les trottoirs. Les bibliothèques des écoles et colleges des sikhs et hindous ont été aveuglément pillées et les livres se sont aussi retrouvés sur les trottoirs. La bibliothèque de la ‘Sanathan dharam School’ a été vidée, et une montagne de livres a été vendue aux chiffonniers, et beaucoup d'entre eux ont été jetés dans la rue et brûlés290 ».

Avant la partition, la vie littéraire autour du panjabi à Lahore réunissait des poètes de toutes confessions : des « symposiums » poétiques en panjabi (ou Kavī darbār) étaient régulièrement organisés, réunissant poètes musulmans, hindous et sikhs. Ces symposiums avaient lieu à l’occasion de fêtes populaires, dans des foires ou des mausolées, et surtout dans des parcs (comme Mochi Baġ)291. La partition met un terme à cette vie littéraire multi-confessionnelle. Une migration massive de sikhs et d’hindous a lieu depuis Lahore. Maula Bakhsh Kushta dans sa Tażkira panjābī šā‘irāṃ dā « Encyclopédie des poètes panjabis » cite 14 poétes qui ont dû fuir cette ville et s'installer en Inde (parmi lesquels les plus connus sont Amrita Pritam, Dr Mohan Singh Divana, Pritam Singh Safir, Prabhjot Kaur, Devinder Satyarthi, Mohan Singh Mahir (professeur au Sikh National college)292. On peut ajouter à cette liste le romancier Kartar Singh Duggal, les dramaturges I.C.Nanda, Balvant Gargi et G.S.Khosla, le journaliste Khushwant Singh, les linguistes Banarasi Das Jain (professeur à l’Oriental College) et Lajwanti Ram Krishna. Résultat de tous ces déplacements : il ne reste plus aucune trace du milieu littéraire sikh/hindou de Lahore.

Absent des écoles, des universités, des bibliothèques, des revues et des scènes de théâtre, que reste t-il du panjabi dans l’espace public ? Il survit bien entendu dans le domaine oral (marqué par un fort schéma triglossique, nous allons l’étudier plus loin) et dans certains domaines de l’espace public : littéraire, éducatif, politique, radiophonique et cinématographique.

La vie littéraire en panjabi devient embryonnaire à Lahore après la partition. Le sous-champ littéraire sikh avait disparu et le sous-sous-champ littéraire musulman-chrétien s’était rétréci considérablement, après la fin de la publication de Panjābī darbār en 1935 et de Sārang en 1936. Ce sous-champ avait en outre été affecté par le départ de Miran Bakhsh

290Risalu 2008 :127.

291Kushta 1960 : 17.

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Minhas à Karachi en 1938293 (il décédera pratiquement oublié à Karachi en 1957) ainsi que par le décès du très actif Qazi Fazl-e Haq en 1939. On ne trouvait donc plus à Lahore immédiatement après la partition ni revue littéraire en panjabi, ni organisation en faveur du panjabi. Le peu d’activités littéraires qui subsistait se regroupe autour de poètes populaires connus sous le nom de baitbāz dont nous avons parlé plus haut ; Karam Amritsari et Kushta, émigrés d’Amritsar après la partition se joignent à eux. Ceux-ci continuent à participer ici et là à des symposiums poétiques où la langue utilisée n'est plus spécifiquement le panjabi, où l’ourdou domine, et qui se déroulent maintenant dans des lieux clos (Dyal Singh college, YMCA).

Maula Bakhsh Kushta tentera en 1950 de relancer des activités littéraires en faveur du panjabi. Il fondera une organisation nommée Panjābī darbār, et organisera sous son égide quelques sessions poétiques auxquelles Ustād Hamdam et Firoz Din Sharf participeront, mais cette organisation s'éteindra après quelques réunions, incapable de mobiliser les écrivains panjabis294.

Dans le domaine de l’éducation, on note que le Panjābī fāẓil (Examen optionnel en panjabi de l’université, avec une épreuve écrite de panjabi en caractères ourdou), qui avait été institué par Qazi Fazl-e Haq au début des années 30, s’est maintenu, malgré la fermeture du département de panjabi de l'Oriental College. Les candidats ont toujours la possibilité de passer l’examen de Fāẓil, même s'ils ne peuvent plus le préparer au sein de l’université et doivent le faire de façon privée. Le poète Maula Bakhsh Kushta ouvre en 1951 un petit institut - le Anglo punjabi college - au 4 temple road de Lahore, où l’on dispense des cours pour préparer les candidats au Fāẓil. Son fils, Mohammad Afzal Khan, prend la direction de cet institut à sa mort en 1955295. Cet examen est ouvert à des étudiants qui n’avaient pas pu continuer leur cursus au-delà de leur examen de matriculation, et était très prisé. Les candidats au Panjābī fāẓil n’étaient pas des passionnés de panjabi ; pour la majorité d’entre eux il s’agissait d’une simple formalité, d’un examen facile à passer qui donnait un diplôme supplémentaire, et de meilleures chances sur le marché de l’emploi. Comme l’explique Shafqat Tanvir Mirza :

