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Sages-femmes et hommes de l’art : quelle relation ?

Les relations entre les sages-femmes et le reste du personnel médical, médecins et chirurgiens, ont longtemps été présentées comme une lutte dont l’aboutissement serait l’abaissement des premières et la suprématie incontestée des seconds. Derrière ce conflit et cette lente conquête du domaine obstétrical par médecins et chirurgiens, se profile une opposition féminin-masculin largement développée par l’historiographie des années 1970-1980. Comment nier en effet que l’accès des femmes aux sciences ait été pendant longtemps, si ce n’est interdit, du moins strictement restreint ? Néanmoins, l’opinion selon laquelle la gent féminine se serait vue dépossédée de son champ d’intervention naturel -l’accouchement - tend à l’enfermer une fois de plus dans ces domaines privilégiés que sont la famille, les enfants, en somme le foyer. Discuter la dépendance de la sage-femme vis-à-vis du médecin à la fin du XIXe siècle, quand Madeleine Brès obtient son doctorat en médecine en 1875, est un débat d’arrière-garde, dans la mesure où les femmes ont, à ce moment-là, tourné les obstacles traditionnels pour accéder aux professions à forte valeur culturelle ajoutée, et historiquement masculines.

Les remarques précédentes valent surtout pour le XIXe siècle, l’Ancien Régime est effectivement le temps d’une répartition nouvelle des rôles sociaux et scientifiques. Le praticien gagne les lauriers d’obstétricien en développant ses qualités pédagogiques. Loin de vouloir anéantir le métier de la sage-femme, il s’efforce de lui transmettre un savoir étendu. Jacques Gélis a souligné la position intermédiaire de l’accoucheuse instruite. Elle fait le lien entre une population encore très imprégnée de symbolisme analogique et attachée au cadre traditionnel et familial de la naissance et le monde médical aux perspectives renouvelées par la confiance dans le progrès de la science et la perfectibilité de l’homme. Un texte comme celui de Desfarges permet d’appréhender assez finement la manière dont les hommes de l’art voyaient les sages-femmes.

1) Soulager les chirurgiens de « l’opération la plus dégoûtante de la chirurgie ».

Il faut s’intéresser à la position juridique des sages-femmes vis-à-vis des médecins et chirurgiens à la fin du XVIIIe siècle. La réglementation de cette profession est relativement récente et présente une diversité importante au plan national. En effet, en 1560, sont rédigés et

imprimés les statuts du métier de sage-femme. Ce texte est réimprimé vingt ans plus tard44. Cependant, il ne concerne que les sages-femmes parisiennes, il est donc difficile d’en déduire une uniformité des pratiques aux quatre coins du royaume. Les accoucheuses appartiennent à la corporation des chirurgiens, mais elles continuent de former une communauté à l’intérieur de cet organisme. Ce n’est qu’en 1664 qu’elles sont officiellement rattachées à la confrérie de Saint Cosme45. À Paris, le plus ancien des chirurgiens du Châtelet conserve la liste des sages-femmes autorisées à exercer. Le jury, devant lequel les futures accoucheuses subissent leur examen, est présidé par le doyen de la faculté de médecine, seul médecin présent dans une assemblée où les chirurgiens dominent numériquement.

Il est cependant fort probable que cette hiérarchie et cette faculté de contrôle dévolue aux chirurgiens n’aient été mises en pratique qu’à Paris et dans les grandes villes du royaume. Seule une part très faible des accoucheuses étaient formées, c’est là l’objet du mémoire de Desfarges. Par conséquent, le droit de regard des chirurgiens sur des femmes pratiquant l’art des accouchements sans avoir jamais requis leur approbation est sans doute inexistant. Il est évident, à cet égard, que l’instauration de cours d’accouchement encadrés par des chirurgiens est un excellent moyen de donner à cette corporation un réel pouvoir de contrôle.

