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* Le paysagiste médiateur entre la nature vierge et le jardin

John Dixton Hunt, historien des jardins, désigne la nature sauvage de façon similaire aux scientifiques comme « les éléments bruts non médiatisés du monde physique ». Pour lui, « Cette première nature, qu’il qualifie dans son ouvrage de nature deorum , une nature intacte, une pure virginité où vivaient les Dieux peut être interprétée au XXe siècle par l’expression anglaise non traduite, la « wilderness ».76

A partir de ce constat, Gilbert Dragon explicite le rôle du paysagiste comme interférant entre la nature brute et le grand public : « Si la nature sauvage existe comme un concept, il est impossible de l’atteindre dans la réalité sans la transformer en spectacle. Entre elle et nous s’interpose au moins un regard, c’est à dire un principe d’organisation, la possibilité de comprendre, de décrire et de représenter. L’art du jardin retrouve une certaine ambiguïté : il faut décrire la représentation figurée comme si elle était nature et la nature comme si elle était représentation figurée. Il faut que la surprise naisse d’un ordre prévisible à peine perturbé, que l’émotion sensorielle vienne d’une éducation qu’on oublie. »77 Cette médiation de

l’aménageur était donc nécessaire pour que le public apprécie un paysage et non un pays hostile à l’homme.

J.D. Hunt rappelle la position extrême de Shafsbury qui pensait que la nature vierge ne pouvait correspondre qu’à la population en marge de la société civilisée : « Shaftsbury explique qu’il y a des gens qui peuvent percevoir aisément le monde pur de la nature, vierge de toute médiatisation, sans la voir embellie par un champ ou par un jardin : ces gens sont

74

R. Larrère, « Sauvagement artificiel », in Courrier de l’INRA n°21, PP.35-37, 1994.

75

B.Lassus, Jardins imaginaires, Paris, Weber, coll « Les habitants-paysagistes ».

76

J. D. Hunt, L’art du jardin et son histoire, O. Jacob, Paris, 1996.

77

ceux qu’on appelait à l’époque des ermites, des enthousiastes ou des visionnaires en quête d’espaces sauvages où contempler cet univers virginal. »78

Mais toujours selon cet auteur, les autres, qui sont la majorité, auraient besoin qu’on interprète la nature à leur place. C’est l’un des rôles des arts. Le jardin recourt à tous les moyens

d’interprétation, artistiques comme scientifiques, pour expliquer la nature aux non initiés.

* Le sauvage dans le jardin historique :le goût de la mise en scène

John Dixton Hunt montre comment l’art du jardin possède une faculté de mimer la première nature vierge tout en alliant nature et culture. « Dans l’art des jardins, le sauvage n’est pas la première nature de Cicéron , mais la nature la plus sophistiquée et maîtrisée qui imite la première nature vierge : cet art du milieu est la forme la plus sophistiquée de l’art du paysage. » 79

La première, la seconde nature de l’agriculture et la troisième nature du jardin seraient reliées les unes aux autres par cette vertu première de l’art qui est d’imiter, de représenter sous forme jardinée les zones de la première et de la seconde nature. L’ambition d’un jardin était alors de représenter dans son enclos et par ses ressources propres la totalité des richesses naturelles et culturelles du monde.

Nous avons déjà montré que la notion de « sauvage » dans l’interprétation artistique était en effet une vision moderne émergeant à partir du XVIIe siècle.

D’une certaine façon, en se référant à la théorie des trois natures de Dixton Hunt80, nous pouvons admettre que dans les jardins baroques du XVIIe siècle les rocailles et les points hauts représentaient des montagnes, les espaces vierges ou les labyrinthes étaient des

imitations paysagères de la forêt vierge non médiatisées, les berceaux ou les charmilles étaient le symbole de sentiers ou de clairières de forêts.

Au XVIIIe siècle, si l’on s’en tient à la notion de paysage définie par René-Louis de Girardin comme «une scène poétique, une situation choisie ou créée par le goût et le sentiment » 81, nous pouvons affirmer que le jardin occidental en tant que schéma de vision originairement pictural constitue essentiellement une mise en scène de la nature rurale ou sauvage.

Même le Marquis de Girardin, qui prétend à Ermenonville "créer un art du paysage qui ne doit rien qu'à lui-même et à la nature"82, construit son parc par rapport à "des plans pour mettre dans un juste effet de perspectives les lointains des forêts et y inscrit un sentier de peintres inspiré des tableaux de Salvatore Rosa et Kent.

En effet, c'est souvent la peinture qui, en inventant de nouvelles images d'espaces jugés comme sauvages, a fourni des modèles visuels pour instituer « ces pays en paysages » selon la formule d’ Alain Roger.

Par exemple, au XVIIIe siècle, les concepteurs paysagers anglais tels Kent, Shenstone, Capability Brown ont inventé le "Landscape gardening" conçu entre autres par interprétation des tableaux de Claude Le Lorrain, Poussin, Gaspard Dughet, mêlant ruralité et nature vierge.

78

Citation de Shafsbury citée par J. D. Hunt, ibid.