Panjābī nāl onāṃ dī commitment koī nahīṃ sī. Panjābī onāṃ dā ikk rasta sī ki ṭhīk ai jī aide żarī‘e asīṃ job nūṃ behtar kar sakde āṃ, kujh taraqqyāṃ kar sakde āṃ, officer vī ho sakde āṃ.

« Les candidats ne s' engageaient pas en faveur du panjabi. C'était juste un moyen pour eux de trouver un meilleur emploi, de progresser, et même de devenir fonctionnaires »296. On ne connaît pas le nombre de candidats qui se présentent au Panjābī fāẓil dans les années qui suivent la partition. Mais, à titre indicatif , nous pouvons avancer les chiffres donnés par Mohammad Afzal pour 1955 et 1956 : en 1955 190 candidats s’y présentent (et 49 le réussissent), en 1956 185 s’y présentent (et 58 le réussissent) 297. Des écrivains comme Raja Risalu, Asif Khan et Rauf Malik le passeront.

Le panjabi continue d’être utilisé dans les réunions politiques ; il l'avait déjà été dans des réunions publiques, avant la partition par les leaders musulmans, comme le rappelle Safdar Mir à partir de ses propres observations298. Des élections parlementaires vont se dérouler en 1951 au Panjab ; le leader de la Muslim League Mumtaz Daultana, Mian

293Kushta 1960 : 388.

294Khan, Mohammad Afzal. 1960 : 52.

295Khan, Mohammad Afzal. 1960 : 52.

296Mirza Shafqat Tanvir 2013 : 195.

297Khan, Mohammad Afzal. 1960 : 52-53.

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Iftikhar ud Din, leader du parti indépendant d’inspiration marxiste qu’il avait formé (le Azad Pakistan Party « Parti libre du Pakistan ») la Jamā‘at-e islamī et le parti communiste vont y participer299. Comme l'un des candidats communistes, le syndicaliste Mirza Ibrahim, était en prison, ce sont Abid Hassan Minto (étudiant en droit et militant du parti communiste) et Mazhar Ali Khan (rédacteur en chef du journal Pakistan Times) qui font campagne à sa place. Abid Hassan Manto se souvient :

Maiṃ ne Mirzā Ibrāhim kī intixābī muhim meṃ xūd ḥiṣṣa liyā, jo us waqt jail meṃ the. Unkī constituency bahut baṛī thī. Vo border se y‘anī Kusūr se āge Narowāl tak phailī huī thī. Ham gāoṃ gāoṃ kā chakkar lagāte aur panjābī meṃ taqrīreṃ karte the. Ye ek uṣūl thā jo hamne ixtyār kiyā thā. ‘Avām se usī kī zubān meṃ bāt karnā. Mujhe nahīṃ pata ki bāqī parṭyoṃ meṃ bhī ye uṣūl thā. Ba-har-ḥāl, Maẕhar ‘Alī Xān, jo angrezī ke saḥāfī the aur urdu kam jānte the, panjābī ke zabardast muqarrir ṡābit hue.

« J’ai pris part à la campagne du camarade Mirza Ibrahim, qui était en prison, la circonscription dans laquelle il se présentait était grande, elle s’étendait de la frontière (Kusoor) jusqu’à Narowal, nous allions de village en village et faisions des discours en panjabi. Nous avons adopté comme principe de base ,de nous adresser au peuple seulement en panjabi. Je ne sais pas si cela a été aussi le cas dans les autres partis. Mazhar Ali Khan, qui était avant tout un journaliste anglophone et connaissait peu l’ourdou, s’est révélé être un formidable orateur en panjabi »300.

En fait tous les candidats utilisent le panjabi pendant leur campagne, car il s’avère un moyen de communication efficace: Mumtaz Daultana et Mian Iftikharuddin font des discours en panjabi et même une organisation comme Jamā‘at-e islamī, pourtant réticente à utiliser les langues régionales et grand supporter de l’ourdou, est contrainte de s'exprimer en panjabi pour mobiliser les électeurs potentiels ; elle publie une brochure de 16 pages contenant 5 poèmes en panjabi écrits par le poète Abdullah Shakir301.