Il a été beaucoup écrit sur l’empressement des chirurgiens à accaparer le champ d’activité des sages-femmes, on ne peut le mettre en doute. Mais la question se pose du niveau où se situe la compétition. Lorsqu’il s’agit d’une naissance royale, il semble assez naturel de voir médecin ou chirurgien redoubler de zèle pour obtenir la confiance du souverain. De même, le développement de la science obstétricale, la mise en place progressive de structures d’enseignement dont ces hommes de l’art revendiquent la direction, forment un contexte où les praticiens de la médecine et de la chirurgie puisent revenus et prestige. En revanche enviaient-ils vraiment la place de la matrone de campagne ?

Desfarges chante l’éloge de l’art des accouchements tout neuf dont il veut se faire le champion dans sa province. L’obstétrique semble, à le lire, l’apanage naturel du chirurgien. Mais, à l’enthousiasme des premiers paragraphes succède l’expression de sentiments plus nuancés. L’accouchement est alors décrit comme « l’opération la plus dégoûtante de la chirurgie », c'est-à-dire la plus ennuyeuse46. La formule est au premier abord surprenante dans un texte dont l’objectif est le développement de l’enseignement obstétrical. Néanmoins, on comprend aisément le regard porté par un chirurgien de province sur un aspect de sa pratique

44 COULON-ARPIN (Madeleine), La maternité et les sages-femmes de la Préhistoire au XXe siècle, Paris, 1981, p. 46.

45 Id., p. 48.

qui est par essence répétitif et accaparé par ces matrones si peu recommandables à ses yeux. La gloire du praticien se déploie dans les accouchements laborieux à l’issue heureuse. En dehors de ces exemples, qui ne se rencontrent pas si fréquemment, « lever des enfants » n’est pas sa principale préoccupation, ni une source suffisante de profit :

Je sais que par charité, il soignera les pauvres qui l’entourent, et je ne crois pas même qu’il existe aucun être pratiquant cet art vraiment divin, qui soit capable de laisser périr sans la secourir, une femme en travail, parce qu’elle n’aura pas d’argent à lui donner, si cette malheureuse est à sa portée, l’existence d’un tel monstre ne se présume pas. Mais enfin, le chirurgien le plus zélé, le plus charitable peut-il quitter toutes ses affaires, pour aller à ses frais servir à plusieurs lieues de distance tous les pauvres qui auront recours à lui. S’il le faisait, que deviendrait-il et toute sa famille ?

Les propos sont significatifs : le chirurgien n’est pas fait pour soulager toutes les misères du peuple. Il peut intervenir ponctuellement, surtout lorsque la situation permet de mettre en valeur ses talents, mais son rôle n’est pas de remplacer la sage-femme.

2) Des femmes de l’art au rabais.

La sage-femme à la fin du XVIIIe siècle et pendant la majeure partie du siècle suivant ne manque donc point d’ouvrage.

La couverture de la population en personnel médical est très réduite. L’enquête de 1786 donne le résultat suivant : on compte en moyenne moins d’un médecin pour 10 000 habitants. Ce taux est évidemment sujet à variation et les villes possèdent un équipement médical bien supérieur aux campagnes. La proximité d’une école de médecine ou de chirurgie joue aussi un rôle important. Quoi qu’il en soit, même dans les zones les plus privilégiées, l’accès à des soins ne concerne qu’une part réduite des Français. En effet, les médecins ou chirurgiens s’adressent à une clientèle relativement aisée, ou du moins capable de payer les honoraires réclamés.

La catégorie la plus pauvre de la société peut parfois trouver refuge à l’hôpital, mais il ne faut pas surestimer la fonction médicale des hôpitaux d’Ancien Régime. Leur vocation est plutôt d’assistance et le personnel médical y est relativement peu présent et peu nombreux. Ces structures ne touchent qu’occasionnellement la population rurale lors des crises de subsistance qui font affluer des campagnes des groupes de paysans pauvres, chassés de leurs terres par la disette. Ainsi, comme pour l’encadrement obstétrical, la ville est toujours mieux dotée.