79

J. D. Hunt, L’art du jardin et son histoire, ed.O. Jacob, Paris, 1996.

80

Selon H. D. Hunt, la nature serait composée de la première nature, intacte, pure, virginale, où vivaient les dieux, de la seconde nature, constituée par le paysage agricole, dérivée de la première par le travail manuel de l’homme et enfin de la troisième nature la plus sophistiquée avec le jardin d’agrément.

81

R. L. de Girardin, De la composition des Paysages, postface de M .Conan, Seyssel, Champvallon, 1992, d’après l’édition de 1777, Genève, P.M. Delaguette.

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En France, des paysagistes-peintres tel Carmontelle illustrent cet élan paysager par l’aménagement de scènes successives comme un décor d’opéra en y faisant voir en réalité ce que les peintres pourraient offrir en décoration, c’est à dire tous les temps et tous les lieux. Ainsi, dans la plupart des jardins d'époque, on cultive le "picturesque anglais", le "merveilleux" ou le "sublime" dans des scénographies faites d'artifices qui reproduisent les formes sauvages de la vie: grottes, volcans, chutes d'eau...

A ce titre, John Dixton Hunt définit ce vaste concept du "picturesque" en ces termes :"Les théoriciens du pittoresque faisaient appel à la peinture de paysage et en particulier à la gravure pour se doter d'une plus riche texture de buisson, de rochers et de forêts, reproduisant sur le terrain les formes qui prolifèrent à la pointe du burin."83 (Poussin, Le Lorrain, Salvatore Rosa...). Aussi, les amateurs de cette idée du sauvage du XVIIIe et XIXe siècles préfèrent-ils se poser comme spectateurs de scènes picturales successives plutôt que de s’aventurer dans les forêts non aménagées.

Dans les jardins du XVIIIe et XIXe siècles, le « paysagisme naturel » n’était qu’une forme d’intervention dirigiste de la nature toute aussi formelle que le travail d’André Le Nôtre à Versailles ou à Vaux le Vicomte.

* L’inspiration sauvage dans les jardins contemporains

De façon plus contemporaine, nous pouvons nous demander si l’inspiration sauvage est de l’ordre de l’imaginaire, de l’esthétique, du spectacle ou du symbole dans le jardin et plus généralement dans le projet de paysage.

Raphaël et Catherine Larrère affirment la portée esthétique de cette nature sauvage appréciée par les citadins : « Dans un pays comme la France, de très ancienne civilisation rurale, c’est une nature toujours transformée par l’homme, une nature anthropisée, c’est une nature visible, sensible, une nature à contempler, à dominer. D’où une dimension esthétique de cette préoccupation et l’importance actuelle du paysage, « nature façonnée par l’homme ».84

Pierre Donadieu resitue dans un contexte culturel la perception du grand public et la création paysagère d’espaces « naturels » au sens d’espaces aménagés dans un esprit naturel comme la Plage bleue dessinée par l’Agence Ilex et le Marais du Parc de Sausset par Michel et Claire Courajoud et Jacques Coulon. D’une part, « la création de ces deux milieux repose d’abord sur la mise en place d’écosystèmes plantés d’espèces herbacées où vont démarrer des processus d’évolution spontanée encadrés par les gestionnaires des parcs, mais aussi par des paysagistes. Il faut admettre que les milieux étudiés ici sont plus que des espaces physiques contenant des êtres biologiques et que, fréquentés par un public qui les recherche, les regarde, les écoute et les apprécie, ils définissent un espace habité au sens habituel du mot habitat, mais aussi de l’écoumène des géographes. Cela signifie que les réalités et les mots d’oiseau ou de roseau sont capables de susciter d’autres représentations que celles des sciences, d’autres savoirs que ceux de l’ornithologie, de la botanique et de l’écologie, en théorie une infinité d’images propres à chaque regardant. » 85 Cette perception est réalisée à travers le filtre des connaissances artistiques et de la sensibilité personnelle. La création de ces espaces de nature paradoxale par les paysagistes est, elle aussi, influencée par la culture de l’art des jardins, la créativité et la vision du monde du paysagiste.

Cette mise en scène de la nature dans un parc nous ramène dans un premier temps aux besoins ancestraux des hommes pour les "horizons forestiers " selon la formule de R. Harisson, pour « l'incommensurablement grand» selon l'expression de Bernard Lassus. Le goût pour les parcs

83

J. D. Hunt, L’art du jardin et son histoire, ed.O. Jacob, Paris, 1996.

84

C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature, Paris, Aubier, coll. « Alto », 1997.

85

P. Donadieu, « Des sciences écologiques à l’art du paysage » , in Courrier de l’environnement de l’INRA,

assimilés à des bois sacrés en ville révèle aussi une valeur refuge, une anxiété chronique de disparition des lieux naturels sur la Terre ; ils constituent quelque peu une nouvelle illustration du "complexe de Noé" de notre civilisation. Fabriqué pour et par l'imaginaire, ils appartiennent bien au monde du spectacle et de la représentation, donc du jardin.

On peut se demander au XXe siècle quel type de sauvage inspire les paysagistes, quelles représentations artistiques sociales et culturelles ces derniers mettent- ils en avant, quelles formes du sauvage ont été créées, notamment dans les villes?

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