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* La permanence du modèle de la campagne pour les urbains :

En 1995, la sociologue Françoise Dubost analysant les réponses du concours photographique « Mon paysage, nos paysages » initié par le Ministère de l’Environnement fait le constat de la permanence de ces vieux modèles. Nature et campagne sont les thèmes dominants, et d’ailleurs presque équivalents. Il s’agit rarement de nature « sauvage ». Il s’agit bien plus souvent de nature aménagée et d’un paysage français paisible et domestiqué, villageois, cultivé, planté et habité par le son des cloches des églises. Les photographes amateurs retenus dans cette opération, citadins en majorité, n'ont pas sélectionné leur environnement urbain

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E. Landais, « Land art, temps et lieux », in Courrier de l’environnement n°24, Avril 1995.

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C. G. Mallet, « Champ d’art et d’essai », in Agro- Magazine, Mars 1993, p27.

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quotidien mais ont eu le goût et l'intérêt des paysages ruraux qu'ils avaient fréquentés au cours de leur vie ». 125

Contradictoirement, dans notre société urbanisée, ce sont en effet les citadins qui s'intéressent, semble -t-il, le plus aux paysages ruraux. Augustin Berque illustre la sacralisation du champêtre au Japon par la thématique du Susuki, la graminée Miscanthus

sinensis, l’herbe folle esthétisée qui abonde en association de symboles : « Par une série de

métaphores plongeant aussi dans la synesthésie, l’inéluctable dessèchement du Susuki motive les mélancolies automnales : fuites du temps, impermanence, espoirs déçus. Plus même que par son port élégant, le Susuki attire le regard par son fleurissement automnal en épillet blancs, si semblables de loin à une flammerole qu’on y croit danser l’esprit des morts. »126 En réaction à ce constat, Alain Roger écrit: « Pourquoi cette phobie urbaine ? Je crois qu'elle exprime surtout l'indigence de notre regard et le recours nostalgique, anachronique et en tout cas stérile à des modèles bucoliques qui nous permettent d' artialiser in situ, comme in visu .» Autour d’une réflexion sur le concept de la « mort du paysage », ce philosophe peut même affirmer : « Je suis convaincu que loin de s’appauvrir, notre vision paysagère ne cesse de s’enrichir, au point que cette exubérance risque de nous crever les yeux et de provoquer la satiété, la nostalgie d’un temps où, seule la campagne bucolique, chère à certains écologistes, avait droit de cité (de cécité…) dans notre regard esthétique. C’est de la conjonction de deux facteurs - détérioration in situ, déréliction in visu - que procède la crise actuelle du paysage. Mais, est-elle aussi grave ? Je crois qu’elle trahit surtout la sclérose de notre regard qui veut du vieux et le recours nostalgique à des modèles bucoliques, plus ou moins périmés, des paysâges, des paysâgés. »127

Augustin Berque attire l’attention sur le fait que « les citadins de campagne portent sur leur environnement un regard qui n’a plus rien en commun avec celui des paysans de naguère. Pour eux, la campagne est d’abord un paysage. Ce sont donc les gardiens les plus fidèles du paysage rural, alors qu’ils n’ont rien à voir avec l’agriculture et que, la plupart du temps, ce sont des immigrés de fraîche date dans la société locale. Aussi celle-ci est-elle souvent réticente à leur égard. Cependant les goûts des citadins représentent le courant majoritaire dans l’ensemble de la société, et leurs thèses paysagistes finissent par prévaloir. Ainsi le paysage agreste, inventé jadis par le regard des citadins, finit-il de nos jours par s’imposer à la campagne, à la faveur de la disparition des paysans. »128

Pierre Donadieu, de son côté, constate dans un même esprit que « devenue presque totalement urbaine, la société française vit pour l’essentiel dans les villes mais est attirée irrésistiblement par la campagne, la montagne et le littoral. La demande sociale de paysage, très mal connue, reste partagée entre le désir de conserver les lieux de mémoire et celui de voir perdurer la vie sociale et économique des campagnes. Le citadin à la campagne, qu’il soit habitant permanent, résident secondaire ou touriste de passage, attend de l’espace rural ce qu’il est convenu d’appeler des aménités. Ces sources d’agréments, de plaisirs, de sensations inédites ou convenues relèvent autant des qualités relatives des ambiances rurales que de la nature des paysages attendus, notamment pittoresques. Par contre, les regards intérieurs aux territoires, ceux des groupes sociaux qui les produisent, les utilisent et le plus souvent les habitent, sont

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F. Dubost, « Le paysage préféré des français », in Les paysages pour demain, Environnement Magazine hors série, Mars 1995, Actes du colloque, 2 nov. 94, Cité des sciences et de l’industrie.

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A. Berque, Le sauvage et l’artifice, Paris, Gallimard, 1986.

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A. Roger, Le paysage occidental, in Le débat, n°65, 1991, p. 20-28.

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A. Berque, Une certaine conception de l’environnement , in l’ Atlas des paysages ruraux de France, sous la direction de P. Brunet, J.P De Monza, 1992.

constitutifs de leur attachement ou de leur mémoire. La rencontre des regards exogènes et endogènes sur un même territoire est, depuis plus de deux siècles, à l’origine de controverses sociales et politiques, que le langage a, depuis la fin du 19ème siècle en France, désignées sous le terme de paysage, mais confondu, au cours des vingt dernières années, avec le terme d’environnement.. »129

* Quelle nouvelle campagne inventer ?