À l’image des hommes de l’art, les sages-femmes, lorsqu’elles ont eu accès à une instruction de qualité, peuvent être considérées comme des femmes de l’art. Le parallèle

linguistique établi ici correspond à une vision spécifique de leur rôle. Les connaissances anatomiques des sages-femmes, leur maîtrise de la saignée et de la vaccination font d’elles des agents de la médicalisation auxquels il est possible de déléguer un certain nombre de rôles. La sage-femme, médecin de campagne : avant l’avènement de la catégorie des officiers de santé au siècle suivant, cette idée est sérieusement envisagée par les hommes de l’art qui mènent la formation des accoucheuses. Sur le plan des accouchements, les réticences des chirurgiens se doublent d’une constatation qui leur assure une certaine bonne conscience : les femmes des campagnes refusent d’être soignées par des hommes.

À ce que j’ai déjà dit, je dois ajouter, qu’il est de fait que des femmes de la campagne ont préféré périr plutôt que de se livrer entre les mains d’un accoucheur, soit par la terreur qu’avaient répandu les Anciens par leur méthode cruelle de placer les femmes comme sur un échafaud et de se servir de ces instruments meurtriers que les lumières acquises ont bannis de la saine pratique, soit enfin par cette pudeur inconnue dans les villes, qu’on traitera, si l’on veut, de préjugé, de bêtise même, mais qui n’en existe pas moins : on ne la détruira pas.

De là à prendre appui sur cet embarras des « vertueuses villageoises » pour rappeler qu’un chirurgien perd sa fortune et son rang à s’occuper des ruraux, il n’y a qu’un pas que Desfarges franchit allègrement.

[...] suis-je un dieu pour veiller au bonheur de la terre entière ? Suis-je un roi pour soulager mon peuple ? Suis-je seulement un puissant seigneur pour avoir soin de mes vassaux dans l’étendue de mes terres ? Non, non, je ne suis rien de tout cela : qui suis-je ? Un chirurgien très ordinaire, sans autre fortune que mon état ; le bien que je puis faire aux pauvres est si borné, encore, si je sors de mes limites, j’en ferai moins à l’avenir.

Il nuance certes son propos de quelques artifices rhétoriques destinés à prouver sa philanthropie mais sa position est claire : former des sages-femmes est peut-être le meilleur moyen de transformer ces accoucheuses en praticiennes au rabais et de répandre ainsi dans les campagnes les premières lueurs de la médecine en donnant bonne conscience aux hommes de l’art. Le chirurgien meymacois va jusqu’à affirmer que la crédulité du paysan l’éloigne naturellement de la science qu’il rejette pour se fier à des pratiques traditionnelles :

Le peuple a plus de confiance en ce que lui dit une bonne femme de sa condition qu’aux mémoires les plus éloquents des plus habiles docteurs. Il ne soupçonne pas dans la première la moindre idée de charlatanisme et il confond les seconds avec les bateleurs qui montent sur les tréteaux.

« Ensuite revenons toujours à notre principe qui est que les gens de l’art sont trop coûteux pour les gens du peuple ». Sur le plan financier, un chirurgien demande 12 livres pour un accouchement. Il n’existe pas d’information aussi précise sur les honoraires d’une sage-femme en cette fin de XVIIIe siècle, mais si l’on se place au siècle suivant, on sait qu’une matrone demande entre 1 franc 50 et deux francs dans les mêmes circonstances. Dans tous les cas, le paiement réclamé par une sage-femme est largement inférieur à celui d’un médecin ou d’un chirurgien. Elles sont d’ailleurs issues de couches sociales défavorisées, et le maintien

d’une concurrence importante d’accoucheuses sans formation les oblige à exercer leur métier pour un revenu très modeste.