Le 16 décembre 1937 une branche d’All India radio s’était ouverte à Lahore. Cette station retransmettait depuis ses débuts une émission quotidienne de 30 minutes en panjabi, destiné aux populations rurales et appellé Dehātī bhāyoṃ ke liye « Pour nos frères des campagnes ». Au cours de ce programme, on entendait deux présentateurs échanger des remarques d’ordre moral et civique302. De courtes pièces en panjabi de 15 minutes étaient intercalées dans l’émission Dehātī bhāyoṃ ke liye une fois par semaine. Parmi elles la pièce Akhyāṃ « Les yeux » de l’homme de théatre Rafi Pirzada écrite en 1938 avait été un tel succès qu’elle avait du être retransmise à plusieurs reprises303.

Ce programme quotidien en panjabi continue après la partition. Il est rebaptisé Jamhūr dī āvāz « La voix du peuple », et dure maintenant entre 45 minutes et une heure. Son contenu est le même. Ce programme devient extrêmement populaire grâce au présentateur Mirza Sultan Baig, un acteur qui prend le nom de Nizam Din (et dialogue avec un autre acteur Rashid Jebi, renommé Qaym Din)304. Il incarne de façon un peu caricaturale le bon sens rural. Sa parole est si appréciée, et sa popularité telle qu’en mai 1955 le très sérieux journal Imroz l’invite à collaborer à sa page en panjabi, et publie ses commentaires humoristiques sous le titre de Xabrāṃ dyāṃ gallāṃ « Quelques mots à propos de l'actualité » puis Hafte dyāṃ xabrāṃ « L'actualité de la semaine. » Après la partition, il devient habituel de présenter une fois par mois une pièce radiophonique en panjabi (d’une durée de 30 minutes)305. Il existe une trace tangible de ces pièces, car en 1952 la revue Panjābī publie chaque mois la pièce en panjabi diffusée le mois précédent.

299Kamran 2009 : 264-265.

300Entretien avec Abid Hassan Minto, Lahore, 14 mars 2018.

301Mushtaq 1997c : 11-12. 302Jebi 1966 : 33-34 303Mehmoud 2003 : 18-20. 304Jebi 1966 : 34-35. 305Mehmoud 2003 : 20-21.

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Il s’agit généralement de thèmes ruraux, à portée morale ou patriotique. L’écrivain Sajjad Haïder (qui travaillait depuis 1944 à la branche de Lahore d’All India radio) est en charge des programmes en panjabi.

L’industrie du cinéma avait démarré à Lahore dès 1929, avec la création par Abdul Rashid Kardar d’un studio et d’une compagnie de production sous le nom de United players corporation ; elle s’était vite développée, produisant plusieurs films par an306. La majorité des films est en ourdou, mais des films panjabis sont produits à intervalle régulier : le premier film panjabi est Hīr Rāṃjhā (réalisé en 1932 par Kardar), que suivront en 1933 Rājā Gopī Cānd, en 1937 Sohṇī Mahīṃvāl, et en 1938 Sassī Punnūṃ. Au total, 31 films en panjabi seront réalisés entre 1932 et 1947 à Lahore. La partition et le départ des artistes hindous et sikhs, ainsi que celui d’Abdul Rashid Kardar pour Bombay affectera l’industrie du cinéma de Lahore. Les premiers films en panjabi après la partition seront réalisés dans les studios de Lahore en 1949 (Phere « Les ronds » et Mundrī « La bague »). En 1950, 3 films panjabis sont réalisés dans les mêmes studios Lāṛe « Les nouveaux maris », Šammī, Gabhrū « Le jeune homme », en 1951 3 autres Cānve « Ma lune », Dilbar « Le bien aimé », Billo « La bien aimée ». Jusqu’en 1960 44 films panjabis seront réalisés dans les studios de Lahore307, films narrant des intrigues romantiques conventionnelles, sur fond de rivalités villageoises. L’industrie du film panjabi est rentable et a du succès. Un certain nombre de poètes connus seront sollicités pour écrire des paroles de chansons pour les films panjabis, comme Firozuddin Sharf, Baba Alam Siahposh, Tanvir Naqvi, Saghar Siddiqui ou même Ahmad Rahi.

Le succès grandissant de l’industrie cinématographique panjabie présente un contraste saisissant avec la place limitée du panjabi dans l’espace public.

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