Pierre Donadieu anticipe le besoin d’amenager un autre type de campagne répondant mieux aux demandes sociales contemporaines des citadins :« La France a besoin de campagnes, celles d’un âge d’or mythologique, d’une Arcadie inaccessible. La France urbaine a besoin de rêver de paradis anti-urbain, pittoresques, sauvages ou exotiques, mais le spectacle des campagnes engendrés par la modernisation agricole des trente dernières années et la PAC ne convient pas. L’enjeu pour la Datar comme pour le Ministère de l’agriculture est de s’opposer efficacement au développement des friches, signe déplorable de l’abandon des campagnes et de l’incurie des pouvoirs publics. En effet, l’espace de l’abandon de l’agriculture n’est pas répréhensible en soi. Seule compte la relation sociale à cet espace, celle qui juge, réprouve et bannit, ou bien celle qui approuve et s’approprie l’espace des friches ; Faut-il s’inquiéter du nouveau spectacle des jachères et se laisser gagner par une désagréable sensation de gâchis ou bien n’est-il pas prudent d’examiner plus attentivement les réactions sociales que provoque le retrait des terres ? »130

Raphaêl Larrère constate aussi l’extension des friches et propose une nouvelle perception des ces nouveaux espaces : « Quittons maintenant les appréciations dictées par des considérations sociales ou éthiques, par la prégnance des schèmes du désert ou des représentations nostalgiques de la France rurale. Interrogeons-nous sur le regard paysager, sur ce que voient et apprécient les gens lorsqu’ils sont en présence d’un paysage envahi par des friches, des boisements spontanés ou des plantations. Il est possible aussi de postuler que les regards s’habitueront aux pays désertifiés, y trouvant même un certain charme. Avec le temps les regards s'acclimatent pour finalement devenir des espaces de liberté aux marges des terroir."131

Ce motif de paysage en cours d'ensauvagement ne correspond plus entièrement aux schèmes paysagers de la pastorale. En étudiant l’hypothèse d’évolution des jachères, Pierre Donadieu avance :« La signification de parcelles en jachères dans un paysage rural n’aurait pas ce conséquences esthétiques pour le public citadin tant que les formes lisibles des campagnes continueront à exprimer l’ordre éternel des champs à ceux qui le recherchent. Mais le moment du basculement possible de l’opinion locale reste imprévisible : la concentration des jachères uniquement le long des axes de communication pourrait le provoquer selon les saisons mais qui se plaindrait du spectacle printanier des campagnes qui ressembleraient à des tableaux de Monet ou de Pissarro ? Toutefois, d’autres causes, réelles ou imaginaires, pourraient déclencher des retournements inattendus d’opinions, notamment des phénomènes biologiques (pullulation de nuisibles) ou plus ou moins naturels (incendies, sans compter les rumeurs. » 132

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P. Donadieu, « Pour une conservation inventive des paysages », in Cinq propositions pour une théorie du

paysage, Champ Vallon, 1994. 130

P. Donadieu, « La jachère : hypothèse pour un exorcisme », in Le courrier de l’environnement de l’I.N.R.A, n°19, p21.

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R. Larrère , « Paysages en friches », in Paysage et aménagement, n°34, hiver 96/97.

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P. Donadieu, « La jachère : hypothèse pour un exorcisme », in Le courrier de l’environnement de l’I.N.R.A, n°19, pp.19-22, 1993.

L'intérêt pour les paysages ruraux de demain métissés de nature commencerait ici dans l'école de la ville. Les écosymboles de la ruralité auraient migré vers elle pour désigner de nouveaux paysages entre villes et campagnes .

La plupart des théoriciens du paysage admettent que les modèles picturaux et littéraires de ces campagnes sont extrêmement désuets mais toujours prégnants ; Pierre Donadieu rappelle en effet qu’ « il serait imprudent de récuser ou de minimiser cette aspiration. Aussi serait-il préférable de rechercher à l’éternelle pastorale de nouvelles formes d’expression.

Face au désarroi de l’évolution de la campagne vers les friches ou l’urbanisation, L’Etat met en avant deux types de projet. Le premier conservateur de la richesse biologique (races, variétés…) et patrimoniale correspond à un projet lié à l’idée de la nature à travers le développement durable. Le deuxième répond au désir de mise en paysage et d’installation d’aménités dans la campagne au service des urbains qui la visitent ou l’habitent. »133

Bertrand Hervieu et Jean Viard brossent le tableau de la campagne du début du XXIe siècle en plein bouleversement et plongent dans l’imaginaire et les représentations des Français. Ils rappellent que « la campagne dépeuplée se reconstruit autrement. L’urbanité triomphe hors la ville, car la cité est sans lieu ni bornes. Les mégapoles des pays développés sont largement des villes à la campagne, des villes mêlées aux campagnes d’alentour. La campagne est une origine à qui on invente un passé, un archaïsme qu’on restaure à l’authentique, c’est à dire qu’on reconstruit dans le réel, pour ressaisir ce que nos aïeux ont quitté. Avec lui (le bonheur des campagnes), souvent en se prenant pour lui, mais sans être lui. » 134

L’ensemble de ces visions de la campagnes par diverses écoles de pensée à caractère anthropologique converge vers l’actuel constat d’une campagne pensée et idéalisée par les urbains depuis le XVIIe siècle, habitée et aménagée par les urbains massivement depuis la fin du XXe siècle selon une culture urbaine. Les formes et les perceptions de la campagne et de la ville se mêlent ainsi selon de nouvelles perspectives d’avenir.

1224 L’idée du champêtre chez les paysagistes : la mise en scène

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