Le programme d’instruction prévu par Desfarges inclut l’apprentissage de la vaccination. Cette pratique, observée à l’origine par l’épouse d’un ambassadeur anglais à Constantinople dans les années 172047, se diffuse lentement en Europe au cours du siècle pour atteindre la France à l’orée des années 1760. Si elle suscite au départ des oppositions assez fortes – le parlement de Paris interdit l’inoculation dans son ressort – la vaccination est assez rapidement adoptée au point d’être considérée comme indispensable en fin de siècle. La variole est en effet un fléau qui touche cruellement la population française au cours du XVIIIe

siècle : en 1716 et 1723, la ville de Paris compte 10 000 et 20 000 victimes de cette maladie. Les personnes les plus vulnérables à la variole, dite aussi petite vérole, sont les enfants avant l’âge de cinq ans. La vaccination par inoculation du bacille infectieux est donc beaucoup plus efficace si elle est pratiquée très tôt. Le procédé de l’inoculation est amélioré en vaccination à la fin du siècle et devient beaucoup plus sûr48. Les cas de mortalité sont désormais très rares et les réticences devant l’idée même de la prévention par la vaccination sont tombées.

À ce sujet, le chirurgien meymacois développe une position dans la stricte continuité de sa pensée précédente. Les sages-femmes sont capables de pratiquer correctement la vaccination si on le leur apprend. Il s’appuie sur un argument d’autorité pour prouver qu’il n’appartient ni au médecin, ni au chirurgien de consacrer son temps à la diffusion de l’inoculation :

En Géorgie49 où cette heureuse pratique a pris naissance, ce sont des femmes qui pratiquent cette opération, les gens de l’art ne s’en mêlent pas et si l’on veut établir généralement cette méthode en France jusque dans les campagnes, il n’y a pas de plus prompt ni de plus sûr moyen. Les sages-femmes peuvent donc soulager les autres praticiens médicaux de cette charge, le tout à moindre coût. Leur nombre, supérieur à celui des autres membres du personnel médical, est aussi un atout pour l’expansion rapide de cette pratique dans les campagnes.

Pour l’inoculation il en est de même, celle d’un enfant faite par un médecin coûterait plus quoiqu’il ne le vit qu’en courrant, que celle de vingt, par une bonne femme qui ne les quitterait pas jusqu’à parfaite guérison.

47 Lady Mary Wortley Montagu observe à Constantinople la technique par laquelle les Ottomans immunisent contre la variole en inoculant des traces de contenu de pustules des sujets atteints d’une forme modérée de la maladie. Elle fait inoculer ses enfants et fait connaître cette pratique à son retour à Londres.

48 Edward Jenner (1749-1823) pratique pour la première fois en 1798 la première vaccination, c'est-à-dire l’inoculation de l’exsudat des lésions de la vaccine conférant l’immunité contre la variole. Cette technique est introduite en France en 1800 par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt.

49 La Géorgie, située sur la rive orientale de la mer Noire, appartient à l’empire ottoman jusqu’à son annexion par la Russie en 1801.

La polyvalence de l’accoucheuse est encouragée. Elle naît de sa formation, qui aborde de multiples domaines, bien que de façon relativement superficielle. De plus, la sage-femme peut aussi remplir les fonctions de garde-malade. Le chirurgien Desfarges sait à quel point les heures suivant un accouchement sont cruciales pour le bon rétablissement de l’accouchée. Or, l’homme de l’art n’a pas le temps de veiller la jeune mère, ses autres patients l’appellent, et son impatience redouble lorsque la famille n’a pas les moyens de le payer :

[…] elle est plus utile que lui après l’accouchement pour servir la malade. Le chirurgien se retire, la sage-femme reste. Avec le chirurgien il faut la sage-femme, quand celle-ci est instruite, on se passe du chirurgien.

Il est impossible de savoir si les sages-femmes instruites ont réellement tenu le rôle que leur attribue l’auteur du projet. Toutefois, on peut envisager que les ambitions développées par Desfarges correspondent à l’observation de la société qui l’entoure. Les matrones occupent déjà une partie de ces fonctions. Elles sont parfois présentes quelques jours avant l’accouchement et demeurent longtemps auprès de l’accouchée. Elles donnent à l’enfant les premiers soins, modelant son corps selon des codes rituels, lavent le linge qui a servi pour la naissance. La formation obstétricale associée à l’apprentissage de la saignée et de l’inoculation ne peut que renforcer la place de l’accoucheuse traditionnelle si elle accepte de recevoir cet enseignement.